Est-il nécessaire de lire une biographie de Marcel Proust ? Est-ce enrichissant pour celui que l'œuvre a séduit ? Est-ce pertinent ? Les opinions, à ce sujet, sont nettement tranchées. Écartons d'emblée ceux qui pensent qu'il n'est jamais
intéressant de lire une biographie d'écrivain ; que son œuvre est là et
qu'elle doit, dans tous les cas, se suffire à elle-même : c'était, en
gros, l'opinion de Flaubert… et celle de Proust lui-même, au moins en
théorie car, en pratique, la correspondance nous montre qu'il ne
dédaignait pas toujours ces “à côté” que sont les biographies, même s'il
affectait officiellement de les mépriser.
Dans son cas, celui de Proust, le problème est rendu plus aigu dans la mesure où À la recherche du temps perdu
est une œuvre très largement autobiographique ; c'est ce qui rend si
abrupts les avis : d'un côté, ceux qui disent que Proust ayant déjà
raconté sa vie dans son roman, il est parfaitement vain de la faire doublonner
par le livre d'un tiers, lequel aura forcément un talent infiniment
moindre ; et, de l'autre, ceux qui objectent que, justement parce que
l'œuvre de Proust est à ce point nourrie de sa propre existence, il sera
fort éclairant de pointer les différences entre les deux, afin de mieux
saisir les processus de transmutation permettant, partant de l'une,
d'aboutir à l'autre. – Je me rangerais plutôt parmi ceux-ci.
Mais quelle biographie ? Pour ne pas rallonger inconsidérément ce
billet, ce qui risquerait d'endormir tout le monde (d'ailleurs, si
quelqu'un pouvait se dévouer pour réveiller Nicolas…), nous nous
limiterons aux trois plus complètes, celles qui s'assument entièrement
comme biographies : nous en demandons pardon à Léon Pierre-Quint (le
pionnier : son livre sur Proust a été publié en 1925, soit à peine trois
ans après la mort de son modèle), André Maurois, Maurice Bardèche et
quelques autres que ma mémoire a laissés s'échapper. Nous nous
concentrerons (pas trop, pas trop…) donc sur George D. Painter,
Jean-Yves Tadié et Ghislain de Diesbach.
La biographie en deux volumes (à l'origine : on la trouve aujourd'hui en
un seul) de Painter, la plus ancienne des trois (1966 – 1968), est loin
d'être sans
mérite. Mais d'une part le distingué Anglais est un peu pénible, avec
cette obstination de
vouloir à tout prix que Proust ait eu des aventures féminines, ce qui
ne tient pas debout, et d'autre part, ses explications de ceci ou de
cela sont vraiment trop entachées de psychanalyse pour être recevables :
partant d'un sujet riche, ondoyant, complexe, elles n'aboutissent qu'à
des pauvretés, soit évidentes, soit absurdes. D'autre part, à l'époque,
de très nombreuses lettres de Proust n'avaient pas encore été retrouvées
et collectées par Philip Kolb, qui en a depuis assuré l'édition chez
Plon : Painter ne pouvait donc travailler qu'à partir d'une trame
fortement lacunaire.
Passons à Jean-Yves Tadié. Qui est-il ? Un universitaire, agrégé de
lettres, né en 1936. Il est surtout l'homme qui a accompli l'exploit de
faire passer le roman proustien de trois volumes moyens de La Pléiade à
quatre gros volumes de la même collection : c'est dire si, entre les
années cinquante et les années quatre-vingt, l'appareil critique a
furieusement métastasé. Il a le grand mérite, cependant, d'être un
universitaire non jargonneur, c'est-à-dire que son épais volume est
écrit en français de tous les jours. Mais, bien entendu, comme il est en quelque sorte the spécialiste de
Proust en France, il passe beaucoup trop de temps à parler de l'œuvre, à
la décortiquer, l'observer sous tous les éclairages possibles, alors
que ce qu'on demande à une biographie c'est avant tout de nous raconter
la vie du personnage pris pour cible, ce qui ne semble pas passionner
beaucoup M. Tadié. De plus, le résultat donne plus l'impression d'un
vaste fourre-tout que d'un livre vraiment construit, pensé, écrit.
Reste donc Ghislain de Diesbach, qui échappe à tous ces défauts. Non seulement il sait sa langue,
comme on disait jadis et jusqu'à naguère, mais il connaît admirablement
la société de cette époque, et particulièrement ce qu'il est convenu
d'appeler le monde. Il a l'art des enchaînements habiles, il est pétri
d'un humour fin et toujours discret, lequel ne s'exprime jamais mieux
que dans les nombreux “médaillons” qu'il donne à lire, chaque fois
qu'apparaît dans son récit un personnage destiné à jouer un rôle plus ou
moins important dans la vie de son personnage éponyme (pas fâché
de pouvoir le placer à bon escient, celui-là, tiens !) : s'il n'atteint
pas à la virtuosité rageuse de Saint-Simon, ni à la vachardise
tonitruante de Léon Daudet, ses portraits sont tout de même constamment
savoureux. D'autre part, il se concentre principalement sur la vie de
son modèle, sans pour autant négliger l'œuvre, ce qui n'aurait pas de
sens, mais en sachant toujours étager ses plans, ne pas tout mettre à l'avant-scène, ce qui lui permet d'éviter le côté “fourre-tout” que j'ai relevé chez Tadié.
Bref, si l'un ou l'autre des quatre lecteurs qui n'ont pas encore fui ce
blog était pris de l'envie de lire une biographie de Marcel Proust,
c'est sans hésiter, et même avec une certaine chaleur, celle de M. de
Diesbach que je lui recommanderais.
D'un autre côté, personne ne m'a
rien demandé.