Comme promis, je mets ici l'article qui est paru sur le site de
Causeur et qui, pour une raison me demeurant mystérieuse, était réservé aux seuls abonnés (pour limiter les dégâts ?). Voici donc :
Le journal de Philippe Muray
est paru. Je parle du troisième tome, bien sûr, mais vous êtes sans doute déjà
au courant.
Peut-être même certains d’entre vous ont-ils commencé à le lire, ce qui les met
en avance sur moi, qui en suis toujours à guetter la factrice chargée de me
l’apporter. D’où mon petit problème (mon souci,
en français post-moderne) : puisque telle est mon intention avouée,
comment faire pour parler d’un livre encore en chemin ?
Il est au moins une chose que
je suis sûr de retrouver dans ce troisième volume (troisième opus, toujours en français
post-moderne), ce sont les grincements de dents et les grondements de douleur
de Muray, chaque fois qu’il doit écrire un nouveau roman de la série Brigade mondaine (que je noterai
désormais BM), ce qui, dans ces
années qui nous occupent, lui échoit cinq fois par an, si j’ai bonne mémoire.
C’est pour lui une souffrance plutôt lucrative. Mais, au moment de la première
page blanche, la souffrance a tendance à l’emporter sur le lucratif ; d’où
les plaintes.
Entre Philippe Muray et moi existent,
ou ont existé, des points de contact multiples et divers. Le principal, le plus
visible, ce sont précisément ces BM.
Il a dû en écrire près de cent ; de mon côté, je suis responsable de cent
douze d’entre eux, ou d’entre elles : je viens de les recompter. À partir
de la fin des années quatre-vingt, et durant une dizaine d’années, Muray et moi
fûmes les deux piliers de cette série érotico-policière, que l’on pourrait
également qualifier de ferroviaire,
puisqu’elle ressortissait à ce que l’on nomme la « littérature de gare ».
Voilà qui aurait dû créer entre nous quelque lien, ou au moins susciter des
rencontres. Il n’en fut rien.
Des points de contact, il en
existait d’autres. Ainsi, dans ces années-là, je passais chaque jour de la
semaine de nombreuses heures dans la compagnie de Michel Desgranges qui,
s’apprêtant à prendre la direction des Belles Lettres, allait devenir l’éditeur
de Muray – et très accessoirement le mien, mais beaucoup plus tard et avec un
succès moindre. D’autre part, je venais tout juste de faire mon entrée dans l’illustre
service du rewriting de cet à peine
moins prestigieux hebdomadaire ayant pour nom France Dimanche.
(Je n’exagère pas, avec mon
« illustre » : si vous saviez le nombre de gloires de nos
lettres qui, dans les moments désargentés de leur jeunesse, sont venus gagner
leur pitance en ce rewriting, vous en
resteriez cois. Mais je ne veux pas dénoncer : beaucoup de ceux-là
tiennent généralement à rester discrets sur cet épisode de leur carrière
littéraire.)
Ce cénacle, quand j’y entrai,
venait tout juste d’être quitté par celui qui l’avait dirigé durant des années,
Bernard Touchais, qui n’était autre que l’un des trois fondateurs de la Brigade Mondaine : c’est lui qui
avait « recruté » Muray. Le deuxième fondateur était Gérard de
Villiers, qu’on ne présente plus, mais dont je signalerai cependant que, bien
plus tard, il s’arrangea pour mourir en restant me devoir les huit mille euros
du dernier BM que j’avais écrit pour
la série. Mais c’était un homme qui vous entourloupait avec une telle candeur,
ou si l’on préfère une roublardise si visible, qu’il était impossible de lui en
vouloir. De fait, je ne lui en veux nullement.
Quant au troisième fondateur,
nous allons le retrouver un peu plus loin. C’est par Villiers que je devins le nouvel
auteur de la série, l’ayant connu par celle qui est aujourd’hui sa veuve et
qui, alors, n’était même pas encore sa femme. Dans les années qui suivirent, je
rencontrai très souvent Bernard Touchais, plusieurs fois Gérard de Villiers… et
jamais Philippe Muray.
Ce n’était pas faute, pourtant, de l’approcher
« par la bande ». Au rewriting
déjà évoqué, j’étais devenu très proche d’Yves Josso, qui se trouvait être le
père des deux fils d’Anne Sefrioui, devenue ensuite la compagne puis l’épouse
de Muray. C’est ainsi qu’au fil des années, dans la chaleureuse maison de leur
père, rue Blomet, j’ai vu les deux beaux-fils de l’écrivain croître sinon en
sagesse, du moins en taille et en musculature. Il n’aurait sans doute pas été
trop difficile, par cette voie « belle-familiale » de me ménager une
rencontre avec Muray, mon co-nègre de Brigade.
Je n’en fis rien.
Pourquoi l’aurais-je provoqué,
cette rencontre ? Il faut bien, rendu là, que j’avoue une chose qui ne me
fait pas honneur, ni à ma curiosité : bien que le sachant écrivain depuis
longtemps, je n’avais jamais ouvert aucun
livre de Philippe Muray. Qu’on ait la charité de ne pas me demander
pourquoi, ma réponse ne serait sans doute qu’un piteux bafouillis. Il n’est pas
impossible que ce « contact » entre nous que représentait la Brigade Mondaine ait fini par se muer en
une sorte de repoussoir : à quoi bon faire la connaissance de gens qui
vont immanquablement vous « rappeler le boulot » ? C’est ainsi
que, de tous les chemins qui m’auraient conduit vers lui, je n’en ai jamais emprunté
le moindre.
C’est du moins sur cette idée
que j’ai longtemps vécu, et avec cuisants regrets à partir du moment où, Muray
mort, je me suis mis à engloutir tous ses livres. Jusqu’à ce soir de décembre
2008 où, invité par Marc Cohen, ci-devant rédacteur en chef de Causeur, à la fête qu’il donnait pour
son cinquantième anniversaire, je fus présenté à Élisabeth Lévy, par cette même
Anne Sefrioui évoquée plus haut. Peu apte que je suis aux rapports sociaux
inopinés, je ne savais trop que dire à la patronne de Causeur, qui ne me fît pas passer pour un semi-débile. Philippe Muray
me parut un sujet convenable, puisque j’avais partagé son banc de galérien à
bord de la BM. Évoquant ce
compagnonnage, je dis très en passant à Dame Élisabeth que, malheureusement, je
n’avais jamais rencontré Muray.
C’est alors qu’Anne Sefrioui
intervint : « Mais si, voyons : vous avez été présentés l’un à
l’autre, lors de l’inauguration des nouveaux locaux des éditions du Rocher. »
Pourquoi Muray et moi avions-nous été invités à ce raout parisien ? Parce
que le maître de ce Rocher-là était Jean-Paul Bertrand, le troisième fondateur
de la Brigade Mondaine. Il était
d’ailleurs, dans nos deux vies, un homme capital
dans tous les sens du terme, puisque c’était lui qui signait et envoyait les
chèques aux deux auteurs que nous étions : une relation à soigner.
Je restais hébété, Anne avait
le sourire gentiment moqueur. Comment avais-je pu oublier cette unique
rencontre, cette présentation quasi officielle ? Évidemment, dans l’idée
assez puérile que j’allais me sentir plus à mon aise, j’avais bu quelques verres
avant d’oser débarquer place Saint-Sulpice, dans ce qui était, je ne crois pas
me tromper, l’ancien siège des éditions Robert-Laffont, et devenait donc celui
du Rocher. Oui, j’étais sans doute un peu gai,
mais enfin pas au point de…
Peu importe, n’est-ce
pas ? On en conclura, comme je me suis résigné à le faire, que tel était
mon destin : il fallait que Philippe Muray me demeure à tout jamais inabordable. Sauf par ses livres, lus et
relus ; et par celui qui le sera dans les prochains jours, si ces dames de
la Poste veulent bien un peu se magner le
popotin, comme on disait du temps de nos pères, c’est-à-dire avant
l’invention de l’antisexisme asilaire.
Didier Goux
P.S. : Comme dans une
série télé à coups de théâtre, le volume m’est arrivé au moment où je posais le
point final de cet article. Sitôt là, sitôt lu : j’y ai retrouvé, vivants
et agissants, la plupart des personnes dont il a été question ici.