De même qu'un triptyque ne saurait se contenter de deux panneaux, ni un trépied d'une paire de jambes, il était bien normal qu'après Berthe au grand pied puis Les Enfances de Charlemagne, Rémi Usseil nous offrît le troisième volet d'une œuvre que l'on pressentait dès l'origine trilogale. Avec Rolandin, nous ne sortons pas de la famille carolingienne. Le point de départ est aussi simple qu'éternel : Gisèle, la sœur de Charlemagne, et l'avantageux Milon, duc d'Anjou, sont amoureux l'un de l'autre, mais le roi de France s'oppose à leurs épousailles : on se croirait dans un livret d'opéra romantique (George Bernard Shaw, je crois que c'est lui, disait : « Un opéra, c'est un ténor et une soprano qui veulent coucher ensemble, et un baryton qui les en empêche. »). Sauf que, ici, malgré tous ses prestige et autorité, le baryton se fait flouer : Gisèle et Milon jouent malgré lui – et un peu malgré eux – à la bête à deux dos, puis sont contraints de fuir vers l'Italie pour échapper à la colère du futur empereur. C'est aux abords de la ville de Sutre, emprès Viterbe, que Gisèle met au monde le fruit de ses amours pécheresses avec Milon : Roland, le futur héros de Roncevaux, très vite sobriqué Rolandin. Ce sont les premières années du chevalier en devenir que nous conte Rémi Usseil.
Mais est-ce bien lui que nous lisons ? Lui appartient-elle vraiment, cette langue admirable, qui semble couler librement, s'engendrer elle-même sans effort, comme les plus grands pianistes parviennent à s'effacer totalement derrière le compositeur auquel ils prêtent leurs doigts et leur esprit ? Cette langue est le résultat d'une alchimie difficile à expliquer. C'est celle que s'est forgée Rémi Usseil, comme il le prouve dans son préambule – remarquable de tranquille érudition, et d'une modestie si naturelle que le lecteur aurait presque l'impression de savoir de longue date ce qu'il est tout juste en train d'apprendre –, mais éclairée de l'intérieur, enrichie, fécondée par ce parler d'oc oïl [comment ai-je pu commettre une bévue aussi consternante ?] qu'Usseil maîtrise mieux que moi le français inclusif. En un mot : est-ce bien lui qui écrit ce livre que nous lisons ? Il faut répondre : non. D'abord parce qu'il nous prévient d'emblée qu'il ne fait que transcrire le rouleau qu'un docte moine avait écrit en latin, après avoir, passant par Sutre, recueilli les témoignages de ses habitants quant aux hauts faits de l'enfançon Roland. Et ce “il” ne peut encore être Rémi Usseil. Alors qui est-il ? Aucune indication précise ne nous est donnée à son sujet. Est-il un clerc ? Un trouvère ? On l'imagine homme d'un Moyen Âge plus récent que ce qu'il nous conte ; du XIIIe siècle, peut-être ? Ou un peu plus vieux que cela : il n'est pas impossible qu'on l'ait vu passer à la cour d'Aliénor, en Aquitaine… Toujours est-il que je tiens ce narrateur pour la principale création d'Usseil dans cet ouvrage, celle qui lui donne son relief, sa force, son originalité, même par rapport aux deux précédents, où sa présence me semblait moins affirmée, moins libre, moins naturelle, moins vivante. Du coup, voilà : en ouvrant Rolandin, on croit avoir affaire à un livre, et on se retrouve plongé dans un kaléidoscope, un jeu de miroirs temporels dont Usseil, en démiurge, a seul la maîtrise des facettes ; et c'est la multitude de ces reflets qui nous donne cette impression d'une histoire intensément vraie, qui nous permet d'accepter le merveilleux comme s'il allait de soi, qui nous fait redevenir, fugitivement, pâlement, l'un de ces hommes qui croyaient assez fort au Ciel pour bâtir Notre-Dame de Chartres ou partir délivrer le tombeau du Christ.
Est-ce à dire que Rémi Usseil disparaît totalement de son œuvre ? Qu'il s'est dissout entièrement dans ce narrateur à qui il a confié la plume ? Non, il réapparaît, de çà, de là, fort discrètement, tels ces peintres qui se représentaient dans un coin bas de leurs tableaux, simple silhouette au milieu d'un groupe. Il le fait d'une touche si légère que le lecteur pourra fort bien ne pas tenir compte de ces petites lumières qu'il fait clignoter par endroits et qui, elles, arrivent tout droit de notre siècle : c'est sa suprême élégance. Mais comment ne songerait-il pas à lui-même, au moins un peu, lorsque, à la toute fin de sa chanson, il fait ainsi s'exclamer son narrateur : « On doit louer ceux qui s'appliquent à garder en leur remembrance les hauts faits des prudhommes du passé ! » Puis, parlant de ceux qui méprisent toutes ces “vieilleries”, de Roland, d'Olivier et des autres, il ajoute : « Ceux-là n'ont point mon estime. Ils ont le cœur si pourri et si dégénéré que le récit de nobles exploits du passé ne saurait les émouvoir, de sorte que, n'ayant point de beaux exemples à méditer, ils n'entreprennent jamais rien de grand. Lorsqu'ils meurent, sans avoir rien fait qui vaille la peine qu'on en parle, ils sont aussitôt oubliés de tous. Mais de Charlemagne et de Roland on se souviendra, tant qu'il y aura de nobles cœurs et de grandes âmes. » Ne peut-on voir là quelque chose comme une leçon donnée aux hommes du XIIIe siècle par l'un de leurs contemporains ? Leçon qui aurait déjà traversé les temps et deviendrait avertissement pour nous, gens du XXIe ?
Je ne vous dirai rien des péripéties qui vous attendent dans Rolandin ; seulement qu'il y est question d'amour, de fidélité, d'honneur, de respect, de lignage, de bravoure, de récompense et de pardon, entre autres choses. Aucun de ces mots, bien sûr, ne figure dans le “glossaire des termes désuets” que Rémi Usseil a établi en fin de volume. Mais il n'est pas impossible que, si on venait à rééditer Rolandin d'ici quelques lustres, il faudrait songer à les y introduire. En attendant ces temps barbares, piquons droit sur l'Italie de Roland !