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Cormac McCarthy, 20 juillet 1933 – 13 juin 2023.
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Grand écrivain ou non ? Éludons, éludons… J'ai beaucoup aimé, il y a une quinzaine d'années, les romans de McCarthy, mort il y a deux jours. Voilà deux ou trois ans, j'ai voulu les relire, spécialement La Route, qui m'avait réellement soulevé d'enthousiasme. C'est toujours une expérience à risque, la relecture. Parfois, le livre que l'on rouvre s'est bonifié, enrichi, approfondi de lui-même, tel un grand cru dans sa cave bourguignonne ou bordelaise (c'est ce qui est arrivé, par exemple, à Dame Crevette) ; parfois non.
Un à un, les romans de McCarthy que j'ai repris me sont tombés des mains après moins d'une centaine de pages – tous. Et j'ai regretté l'idée funeste qui venait de me faire les rouvrir : j'aurais préféré rester sur mon admiration première, plutôt qu'avec cet arrière-goût de déception, dont je ne discerne même pas précisément la cause. Et toujours la même question qui resurgit, dans ces cas-là : le changement de perspective, le renversement du jugement qui vient de s'opérer est-il imputable à un goût plus sûr, plus acéré… ou au contraire à son racornissement ?
Peu importe ; de toute façon, la question demeurera sans réponse. Comme je ne renie pas mes admirations passées, même ne les partageant plus, je remets ici le texte écrit en 2008, après ma première lecture de La Route. Si ma mémoire ne me trompe pas, je l'avais déjà repris en 2014 dans En territoire ennemi. C'est donc une resucée de resucée que je prétends maintenant vous imposer. La voici :
Comment parler d'un roman dont il est impossible de ressortir, pour la
simple raison qu'il n'y a plus rien en dehors de lui ? D'un livre dans
lequel le lecteur est pris au même piège que les personnages ? Et, déjà,
les mots trahissent l'apprenti critique. Car il n'y a pas de piège dans
La route, le roman de Cormac
McCarthy. Un piège, ce serait encore trop de chance. Cela signifierait
qu'il y a autre chose, une existence possible en dehors du piège, un
au-delà du piège. Or, il n'y a rien, et on le sait dès les premières
lignes. Il y a un homme et son jeune fils qui marchent vers le sud d'un
pays dévasté par une apocalypse dont on ne saura pas les causes mais
dont on va devoir supporter tous les effets. À travers des paysages
calcinés, noyés sous la cendre (je reviendrai sur cette cendre, si je
m'en crois capable), détruits, rouillés, terriblement froids, ils vont
vers une mer dont ils ne savent même pas si elle sera encore là
lorsqu'ils y parviendront. L'enfant, lui, marche plutôt vers une idée de mer, à travers des rêves de paysages.
Car sa mère était enceinte de lui lorsque le cataclysme (humain ou
naturel ?) s'est produit, et il n'a jamais rien connu d'autre que ce que
ses yeux peuvent voir.
Les règles, d'une certaine manière, sont simples : il y a des jours
gris, auxquels succèdent des nuits noires (l'écriture elle-même me
semble grise et noire, mais jamais “blanche”). Durant les premiers, on
avance, on cherche de quoi se nourrir dans un monde qui ne produit plus
rien, sauf des dangers mortels auxquels on essaie d'échapper. La nuit,
on se cache, on dort, en tentant de survivre au froid, à la peur. Le
lendemain, on recommence.
En dehors du manque de vêtements et de nourriture, le principal ennemi
de l'homme et de l'enfant, ce sont les autres hommes et l'absence
d'enfant. Parmi les autres hommes, il y a ceux que l'enfant appelle les
Gentils, que l'on cherche sans les trouver, et il y a les Méchants, sur
qui l'on peut tomber à chaque moutonnement de la route, et qui mangent
les enfants. Qui les mangent vraiment. C'est pour cela qu'il n'y a pas
d'enfant dans le monde qui nous attend, qui nous précède de très peu.
Si, il y en a un tout de même. Mais il n'est pas sûr que ce ne soit pas
un simple rêve de l'enfant réel. Un désir un instant matérialisé.
D'ailleurs, l'homme ne l'a pas vu. Trop affairé à trouver de la
nourriture, de l'eau, une bâche pour s'abriter, des outils pour réparer
le caddie de supermarché qu'il pousse devant lui, sur la route, jour
après jour, et qu'il ne faut surtout pas se faire voler par d'autres
ombres errantes. Trop occupé, aussi, à endiguer la peur de l'enfant, en
de nombreux et brefs dialogues, dépouillés à l'extrême, comme l'est
l'écriture de McCarthy lui-même, en tout cas ici.
L'enfant a peur, mais bien davantage, semble-t-il, du passé que de
l'avenir. Peut-être parce que tout le monde sait, lecteur compris, qu'il
n'y a plus d'avenir : on est déjà dedans et il n'y a pas de plan B. Le
passé, en revanche, lui est effrayant. Lorsqu'ils arrivent devant la
maison où l'homme a grandi, dans le monde d'avant, l'enfant est terrifié
à l'idée d'y pénétrer, même à celle que son père y entre. Et, une fois
dedans, il s'emploie à museler les souvenirs de l'homme et à tirer
celui-ci au dehors de ce morceau de passé. Un passé qui ne peut absolument rien lui apprendre. Quand les hommes ne peuvent plus rien apprendre du passé, ils sont condamnés à avoir très peur de lui.
L'avenir n'est pas pour autant le sujet de La route,
qui n'est lui-même pas du tout un roman de science-fiction. On est tout
entier dans le présent, mais un présent situé légèrement en avant de
nous, si peu en avant qu'il ne peut décemment porter le nom d'avenir.
Et, au-delà, il n'y a plus rien, que la route. Avec, au bout, peut-être,
la mer. La mer, mais pas d'espérance.
Y a-t-il seulement un dieu ? Y a-t-il Dieu, sous la route ? J'ai eu, tout au long de ce cheminement (ce mot même, n'est-ce pas...)
la sensation d'une présence, muette c'est vrai, mais presque toujours
là. Celle d'un dieu qui “fait le mort” mais qui observe. Un dieu qui n'a
peut-être plus la volonté ou le pouvoir d'être psychopompe mais
n'aurait pas tout fait renoncé à être psychostase. Et je me suis
demandé si Dieu, plutôt que de se
situer au bout de la route, n'était pas la route elle-même ; ce sur quoi
il est encore possible d'appuyer ses pieds pour avancer, quand tout le
reste disparaît sous la cendre.
Il
s'agit toujours de Dieu invisible, inactif, de Dieu muet ; de Dieu sans
Bach, si l'on veut. Néanmoins, McCarthy a introduit dans son roman
quelques figures dont il me
paraît difficile de ne pas discerner les aspects christiques. Tel ce
vieillard presque centenaire, qui chemine lui aussi, avec sur le dos un
sac vide. Lorsque l'homme lui demande comment il parvient à se nourrir,
le vieillard lui répond que les gens “lui donnent des trucs”. Or, dans
cet après-monde, dans ce déjà-futur, aucun homme ne nourrit un autre
homme. Donc... Et la scène se poursuit par ce dialogue :
Les gens qui vous ont donné à manger. Où sont-ils ?
Il n'y a personne. J'ai inventé ça.
Qu'est-ce que vous avez inventé d'autre ?
Je suis sur la route, tout simplement. Exactement comme vous.
C'est votre vrai nom Élie ?
Non.
Mais vous ne voulez pas dire votre nom ?
Je ne veux pas le dire.
Pourquoi ?
Je ne pourrais pas vous le confier.
Vous pourriez vous en servir. Je ne veux pas qu'on parle de moi. Qu'on
dise où j'étais ou ce que j'ai dit quand j'étais à cet endroit-là. Vous
voyez, vous pourriez peut-être parler de moi. Mais personne ne pourrait
dire que c'était moi. Je pourrais être n'importe qui. Je crois que par
les temps qui courent moins on en dit mieux ça vaut. S'il était arrivé
quelque chose et qu'on soit des survivants et qu'on se soit croisés sur
la route alors il y aurait quelque chose à dire. Mais ce n'est pas le
cas. Alors il n'y a rien à dire.
Le prénom d'Élie peut-il être là par hasard ? Choisi d'un doigt pointé
dans l'annuaire ? Et ce personnage qui ne veut pas dire son véritable
nom, qui se cache derrière le masque d'Élie, et qui dit à l'homme qu'ils auraient pu se croiser mais que rien, en réalité, n'est arrivé,
est-ce qu'il ne ressemble pas à un dieu, mais un dieu qui aurait sinon “jeté l'éponge”, en tout cas renoncé à se révéler à l'homme, à l'homme
ancien ? Un dieu qui ne veut plus que l'on puisse utiliser ses paroles
ou son nom, ni même se les rappeler. Il est vrai que, juste après le
fragment de dialogue que j'ai retranscrit, lorsque l'homme émet
l'hypothèse que son fils est peut-être un dieu, le vieillard annonce :
Là où les hommes ne peuvent pas
vivre les dieux ne s'en tirent pas mieux. Vous verrez. Il vaut mieux
être seul. Alors j'espère que ce n'est pas vrai ce que vous venez de
dire parce que se trouver sur la route avec le dernier dieu serait
quelque chose de terrible, alors j'espère que ce n'est pas vrai. Les
choses iront mieux lorsqu'il n'y aura plus personne.
Il me semble que les allusions à la divinité se multiplient à mesure que
le roman avance vers sa fin, que les oscillations de la figure
christique se font de plus en plus rapides, entre l'homme et l'enfant.
Mais je préfère ne pas trop parler de la fin. Donc, laissons Dieu sur le
bord de la route, au moins pour l'instant.
Il nous reste le monde et les hommes. Et la cendre. La cendre qui noie les contours, efface les couleurs, abolit les différences.
On va bien sûr ricaner que je suis obsédé, monomaniaque, mais comment
ne pas voir là une sorte de prophétie girardienne ? L'enfer sera nôtre
lorsque nous serons devenus tous rigoureusement semblables, lorsqu'il
n'y aurait plus d'autre. Il semble qu'on travaille activement et avec
enthousiasme à ce “prochain présent”, de nos jours. Alors, la guerre de
tous contre tous pourra se répandre librement. De fait, dans le roman de
McCarthy, à cause de la cendre omniprésente justement, tous les hommes
portent sur le visage un masque, qui les rend parfaitement
interchangeables. De là le meurtre et, “crise alimentaire” oblige, la
résurgence de l'anthropophagie. Il est tout de même à noter que si
McCarthy montre à plusieurs reprises l'homme ajustant son masque sur
son visage, il ne le fait jamais pour l'enfant. L'enfant, né dans le “déjà futur”, ne porte pas de masque.
Je disais, en commençant ce texte sans plan ni structure ni queue ni tête, que l'on ne pouvait pas ressortir de La route,
parce qu'il n'y avait rien en dehors d'elle, de même qu'il n'y a rien
en dehors du monde sous la cendre, de ce futur dans lequel nous avons
déjà mis un pied. Cormac McCarthy semble être là pour nous avertir que
cela ne nous portera pas bonheur.