Tom Wolfe, 1930 – 2018. |
Vous commencez à en avoir assez de lire en boucles les stupidités en rafale de la presse à propos d'un certain virus ? Les pleurnicheries d'internautes claquemurés qui ressassent leur frousse en tournant sur eux-mêmes tels des canards qu'on a désolidarisés de leur tête ? Vous vous dites qu'il est peut-être temps de reprendre une activité intellectuelle plus ou moins normale et d'ouvrir un vrai livre ? J'ai le médicament qu'il vous faut, l'élixir, la panacée ! Ça s'appelle Le Bûcher des vanités.
Dans l'édition du Livre de poche, le premier roman de Tom Wolfe – il n'en a écrit que quatre : c'était un homme éminemment bien élevé – dépasse de peu les 900 pages : c'est assez dire qu'il devrait vous emmener jusqu'à l'extrême seuil du déclaquemurage. Si vous êtes du genre à lire très vite et huit heures par jour – donc, si vous êtes moi –, vous pourrez enchaîner avec Un homme, un vrai, qui se déroule à Atlanta, puis avec Bloody Miami : ces deux-là approchent aussi des mille pages chaque.
Le Bûcher des vanités se déroule à New York ; principalement à Wall Street, sur Park Avenue et dans les fins fonds crapoteux du Bronx. Roman féroce, caustique, hilarant, se souciant comme d'une cerise du politiquement correct, roman à la construction implacable, à l'intrigue à la fois complexe et d'une parfaite évidence, roman surabondant en informations de toutes sortes, roman-enquête, roman d'aventure urbaine, roman d'envolée vers les sommets et de plongée aux abysses, roman qui, tout moderne qu'il soit, louche fortement vers Zola et Balzac, un Zola qui aurait de l'humour et un Balzac dont le regard embrasserait New York comme jadis Angoulême, Guérande, Issoudun ou Paris. D'ailleurs, à propos d'Angoulême et de Paris, il est piquant de constater, à la lecture, que les journalistes mis en scène par Wolfe semblent avoir sauté, directement et à pieds joints, des Illusions perdues à son propre roman – en acquérant un peu plus de nocivité à l'occasion de ce bond.
Ajoutons à cela que Wolfe ne ménage personne, aucun groupe social, aucun clan ethnique, aucune profession, aucun sexe. Et, petit à petit, insensiblement, au fil des pages, sa liberté et sa jubilation deviennent les nôtres. Un extrait pour illustrer, si vous le voulez bien. Nous sommes, vers la fin du livre, dans le bureau du maire, qui commence à se préoccuper de son éventuelle rélection. La question qui ouvre mon extrait est posée par lui à son principal conseiller :
« – Les Épiscopaliens ont un évêque noir ?
– Oh, ils sont très libéraux, dit Sheldon en roulant les yeux. Ça aurait aussi bien pu être une femme ou un sandiniste. Ou une lesbienne. Ou une lesbienne sandiniste.
Le maire secoua la tête une fois de plus. Il trouvait les Églises chrétiennes sidérantes. Quand il était petit, les goys étaient tous catholiques, à moins de compter les shvartzer, les Noirs, ce que personne ne faisait. Ils n'avaient même pas droit au titre de goy. Les catholiques étaient de deux sortes, les Irlandais et les Italiens. Les Irlandais étaient stupides et aimaient faire mal. Les Italiens étaient stupides et visqueux. Les deux étaient désagréables, mais le système était facile à comprendre. Il était déjà à l'université quand il s'était rendu compte qu'il y avait un tout autre groupe de goys, les protestants. Il n'en voyait jamais un seul. Il n'y avait que des Juifs, des Irlandais et des Italiens à l'université, mais il en entendait parler, et il apprit ainsi que la plupart des gens les plus célèbres de New York appartenaient à ce type de goys, les protestants, des gens comme les Rockefeller, les Vanderbilt, les Roosevelt, les Astor, les Morgan. Le terme Wasp fut inventé beaucoup plus tard. Les protestants étaient divisés en un tel nombre de sectes que personne ne pouvait les connaître toutes. C'était très païen et très film d'épouvante, quand ce n'était pas ridicule. Ils vénéraient tous un certain Juif obscur des antipodes. Les Rockefeller le faisaient ! Et même les Roosevelt ! C'était vraiment fumeux et pourtant ces protestants dirigeaient les plus gros cabinets d'avocat, les banques, les cabinets d'agent de change, les grandes firmes. Il ne voyait jamais ces gens en chair et en os, sauf au cours de cérémonies. En dehors de cela ils n'existaient pas à New York. Ils se montraient rarement, même pendant les élections. Par le nombre ils étaient une nullité – et pourtant ils existaient. Et maintenant une de ces sectes, les Épiscopaliens, avait un évêque noir. Vous pouviez plaisanter sur les Wasps, et il le faisait souvent entre amis, et pourtant ils étaient plus effrayants que drôles, ces frelons. »
Plus effrayant que drôle ? Plus drôle qu'effrayant ? C'est la question que le lecteur se pose tout au long des 900 pages de ce Bûcher des vanités. Et sans jamais parvenir à se donner une réponse nette, ce qui est la preuve de l'extraordinaire talent de Tom Wolfe. Dont, en outre, j'aimerais beaucoup connaître l'adresse de son tailleur.