Et voilà que, désormais, je ne sais plus du tout ce qui a pu me tenir éloigné, ces quatre dernières décennies, de Nathalie Sarraute. La prévention c'est très bien quand elle est routière ; en matière de littérature elle vous fait perdre un temps fou. Deux livres coup sur coup : Hier L'Ère du soupçon, qui regroupe cinq essais dont celui éponyme, parus durant les années cinquante dans Les Temps modernes ; aujourd'hui Les Fruits d'Or. Du premier je ne dirai rien, sinon que ce que note Sarraute à propos des personnages de Dostoïevski s'approche très près, mais vraiment à le frôler, de ce qu'en dira René Girard, une dizaine d'années plus tard, dans son Mensonge romantique et vérité romanesque.
Restent
Les Fruits d'Or, court roman de 150 pages paru en 1963. Si je voulais jouer au critique appointé qui se la pète un chouïa, je dirais qu'il s'agit avant tout d'une
mise en abyme, puisque, dans
Les Fruits d'Or, il n'est question de rien d'autre que d'un roman intitulé Les Fruits d'Or. Or, ce serait partiellement faux, car il ne s'agit en fait que de la
réception de ce roman, dont on ne saura par ailleurs rien – réception par des hommes et des femmes sans nom (sauf, de temps en temps, un simple prénom, mais dont il n'est pas certain qu'il désigne toujours le même personnage), sans visage, sans corps, sans statut social défini ; même leur sexe est incertain, flottant : un homme parle… puis sans transition une femme… de nouveau un homme.
Bien entendu, ils ne parlent pas réellement ; en tout cas pas des Fruits d'Or. Ils expriment ce que leur dictent le moment, l'entourage, l'image qu'ils ont dans leur auditoire, celle qu'ils pensent avoir, qu'ils aimeraient susciter ou entretenir. Et c'est un florilège de tout ce qui peut être dit de sottises pontifiantes à propos d'un livre donné – mais qui ne sont pas toujours des sottises, ce qui est l'une des forces du livre, l'autre étant l'ironie grinçante, l'humour jubilant de Sarraute elle-même. Le ciment de ses personnages à peine personnes, ce qui les retient ensemble même lorsqu'il voudraient s'extraire du groupe, c'est la peur – c'est du reste moins un ciment qu'une glu – ; peur de ne pas penser et dire ce qu'il convient, et surtout au moment où il convient.
Car Les Fruits d'Or est une manière de triptyque, présentant la vie, la mort, puis en toute fin du livre la résurrection possible des Fruits d'Or. On pourrait aussi lui donner d'autres noms, à ce triptyque, en pensant aux rois des temps obscurs (et revoici René Girard avec ses meurtres rituels !) : Adoration – Sacrifice – Sacralisation ; tout cela bien entendu par les mêmes personnages, qui endossent tour à tour, mais avec un bel ensemble, les différents rôles que leur impose leur non-existence individuelle, leur caractère de foule, mus par la peur et animés du goût féroce de mettre en pièce celui qui aurait le malheur de n'être pas en phase – ce qui se produit parfois, et tout le monde alors est frappé d'une sorte de stupeur vaguement scandalisée et craintive ; les dissonances sont brutales, criardes, mais, toujours sous l'effet puissant de la peur, elles se dissolvent encore plus vite qu'elles ne sont apparues. Je voudrais donner un exemple de ce phénomène, mais il est très difficile d'extraire un passage ou un autre de ce livre sans l'endommager voire le détruire. Essayons tout de même – le passage reproduit se situe au moment de la “mise à mort” des Fruits d'Or (pp. 103 à 105 de l'édition Folio) :
(…)
Collés l'un à l'autre, ne faisant qu'un seul corps comme le cheval de course et son jockey, ils s'élèvent, ils planent… « Le petit Pithuit, oui, elle n'était pas mal, celle-là… “L'Étrave”, c'était cela… C'est comme ça qu'il s'appelait, hein, son bouquin ? » Ensemble, sans effort franchissant l'obstacle, ils retombent… « Un véritable pastiche, n'est-ce pas ? Vraiment très mauvais… » Maintenant, mon bon coursier, encore juste ceci pour finir, encore juste cette dernière haie, nous allons la franchir, à nous deux, nous sommes sûrs de vaincre, rien ne peut briser notre élan, allons, encore une fois, pour cette dernière épreuve, en avant : « Et “Les Masques”, de Boully ? Dites-moi, qu'en avez-vous pensé ? » – Boully ? Mais la même chose que vous, sûrement. Il y a là des dons certains. Ce n'est peut-être pas aussi important qu'on le dit, mais… mais… – Oui, je suis entièrement d'accord… J'ai pensé exactement comme vous. Ce n'est pas nul, loin de là. Ce n'est pas quelque chose d'indifférent…
Maintenant, redressés, tous leurs muscles relâchés, se balançant nonchalamment, de-ci de-là ils se promènent, ils flânent… « Ah c'est bien étrange, ces engouements… ces partis pris, tout à coup, pour n'importe quoi… Cette passion, cet acharnement des gens… Et puis ça se défait, on ne sait trop comment… – Oh, ça se défait… Il faut parfois des années, il faut parfois une ou deux générations… C'est tenace, certaines réputations… Tenez, Varenger, par exemple… Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais sa poésie… »
Qu'est-ce que c'est ? Que se passe-t-il ? il n'y avait rien pourtant, pas le moindre obstacle à franchir, ni fossé, ni haie, on se promenait au pas en terrain parfaitement plat, et il a buté, voilà qu'il se cabre… « Ah non, là je vous arrête. Halte-là. Non, pour ce qui est de Varenger, ça non. Ses “Méandres” sont un vrai chef-d'œuvre. Alors là, pas de blague, hein ? C'est une merveille. » Le pauvre cavalier, désarçonné, tombe, il est traîné sur le sol boueux, piétiné… « C'est aussi grand que Mallarmé. il n'y a personne aujourd'hui… personne ne lui vient à la cheville… C'est bien plus fort que Valéry… »
Encore étourdi, flageolant, tout meurtri, il se relève, il court… Arrêtez, ne m'abandonnez pas, voilà, j'arrive, attendez-moi… « Je ne rejette pas tout en bloc, naturellement, je reconnais que Varenger dans ses premiers poèmes… Il a écrit dans sa jeunesse des vers excellents… »
– Non, pas du tout. Mais absolument pas. Les poèmes de sa jeunesse étaient charmants, mais ceux de sa maturité sont de loin les plus beaux. Toute sa force, toute sa science, c'est plus tard qu'elles lui sont venues. Tenez, je n'ai pas de mémoire… mais ça, par exemple – c'est dans le recueil de Sources – ça, qu'en dites-vous, ça, tenez : Silex furtifs du jour survivant scellant les amphores du ciel. Hein, qu'est-ce que vous en pensez ? Ne me dites pas que cela n'est pas beau. Et cela : Et le feu et l'azur… mm… mm… ma nuit… dépouillent… non… ce n'est pas ça… Non… Voilà… C'est étonnant : Et le feu et l'azur décharnent ma nuit. Tout dans ce recueil admirable est à l'avenant.
Attendez, je vous suis… On ne peut pas se quitter ainsi, quand on a, dans une fusion si parfaite franchi tant d'obstacles, parcouru ensemble un monde conquis. On ne lâche pas si brutalement son fidèle compagnon… Je ne peux pas supporter de me retrouver seul comme avant, de recommencer à errer sans soutien, titubant, ballotté de tous côtés… Je ne veux pas vous quitter… Vers vous je tâtonne… Voilà, je crois que j'y arrive, j'ai saisi quelque chose, vous êtes là, je vous touche… Et le feu et l'azur décharnent (pourquoi décharnent, mais non, peu importe, ce n'est rien, décharnent – c'est très bien), Et le feu et l'azur décharnent ma nuit.
Faisant place nette en lui-même, il laisse cela pénétrer : Silex furtifs. Azur. amphores. Feu et ciel. Il suffit de s'abandonner, de ne pas résister, de ne pas se crisper, ce ne sera rien… comme on vous dit quand on vous fait un sondage d'estomac en vous introduisant dans la gorge le gros tuyau de caoutchouc à l'odeur écœurante… ça passera comme une lettre à la poste, vous verrez, ça passe… voilà… Nuit. Azur. Amphore et ciel…
(…)
Le moyen après un tel livre d'oser encore exprimer un avis sur un livre ? Ce serait l'assurance de se retrouver coincé entre les pages de ces Fruits d'Or et d'y discourir pour l'éternité, ou à peine moins. Et c'est pourtant ce que tu viens de faire, pauvre fou.