lundi 26 novembre 2018

Les Juifs, le Russe et moi


C'est ma lecture du moment ; un moment qui risque de durer un moment, puisque l'ensemble des deux tomes compte environ 1200 pages bien tassées : quand je disais que les Russes ne savaient jamais s'arrêter, dès lors qu'on leur avait mis plume à la main… Qu'en dire ? En fait, pas grand-chose, dans la mesure où j'ai à peine dépassé la moitié du premier volume et que, donc, je vais seulement aborder tout à l'heure l'année 1905 (Potemkine, Odessa, le landau dans l'escalier, pitoussa…). Et puis, je dois dire que, dans ma hâte d'en arriver à la seconde partie (les Juifs pendant la tyrannie communiste), j'ai eu tendance à lire les deux cents premières pages, celles qui traitent de la “préhistoire” du sujet, un peu au galop. Ce qui frappe d'emblée, tout comme dans L'Archipel ou dans le peu que j'ai lu de La Roue rouge, c'est l'incroyable abondance de la documentation que l'auteur parvient à maîtriser, la largeur panoramique de sa vision. Étonnante aussi sa justification préambulatoire, lorsqu'il dit que, ce sujet important et épineux, il aurait nettement préféré le voir traiter par d'autres que lui, plus qualifiés ou simplement plus jeunes ; mais comme personne ne s'y mettait…

Lorsque j'en a assez des pogroms et de l'agitation révolutionnaire, je vais prendre un petit bain de Russie à l'ancienne en lisant quelques pages de La Maison de Matriona : on y mange assez mal, mais, hormis les galopades de souris sous les papiers peints de l'isba, les nuits y sont fort tranquilles.

jeudi 22 novembre 2018

Pur bonheur du soir vaut petit billet anodin (mais parfumé)


Nous sommes, lorsque la saison y convient, d'impénitents lapeurs de soupe (ce qui donne sapeurs de loupe, pour les amateurs de contrepet, mais c'est rigoureusement sans intérêt). Ce soir, Catherine s'était risquée sur une recette jamais encore essayée en nos murs, à base de bouillon de poulet (maison, il va de soi), de bière, de poireaux, de pommes de terre et de munster. Non seulement c'était délicieux – je me suis servi sans barguigner une seconde assiettée –, mais le mélange constituait à lui seul un repas complet, le tout sans avoir à mâcher une seule fois. Du bonheur pur.

dimanche 18 novembre 2018

La roue de l'infortune, ou la fête au nœud-nœud


Mes bons amis, ceci n'est rien de moins qu'un appel au peuple, pour ne pas dire aux foules.  Plongé jusqu'aux oreilles dans un cycle de lectures aussi soljénitsynien qu'infernal, ainsi qu'on s'en est peut-être rendu compte au vu des précédents billets, j'ai décidé de faire une seconde tentative du côté de La Roue rouge, cette épopée héroïco-monstrueuse en huit volumes de près de mille pages chaque que le Russe a consacrée à la catastrophe qui s'est abattue sur son malheureux pays en 1917. La première, de tentative, s'était, je dois l'avouer, soldée par une noyade complète après cent ou deux cents pages, je ne sais plus trop. Mais, depuis hier que je suis à nouveau plongé dans le premier “nœud”, à savoir Août 14, il me semble que, cette fois,  je vais pouvoir me risquer vers le grand large, au lieu de couler piteusement dès la sortie du port. Si tel est bien le cas, il va me falloir acheter les sept volumes correspondant aux trois “nœuds” suivants, à savoir :

Novembre seize : un volume,
Mars dix-sept : quatre volumes,
Avril dix-sept : deux volumes.

Pas de problème pour les deux derniers nœuds, qui sont toujours “en vente libre”, donc pas trop chers. En revanche, avec l'absence de conscience professionnelle qui caractérise désormais la quasi-totalité des “grands” éditeurs, Fayard a laissé s'épuiser Novembre seize sans prendre la peine d'en faire un nouveau tirage. Résultat hélas prévisible de cette carence : on ne trouve plus le volume à moins de cent euros ; ce que je juge un peu saumâtre.

Ma question est donc la suivante : y en aurait-il un, parmi vous, estimés compagnons de blogoroute, qui, possédant cet ouvrage (ou connaissant quelqu'un qui…), serait près à me le céder, sinon à vil prix, du moins en échange d'une somme plus raisonnable que celle qui vient d'être citée ?

N'hésitez pas à en parler autour de vous…

jeudi 15 novembre 2018

If, ou les longues vacances d'Edmond Dantès


Dans Le Premier Cercle – superbe “roman russe” au sens classique du terme, j'y reviendrai peut-être –, le zek Gleb Nerjine est à l'évidence le double d'Alexandre Soljénitsyne. Un dimanche soir, entre la page 538 et 539 de l'édition “Pavillons Poche” de Robert Laffont, le voici qui s'approche du châlit où un autre détenu, Abramson, est occupé à lire le fameux roman d'un Alexandre antérieur, j'ai nommé Dumas. Et Nerjine dit ceci : 

« J'ai eu l'occasion en prison de relire Monte-Cristo, sans toutefois aller jusqu'au bout. J'ai remarqué que Dumas, malgré ses efforts pour créer une ambiance d'horreur, peint son château d'If comme une prison franchement paternaliste. Sans parler de menus et gracieux détails, comme l'évacuation quotidienne des tinettes, qu'il omet en bon péquin qui ne saurait penser à tout, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi Dantès parvient à s'échapper ? C'est parce que pendant des années il n'y avait pas eu de fouilles dans les cellules, alors qu'elles s'imposent une fois par semaine : du coup sa galerie demeure inaperçue. Ensuite, ce sont les mêmes matons qui restent de quart alors que, comme la Loubianka nous l'a bien montré, il convient de les relayer toutes les deux heures, afin que chaque surveillant tâche de surprendre l'autre en flagrant délit de négligence. Dans ce château d'If, il se passe des journées entières sans que personne ne pénètre dans les cellules ou y jette un coup d'œil. Pas même de judas aux portes – ce château d'If n'est pas une prison, c'est “mer et loisirs” ! On accepte qu'une casserole de métal traîne dans une cellule et c'est ce qui permet à Dantès de piocher le sol. Enfin on vous coud un mort dans un sac en toute confiance, sans le brûler au fer rouge à la morgue ni le percer d'un coup de baïonnette au poste de garde. Au lieu d'appuyer sur les effets lugubres, Dumas aurait mieux fait d'observer un minimum de méthode. »

Où il est démontré, donc, que le régime socialiste est un réel progrès par rapport à la monarchie, au moins sous son aspect carcéral. Certains d'entre vous, mes bons et loyaux co-détenus de ce blog, ont peut-être tiqué en lisant le début de l'intervention de Nerjine : « Quand j'étais en prison… », alors que, juste avant, j'ai parlé de zek et de détenu. Incohérence ? Non pas. (Et on change de paragraphe, pour respirer un peu.)

Le Premier Cercle se déroule presque entièrement, non dans un camp sibérien, ni même dans une prison classique, du type Boutyrki ou Léfortovo, mais dans une charachka. Les charachkas sont des laboratoires secrets, faisant partie intégrante de l'archipel du goulag, où sont enfermés les scientifiques que le NKVD a pris ; afin que, même privés de liberté, ils puissent continuer d'œuvrer (gratuitement, il va sans dire) à l'édification de l'avenir radieux et à l'apothéose de la classe ouvrière : Soljénitsyne a passé quatre ans dans l'une d'elles. Les mathématiciens, physiciens, chimistes, techniciens, etc., qui y sont enfermés ont une vie nettement plus facile que les infortunés condamnés aux camps “ordinaires”. C'est pourquoi Nerjine parle du temps où il était en prison comme différent de celui qu'il vit maintenant : parce que la charachka n'est que le premier cercle de l'enfer concentrationnaire créé par le pouvoir communiste dès 1918. 

Dantès et son ami Faria peuvent donc bien aller se rhabiller, avec leurs petites journées de babillage tranquille : dans leur dos, les zeks se tapent sur les cuisses.

mercredi 14 novembre 2018

11 avril 75, addendum


Puisque je donnais, il y a quelques jours, mon sentiment sur le numéro d'Apostrophes consacré à Soljénitsyne, le moins que je pouvais faire était de le compléter par celui du grand Russe lui-même. On le trouve (p. 156) dans Le Grain tombé entre les meules, qui est la première des deux parties de ses mémoires intitulés Esquisses d'exil ; lesquelles font suite à un tout premier volume, Le Chêne et le Veau : c'est précisément pour la parution française de ce livre-ci que Soljénitsyne se trouvait à l'émission de Pivot. Voici donc ce qu'il en dit :

« Il se trouva qu'avant d'aller à la télévision, j'avais eu une journée très dure : des rendez-vous dans l'après-midi, tout le temps sur mes jambes, de la marche à pied dans Paris, des heures à tirer quelque part en attendant le début tardif de l'émission, gros mal de tête – c'est sans énergie que j'entrai dans l'immense studio qui ressemblait à des coulisses de cirque. Des centaines de gens, brouhaha, confusion. C'est dans cette bousculade qu'on nous fit asseoir tous les sept à une table, le socialiste tendu comme un arc, Jean Daniel, du Nouvel Observateur, en face de l'homme de droite, Jean d'Ormesson, qui semblait distrait, pas mobilisé pour le débat ; les autres poussaient chacun son idée. La tête baissée, j'assistai sans intérêt et même avec désespoir à leur controverse, fatigué par leurs empoignades comiques, repoussant parce qu'il le fallait bien les attaques du socialiste et résigné à ne jamais déboucher sur un véritable entretien. Mais ma participation fut, en fait, étonnamment réussie, toutes les opinions concordèrent sur ce point. Mon calme et mon ironie sans espoir furent justement perçus comme la manière la plus digne de représenter la Russie. […] »

On peut signaler, en outre que, du point de vue de Soljénitsyne, ce mois d'avril était particulièrement meurtrier, dans la mesure où, suite au retrait américain (considéré par lui au pire comme une lâcheté, au mieux comme un aveuglement suicidaire), le Vietnam du Sud était en train de tomber aux mains des armées communistes du Nord, dont il allait ensuite subir le joug implacable, joug dont l'auteur de L'Archipel du goulag venait, lui, de se dégager tout juste.

dimanche 11 novembre 2018

La perception du temps


Dans Une journée d'Ivan Denissovitch (page 84 de l'édition 10/18), on peut lire ceci : « Choukhov [tel est le nom du personnage éponyme] l'avait remarqué qui sait des fois : les journées, au camp, ça file sans qu'on s'en aperçoive. C'est le total de la peine qui n'a jamais l'air de bouger, comme si ça n'arrivait pas à raccourcir. »

Or, je me souviens fort bien que, quelque part (dans ses Récits de la Kolyma ? Oui, probablement), Varlam Chalamov affirme tout juste l'inverse, à savoir que, au goulag, les journées sont interminables, mais que les années, elles, passent très vite.  Qui a tort ? Et qui, raison ? Est-il possible que deux hommes, placés dans des conditions effroyablement similaires, aient des perceptions du temps diamétralement opposées ? Quel mystère plane ici ?

Il y a en tout cas un point sur lequel les deux écrivains se rejoignent tout à fait : le zek ne doit pas perdre son temps à penser à ce qu'il fera après le camp, puisqu'il est à peu près sûr que, quelques mois avant la date de sa libération, on s'arrangera pour lui coller dix années supplémentaires.

C'est l'inattendu et incongru point commun entre les bagnes communistes et les cheveux d'Éléonor : quand y en a plus, y en a encore.

mercredi 7 novembre 2018

Je me suis souvenu du 11 avril 1975


Il aura fallu près de sept cents pages à Alexandre Issaïévitch Soljénitsyne pour se faire expulser d'URSS, mais enfin, ça y est : depuis ce matin, entre six et sept, le voici en Europe de l'Ouest. Et parce que l'épisode est très brièvement évoqué, je me suis souvenu de l'avoir vu en direct à la télévision française, lors de son passage à Apostrophes du 11 avril 1975 (j'avais bien entendu oublié la date, mais j'aurais en effet situé la chose cette année-là, ou peut-être à la fin de 1974). 

Je me suis souvenu surtout de la honte ressentie alors par le jeune homme que j'étais, en voyant Jean d'Ormesson et Jean Daniel, invités là on se demande encore pourquoi, se mettre à se chamailler comme des gamins et… mais non, l'image est encore trop noble pour eux, en la circonstance : ils étaient, ces deux pontes des lettres et du journalisme, telles deux punaises minuscules se livrant à un simulacre de combat d'antennes, sans s'apercevoir qu'ils se trouvaient juste sous la semelle d'un géant, qui aurait pu les écraser dans la seconde (mais alors : quelle humeur visqueuse aurions-nous vu se répandre ?), mais qui s'est contenté, durant le temps que dura cette picrocholine escarmouche parisienne, d'observer les deux blattes sans rien dire, avec un sourire où le mépris le disputait à l'indulgence et à la pitié, le tout rehaussé quand même par un pétillement d'ironie. Je me souviens aussi qu'à un moment, sans doute un peu gêné de l'exhibition de ses cafardeux invités, Pivot a tenté de vaguement s'excuser pour eux auprès du colosse russe impassible. Et que celui-ci lui a répondu quelque chose comme : « Ce n'est rien, j'ai l'habitude de ce genre de choses… » À moins, bien sûr, que ma mémoire ne me trahisse.

Je me souviens finalement que, quelques années plus tard, consacrant un autre numéro d'Apostrophes à Soljénitsyne dans sa maison du Vermont, Pivot eut la prudente sagesse de n'emmener avec lui ni d'Ormesson, ni Daniel, ni personne. On finit toujours par s'habituer plus ou moins aux parasites chitineux qui galopent dans la cuisine et nichent dans les placards à provisions ; mais de là à les emporter avec soi en voyage, il y a des limites.

dimanche 4 novembre 2018

Alexandre a six ans


La photo dont il était question hier…

samedi 3 novembre 2018

Le fusil à bouchon de Soljénitsyne


Je demande humblement pardon à la factrice pour le poids du livre qu'elle a dû, ce matin, transporter jusqu'ici. C'est la biographie de Soljénitsyne écrite par Mme Lioudmila Saraskina ; elle compte plus d'onze cents pages et est agrémentée de trois “cahiers photos” qui l'alourdissent encore : les Russes, mâles ou femelles, quand ils commencent à écrire, ils ne savent plus s'arrêter. On nous dit, en quat' de couv', que l'auteur a eu accès aux archives personnelles de Soljénitsyne (c'est bien le moins), lequel lui a également accordé de nombreux entretiens. J'ai lu aussi, je ne sais plus où, que l'écrivain avait eu le temps, avant sa mort, de lire le travail de sa biographe et de l'approuver. C'est à double tranchant : cela peut signifier que la courageuse Lioudmila a produit un travail scrupuleux, au plus près de la vérité de l'homme ; cependant, le nihil obstat de son personnage pourrait tout aussi bien trahir une certaine complaisance de l'auteur vis-à-vis de lui (je laisse dans l'ombre ce qui te gêne, je glorifie ce à quoi tu tiens). Mais enfin, accordons-lui le bénéfice du doute, la bénévolence d'avant lecture.

J'ai dit que le volume renfermait de nombreuses photographies, réparties en trois cahiers qui sont autant d'époques : l'enfance et la jeunesse, les années de déportation, la gloire. Le tout premier de ces clichés est saisissant. C'est manifestement le travail d'un photographe professionnel, il représente Alexandre âgé de six ans. Le crâne de l'enfant est soigneusement rasé, le regard est droit, le demi-sourire assuré ; il est vêtu d'une chemise rayée ressemblant à une veste de zek et il tient fermement entre ses mains un fusil à bouchon.