samedi 20 juillet 2019

Léautaud futurologue


C'est la guerre, l'envahisseur est partout. Non, ne bougez pas, restez tranquillement installés devant votre écran : je veux dire que, où je suis rendu du Journal littéraire, août 1940, les lou-ou-ou-ou-oups sont entrés dans Paris, également dans Fontenay-aux-Roses. Paul Léautaud, qui bien entendu n'a pas bougé de chez lui durant ce qu'on a appelé l'exode, se déclare lui-même très excité par les événements ; et, de fait, ses notations quotidiennes deviennent de plus en plus nombreuses et fournies. Son journal, s'il ne l'était déjà, devient passionnant, en ceci qu'il se fait la caisse de résonance de tous les bruits et rumeurs que son auteur attrape au vol ici ou là, et qu'il permet donc de se faire une idée assez juste de ce que pouvait être, en ces premières semaines d'occupation allemande, l'étonnant tissu d'informations vraies et de théories délirantes dans lequel les gens – et lui comme les autres – essayaient de retrouver quelques repères, deux ou trois points fixes. Léautaud a souvent des idées absurdes, en tout cas fausses, lorsqu'il se mêle de conjecturer au sujet de l'avenir, immédiat ou plus lointain. Cependant, il lui arrive de lire correctement dans sa boule de cristal ; comme ce 6 août, par exemple :

« L'aviateur Lindbergh a donné son opinion sur la guerre actuelle, la question de l'Angleterre et celle de l'Amérique. Le Matin publie cela. Parce qu'il a traversé l'Atlantique, cet individu se croit un grand politique. Il tranche des problèmes les plus importants aujourd'hui, universellement. C'est à se tordre ! […] À ce train, nous verrons un jour un champion de boxe, une vedette de cinéma ou un coureur automobile s'ériger en grand diplomate. Ce sera la dégringolade qui continuera, commencée avec les bavards de la Révolution française. »

Ce n'était pas si mal pressenti. On se souvient que, deux ou trois ans plus tôt, Ortega y Gasset avait roidement “ramassé” Albert Einstein, lui disant en substance qu'être un grand physicien ne lui conférait pas automatiquement la capacité de comprendre mieux que le premier quidam la guerre civile espagnole, ni par conséquent le droit de raconter n'importe quelles sottises à son sujet, comme il venait de le faire par voie de presse.

Tous les deux étaient simplement en avance de quelques décennies sur les événements, et surtout Léautaud : il fallait encore attendre que les Ardisson et les Ruquier viennent à maturité pour que s'ouvrent grand les micros et que se déversent sans barrage les flots de la bêtise péremptoire.

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