Ce billet sera très probablement raté ; je ne sais pas trop par quel bout le prendre, ni comment lui donner forme et cohérence. Je vais tout de même essayer, ne serait-ce que pour me défaire d'un poids, comme on se débarrasse du sac à dos au retour d'une longue randonnée.
Il s'agit de quatre livres, lus ou relus à la suite, chacun appelant le suivant, le rendant comme nécessaire, évident. Trois livres d'historiens, un livre d'écrivain.
Je ne reviens pas sur le premier, Les Chuchoteurs d'Orlando Figes, lui ayant déjà, le mois dernier, consacré un billet. Livre important en soi, puisqu'il a servi d'étincelle primordiale, livre de résurrection qui a, tout naturellement, appelé le deuxième.
L'auteur des Disparus, Daniel Mendelsohn : c'est lui, le véritable écrivain de mon quatuor – même si les trois autres, vus sous cet angle, ne déméritent pas. Livre de résurrection, là encore, qui se double d'une quête. Mendelsohn, universitaire et critique américain, a passé des années de sa vie et parcouru plusieurs continents, pour retrouver les traces de son grand-oncle maternel, Shmiel Jäger, de sa femme et de leur quatre filles, disparus entre 1942 et 1944 de la petite ville de Galicie – aujourd'hui en Ukraine – appelée alors Bolechow. Il s'agissait d'exhumer des documents, quand il en restait, mais surtout de rencontrer, au tournant des années 2000, ce qui vivait encore de survivants de Bolechow ayant connu la famille Jäger, Juifs rescapés de ce que l'on sait et dispersés ensuite entre l'Australie et l'Amérique, en passant par la Scandinavie ou, pour certains, demeurés en la Galicie originelle. Les quelque six cents pages du livre sont parsemées de brefs chapitres – jamais plus de deux pages –, présentés en italique, dans lesquels Mendelsohn éclaire divers épisodes de la Genèse, depuis le meurtre d'Abel jusqu'à la destruction de Sodome et Gomorrhe, en s'appuyant sur deux ou trois exégètes rabbiniques, en particulier Rachi, né à Troyes vers 1040, qu'il compare et parfois confronte à des commentateurs nettement plus récents. Passages lumineux alors qu'ils auraient pu être arides, toujours en étroite relation avec les différentes étapes de la quête qui se vit sous nos yeux. Un livre prodigieux, essentiel.
Essentiel, mais non suffisant. Le refermant, il m'a paru que je ne pouvais pas “en rester là” ; qu'il était nécessaire de prendre de la hauteur, ou du recul, afin d'élargir le champ de vision. Ce qui m'a conduit à rouvrir les Terres de sang de l'historien américain Timothy Snyder. Là encore, inutile de s'y étendre, puisque j'ai déjà, il y a dix ans, consacré deux courts billets à ce livre, celui-ci d'abord et, une semaine plus tard, celui-là. Disons seulement que le Bolechow de Mendelsohn se trouvait justement inclus dans ce que Snyder appelle les terres de sang, lesquelles recouvrent un territoire englobant l'Est de la Pologne, les États baltes, la Biélorussie et l'Ukraine, c'est-à-dire des contrées ravagées par l'Allemagne nazie et la Russie communiste, souvent l'une après l'autre mais parfois simultanément.
À l'exception de son ultime chapitre qui pousse quelques pointes vers l'année 1950, Snyder interrompt son livre lorsque se termine la Seconde Guerre mondiale. Or, destructions et massacres ne se sont pas arrêtés par miracle le 8 mai 1945. C'est bien pourquoi il m'a fallu reprendre, en guise de conclusion du cycle, L'Europe barbare, de l'Anglais Keith Lowe, livre qui, en quelque sorte, “ausculte les ruines” de notre continent entre 1944 et 1949 ; ruines matérielles, ruines physiques, ruines économiques, ruines sociales – et aussi, sans doute moins immédiatement visibles mais sûrement plus profondes et dommageables : ruines morales.
La plupart de ces ruines ont été relevées. Mais les morales ? Celles qui sont les plus difficiles à mettre en lumière et qui ont pourtant déchiré des millions d'individus ; ainsi, probablement, que leurs fils et petits-fils ? On nous affirme et affirmera encore que oui. Que “la vie a repris le dessus”. Que l'avenir a encore de beaux jours.
Pourtant, dans le temps que je lisais ces quatre livres, on pouvait voir, dans les villes de France, des jeunes gens de vingt ans descendre dans les rues – apparemment vierges de ruines – et manifester pour leur retraite…
Trop facile de se débarrasser du sac à dos et de le mettre sur les épaules des lecteurs...ce billet tombe à point pour moi en tout cas puisque à la lecture de votre journal...je me doutais bien que vous ne pouviez en rester là et qu'il fallait continuer sur le long chemin et je me demandais bien quelle allait être la prochaine lecture...les Terres de sang me venait à l'esprit mais je trouvais aussi que vous étiez aussi beaucoup du côté des victimes...et qu'il fallait bien multiplier les points de vue, mais alors et même si je sais que vous n'aviez pas aimé, je vous voyais bien aller du côté des Bienveillantes de Littell...même époque, mêmes terres mais de l'autre côté que la famille Jager...sinon quel roman a-t-on qui donne le point de vue des bourreaux soviétiques (on passe la littérature du goulag soljenitsyne, Chalamov, c'est encore du côté des victimes...de mon point de vue) sur la période qui suit le 8 mai 1945?
RépondreSupprimerLe gros pâté farineux de Littell a disparu depuis longtemps dans les entrailles sans fond de la poubelle jaune !
SupprimerSinon, je ne vois guère… à part peut-être le roman que je m'apprête à lire, Les Vivants et les Morts : la bataille de Stalingrad vue par un écrivain soviétique (j'ai bien dit soviétique), Constantin Simonov, resté stalinien jusqu'à la mort du bon Joseph. S'il vaut d'être lu jusqu'au bout, je vous dirai ce que j'en pense (dans le cas où j'en penserais quelque chose…).
Léon ne va rien venir me dire : quand il sonne, le petit personnel de ce blog a pour consigne de lui répondre que “Monsieur n'y est pas”.
RépondreSupprimer"apparemment vierges de toute ruine". Le tout est dans le apparemment car les ruines sont bien là et à peine cachées. Celle de l'instruction, de l'éducation, de la littérature, le la peinture et de la musique (déjà bien lézardées en 1945), de l'industrie, de l'agriculture, de nos paysages altérés par les éoliennes et les autoroutes
RépondreSupprimerVoilà un commentaire bien implacable -contrairement au mien, hautement superflu.
Supprimer« Rien n'est implacable ! », aimait à répéter l'un de mes amis rugbymen.
SupprimerTous les commentaires sont superflus.
RépondreSupprimerCet accès de lucidité vous honore, mon cher !
Supprimervos deux derniers commentaires m'ont bien fait rire, Didier !
SupprimerLa vie est superflue.
SupprimerLa preuve : si je n'étais jamais né, je suis sûr que personne ne m'aurait regretté.
Chère Athéna, ce billet aura au moins eu ce résultat tangible !
SupprimerIl vous faudra choisir entre rester à Pacy et renoncer à votre blog, ou venir habiter Paris, même si un temps de réadaptation vous sera nécessaire ( ne plus aller chercher des livres chez le garagiste, ni faire réparer votre voiture chez votre libraire).
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