Dans la dernière “entrée” de mon journal de septembre, mis en ligne hier, je promettais un billet ici à propos d'une chose qui tout à la fois m'amusait et m'agaçait dans la très-remarquable série Sur écoute. Donc, comme promis, voici :
Précisons d'emblée que mon sujet d'agacement amusé – ou d'amusement agacé – ne concerne nullement les gens qui ont créé, produit, réalisé la série : il ne regarde que les petits Français qui ont présidé à l'établissement des sous-titres en leur langue.
La première saison de Sur écoute a pour thème central le trafic de drogue dans une cité pauvre de Baltimore, ce qui implique que la quasi-totalité des acteurs jouant les “méchants” soient des noirs (je sais, c'est très mal, mais je n'y puis rien) ; des noirs qui, entre eux, ne cessent de se traiter de nigger. Ils le font sans paraître y songer plus que cela, un peu comme, au zinc d'un bistrot de quartier de chez nous, deux amis peuvent s'appeler “ducon” ou se traiter d'andouille : fraternellement, pour ainsi dire.
Seulement, il y a des gens chez qui cette innocente manie a entraîné, on le devine facilement, de très violentes poussées de fièvre, ce sont donc nos concocteurs de sous-titres français. Ah ! ce mot de nigger sur lequel ils revenaient sans cesse buter : on sent qu'ils auraient donné allègrement dix ans de leur vie pour la voir s'évanouir, cette grenade dégoupillée ! Et le pire, ce qui comblait leurs nuits de cauchemars terrifiants, au cours desquels ils se voyaient muter en d'ignobles racistes systémiques faisant le jeu de l'extrême droite, le lit du Front national, l'avenir radieux du fascisme renaissant, le pire était que, pas à tortiller, il leur allait bien falloir le traduire, ce fucking mot digne des heures les plus sombres de notre histoire !
On imagine très bien nos trois ou quatre galériens du verbe, réunis autour d'une table, par un petit matin aussi blême que leurs visages secoués de tics et venteux comme une série B d'épouvante. Sur la table, des gobelets en carton contenant un café pâlot et refroidi, ainsi que quelques débris de donuts, lesquels ont été préféré aux croissants afin de s'imprégner d'une ambiance typiquement américaine, propice à leurs travaux d'alchimistes linguistiques. Après un long silence, épais comme une conscience de lyncheur du Sud profond, le chef du “pool traduc” prend la parole. Dans sa voix, il y a tout l'enthousiasme d'un condamné à l'ordalie au moment où il va poser son pied nu sur le lit de charbons ardents :
– Bon, c'est pas le tout, il faut quand même qu'on règle cette histoire… Donc, je vous repose la question : comment est-ce qu'on traduit ce nigger sur lequel on bute depuis trois jours ?
– Perso, je comprends même pas comment ils ont pu se servir d'un mot aussi dégueulasse, intervient Maëlle, la petite blonde acnéique qui est la recrue la plus récente du pool. Quand j'y pense, ça me révolte, moi ! Alors que…
– On n'en est plus là ! coupe sèchement le grand chef. Le mot, il y est, tout le monde pourra l'entendre. Il s'agit maintenant de le traduire ! Vous pigez le truc ? Le traduire en essayant de ne pas heurter les sensibilités diverses…
– Je suppose dit alors Bertrand, un grand brun que les autres soupçonnent de voter “plutôt à droite”, que tu n'envisages pas de traduire au plus près et d'utiliser le mot nè…
– C'est bon ! l'interrompt violemment le grand chef, tandis que Maëlle roule des yeux effrayés dans tous les coins de la pièce, comme s'ils cherchaient à débusquer d'éventuels micros. Pas la peine d'appuyer lourdement ! Mais, pour te répondre une bonne fois : non, en effet, on n'utilisera pas le mot que tu allais prononcer. En aucun cas ! Donc, retour à la case départ : il faut en trouver un autre…
– Pourquoi pas “black” ? suggère alors le petit Pascal, la bouche pleine de donut. En général, ça passe tout seul, black…
Le grand Bertrand a un petit sourire narquois (que Maëlle, sans rien dire, juge déplaisant) :
– Sauf qu'on est quand même payé pour traduire des dialogues de l'anglais vers le français, je vous rappelle ! Si on se met à remplacer des mots d'anglais par d'autres mots d'anglais, on risque de nous dire, en haut lieu, qu'on se fout du monde et qu'on vole la thune !
– Ben alors, pourquoi pas “noir” tout simplement ? dit Maëlle. Même si désigner les gens par leur couleur c'est un peu la porte ouverte aux dérives les plus dangereuses, c'est encore ce qu'il y a de plus neutre, noir, non ?
– En plus, noir, c'est même pas une couleur : juste une absence… ajoute Bertrand, en laissant tomber son gobelet vide dans la corbeille à papiers.
– C'est quand même un peu plat, soupire le scrupuleux Pascal, qui se flatte souvent, lors de leurs séances de travail, d'être “un amoureux du juste mot”. Ça ne rend pas le côté un peu brut, assez violent même, du nigger originel… Les téléspectateurs des quartiers populaires risquent de ne pas s'y reconnaître…
Quelques secondes de silence. Maëlle résiste à l'envie de dire qu'un ange passe. Le grand chef tape du plat de la main sur la table et se renverse sur le dossier de son siège inclinable :
– Je sais ! Je crois que j'ai trouvé : on n'a qu'à dire renoi !
– Renoi ? risque Pascal, comme s'il s'avançait pieds nus sur des éclats de verre.
– Noir en verlan, explique le grand chef avec un peu de condescendance. Plus j'y pense, plus je trouve ça parfait, renoi ! Le verlan, c'est bien perçu par tout le monde, c'est gentil, ça fait un peu chanson de Renaud. Pas le moindre soupçon de racisme dans renoi !
– D'accord, mais si on veut être vraiment égalitaire, il faudrait appeler les blancs des queblan… risque Maëlle, mais personne ne l'écoute.
L'atmosphère se détend brusquement, l'humeur est à sabler le champagne, mais la machine du couloir ne propose que du café, du thé et un chocolat imbuvable. En tout cas, on revient de loin. On peut se remettre au boulot l'esprit serein : le maudit nigger s'éloigne en grinçant des dents, furieux de cette exemplaire résistance des petits Français à ses tentations ignobles…
Et voilà comment, dix fois par épisode, avec dix épisodes dans la saison, j'ai dû endurer ce stupide “renoi” – d'autant plus incongru qu'aucun autre mot en verlan n'apparaît jamais dans aucun dialogue –, uniquement parce qu'une bande de traducteurs dégonadisés a reflué en tremblotant devant la face grimaçante et odieuse du mot “nègre”.