vendredi 17 juillet 2020

Et comme L'Espérance est violente…


Le titre du recueil de chroniques gastro-œnologiques de Jim Harrison, qui illustrait le précédent billet de ce distingué blog, ce titre n'est pas très bon. Le livre original s'appelait A Really Big Lunch, et je ne vois pas bien l'intérêt d'avoir vulgarisé ce lunch en gueuleton. Du reste, le traducteur attitré de Harrison, Brice Matthieussent, ne se montre pas toujours digne d'éloges inconditionnels. Je ne parle pas de sa connaissance de la langue anglaise,  dont je ne puis évidemment pas juger, mais de son aptitude à manier la française sans trébucher dans certaines de ses fondrières dissimulées. 

Toujours est-il que ce gueuleton du titre fait référence à un déjeuner qui eut réellement lieu, le 17 novembre 2003, au restaurant “L'Espérance” de Marc Meneau, à Saint-Père-sous-Vézelay. C'est un repas qui ferait passer Gargantua pour un pâle zombi végan et les orgies romaines pour de simples séminaires de diététique minceur.

Le repas en question – mais le terme même de “repas” semble ici totalement inadéquat, impuissant à prendre en charge la réalité de la chose – avait été organisé par Gérard Oberlé, écrivain alsaco-bourguignon que je vous invite pressamment à  lire, et grand ami de Jim Harrison. Il comptait 12 convives, comme une Cène monstrueuse pour laquelle, prudemment, le Christ se serait fait excuser. D'après les estimations de Harrison, qui lui consacre une quinzaine de pages, il a dû coûter environ le même prix qu'un break Volvo neuf – ce qui ne nous avance guère si on ne connaît pas les tarifs pratiqués par Volvo aux États-Unis. 

Toujours d'après Harrison, ce déjeuner (préparé, donc, par toute l'équipe de Marc Meneau, soit quarante personnes) a duré environ douze heures. C'est bien le moins en effet, puisqu'il était composé de 37 plats, groupés en quatre “services”. Un menu dont je vous donnerais volontiers le déroulé précis et détaillé, si j'étais un peu moins paresseux ; après tout, vous n'avez qu'à acheter le livre de Jim et vous l'aurez. Il ne s'agissait pas de n'importe quels plats : Oberlé avait bien travaillé. Mais je cède la parole à Harrison pour un bref instant :

« Ce déjeuner de trente-sept plats […] était fondé sur les recettes de grands cuisiniers et essayistes gastronomiques du passé (parmi eux, le maréchal * de Richelieu, Nicolas de Bonnefons, Pierre de Lune, Massaliot, La Varenne, Marin, Grimod de La Reynière, Brillat-Savarin, Mercier, La Chapelle, Menon et Carême), et il s'inspira de dix-sept manuels de cuisine publiés entre 1654 et 1823. »

On voit que l'alibi historico-culturel de cette bâfrerie d'anthologie se trouva pleinement respecté. Du reste, Jim Harrison proteste que ce ne fut nullement un excès puisqu'il souligne volontiers que, durant ces douze heures, et pour faire glisser ces trente-sept plats, ne furent proposés aux apôtres que dix-neuf vins : on n'est pas plus sobre en effet.

Le lendemain soir, pour son dernier dîner parisien avant de reprendre l'avion pour Chicago (car il était venu du Michigan uniquement pour ce déjeuner oberlesque), Jim Harrison se montra presque ascétique :

« […] Peter et moi avons dîné chez Thoumieux, ma vieille adresse de secours, à côté des Invalides. Nous avons bu un simple Gigondas et j'ai commandé deux plats de légumes, avant de craquer au dernier moment et d'ajouter un confit de canard. Les longs vols sont physiquement épuisants et une alimentation judicieuse est le fondement d'une vie saine. »

Je crois n'avoir rien à ajouter à cette sage conclusion.

* En français dans le texte original.

22 commentaires:

  1. Il faudrait savoir si les fromages sont comptés dans les plats pour pouvoir faire une analyse avec la rigueur scientifique qui nous caractérise.

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    1. Assez curieusement, ce repas ne comportait aucun fromage. Sabns doute dans un souci louable de diététique…

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  2. Si,tout de même, vous pouvez rajouter que Jim Harrisson est mort à 78 ans,d'où la valeur très relative des conseils diététiques des médecins et des végans.

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    1. Exact ! D'autant qu'il buvait comme un trou et fumait comme un pompier.

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  3. Si gueuleton ne convient pas et si repas est totalement inadéquate, qu'est ce alors? je doute, à vous lire, que l'on puisse parler d'un simple déjeuner encore moins d'une collation. Agapes, banquet, festin, éventuellement gaudeamus conviendraient ils? Vous m'avez donné envie de lire Jim Harrisson que je ne connais pas.

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    1. Festin n'aurait pas été si mal, je crois : on serait resté sur le même "niveau de langue".

      Si vous abordez Harrison, je vous conseillerais de commencer par les trois “novellas” regroupés sous le titre de l'une d'elles : Légendes d'automne.

      Si vous préférez d'emblée vous attaquez à des choses plus "consistantes", alors je préconiserais le diptyque formé par ces deux magnifiques romans que son Dalva et sa suite : La Route du retour.

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    2. D'autre part, si Harrison a jugé que lunch était très bien pour son titre, on ne voit pas pourquoi "déjeuner" serait, lui, insuffisant.

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  4. La désespérance peut l'être tout autant !

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  5. La littérature de bouffe m'est indigeste au point que je ne peux même pas ouvrir un livre de recettes. D'ailleurs je ne supporte pas les cuisineux, les chefs et la gourmetude étoilesque. De plus votre gars, il ressemble plus à un clodo qu'à un type suffisamment riche pour se payer un avion des usa juste pour baffrer chez un pote.

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    1. Je vous envie beaucoup le monde qui semble être le vôtre, où les riches ont à cœur d'avoir des têtes de riche et les pauvres des trognes de pauvre : ce doit être bien reposant…

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  6. Ah mais,je ne dis rien de tout ça, je déplore votre choix quant à l'illustration. Il existe des clichés plus flatteurs que ce grimaçant sourire édenté, clope et bouteille de pif qui tache.

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    1. J'l'ai fait essprès… parce que j'ai mauvais fond et que je suis bassement envieux de son immense talent, dont le dixième suffirait largement à mon bonheur.

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  7. Il a raison : c'est un des seuls moyens pour le rendre supportable, ce monde.

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  8. La ressemblance physique de Harrison avec Bukovski ( rendu célèbre en France par son numéro à Apostrophes ) est frappante... Les écrivains américains alcooliques ont-ils tous la même tête ?

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  9. La photo choisie ne le sert pas. Mais Didier Goux l'a certainement choisie à dessein.
    Je me rappelle avoir vu Jim Harrison lors d'une séance de signatures ou comme on dit de "dédicaces", il n'avait pas du tout cette tête-là. Mais par contre, un strabisme divergent, un peu à la Sartre, qui donnait furieusement envie de se frotter les yeux.
    Faut dire qu'il y a de ça près de trente ans et qu'avec le temps, le vin n'est peut-être pas le meilleur "soin-beauté"...

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    1. Harrison n'était pas "strabique", mais borgne : un jeu d'enfants qui avait mal tourné…

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    2. On ne citera pas de noms, mais il faut reconnaître qu'il semble être d'une autre espèce que nos jeunes “écrivains” à mèche blonde, abonnés au fauteuil de chez Ruquier.

      Du reste, à part d'être imprimés sur du papier, leurs livres non plus n'ont pas grand-chose en commun.

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  10. Ce qui est amusant, c'est que, quelque part, Harrison dit de Bukovski qu'il était le plus laid de tous les poètes ayant jamais paru ! (Je ne me souviens plus si c'était le plus laid du monde ou seulement des États-Unis…)

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  11. Je n'ai jamais été tenté par les livres de Jim Harrison. Brice Matthieussent a écrit il y a quelques années un livre assez tordu qui s'intitule Vengeance du traducteur et qui était pas mal du tout. Il est aussi le traducteur, très entre autres, des livres de l'excellent Peter Matthiessen (ça ne s'invente pas), que je vous recommande.

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    1. Harrison dit, lui aussi, beaucoup de bien de ce Matthiessen. Et m'avait donc donné une vague envie d'achat… que vous venez donc de renforcer : c'est malin !

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    2. Et vous avez bien tort de résister à Harrison ! Pourquoi ne pas essayer les trois novellas qui composent Légendes d'automne, par exemple ?

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.