La revue Le Débat, dirigée par Marcel Gauchet, a publié un numéro (mai-août 2013) entièrement consacré au Difficile enseignement de l'histoire – c'en est le titre général. Il sera suivi, en septembre, d'un second, qui sera, nous dit-on, consacré aux “formes nouvelles de la culture du passé”. D'emblée, ce premier volet s'annonce passionnant (je dis s'annonce car seule une quarantaine de pages a été lue sur les 220 de la revue). Pour le moment, je voudrais simplement m'attarder un peu sur un point de détail (Ombres de J.-M. L.P., dissipez-vous !) qui m'a sauté à l'esprit en lisant le long entretien accordé par Laurent Wirth et intitulé Définir les programmes. M. Wirth est inspecteur général de l'Éduc' nat' et il était jusqu'à l'année dernière doyen du groupe histoire-géographie de l'Inspection générale : c'est dire qu'il ne fallait guère compter sur lui pour un état des lieux réaliste du champ de ruines – mais d'autres, dans les pages suivantes, moins enchaînés sans doute à la maison mère et à ses mannes, s'y emploient.
Donc, tout en admettant un peu à contrecœur que tout n'est pas encore parfait, M. Wirth s'emploie à nous affirmer que ça va quand même mieux que ce qu'on dit : il fait, en quelque sorte, de l'histoire wirthuelle. Le problème est que les mots qu'il utilise et agence parlent beaucoup trop fort par eux-mêmes, au point d'assourdir presque totalement le message premier du locuteur (je suppose que je me mets soudain à jargonner par influence néfaste de mon sujet : ça passera, ne vous inquiétez pas) : il veut tellement camoufler le désastre qu'il le désigne et le dévoile ; un peu comme deux piétons marchant l'un vers l'autre sur le trottoir et qui, à trop vouloir s'éviter, finissent immanquablement par se retrouver dans les bras l'un de l'autre. Par exemple, dans une longue et acrobatique tentative de justifier l'abandon de pans entiers de notre histoire (avec lequel un ex-inspecteur général, Dominique Borne, se montrera beaucoup plus sévère dans l'article suivant), il commence par dire ceci :
« Nous avons certes intégré les résultats de la recherche sur les drames du XXe siècle qu'ont été les guerres, les totalitarismes, les massacres de masse. Était-il possible de faire autrement ? Peut-on dire pour autant que le programme donne délibérément une vision catastrophiste de l'histoire ? »
On pourrait dès à présent ergoter sur le fait de présenter ces divers événements comme des “drames”, tout uniment ; se demander si cette notion de drame est bien pertinente en histoire ; mais cela nous entraînerait un peu loin – et puis il fait chaud. De toute façon, la question ne semble pas se poser pour M. Wirth, puisqu'il ajoute aussitôt (c'est moi qui souligne) :
« C'est précisément dans le souci d'éviter une telle vision que les programmes de troisième et de première s'ouvrent par une étude de la croissance économique et des formidables transformations scientifiques et techniques qu'a connues le XXe siècle. C'est pour ne pas désespérer les élèves, que nous avons délibérément placé en tête de ces programmes des chapitres qui montrent les progrès accomplis dans tous les domaines, des communications à la médecine en passant par l'augmentation du niveau de vie. »
Voilà donc comment l'Éduc nat' d'aujourd'hui pense qu'il faut parler à un élève de première, soit un adolescent de 17 ans, si ma mémoire est bonne : « Bon, d'accord, il y a eu les hécatombes de 14 et les chambres à gaz de 42, mais ne pleure pas surtout, mon tout petit, mon gentil bisounours ! et concentre-toi sur le fait que le XXe siècle qui t'a vu naître a avant tout inventé ton ordinateur et l'ABS de la voiture de ton papa – sans parler de la pilule de ta grande sœur ! Tu veux que je te prête mon mouchoir ? »
Il se peut que ma mémoire se trouble, mais il me semble bien que, même à un âge beaucoup plus tendre, mes contemporains et moi-même supportions sans une larme les désastres d'Azincourt ou de Sedan, et que le départ de Napoléon pour Sainte-Hélène ne nous empêchait nullement de faire honneur au poisson pané de la cantine. Et même les poilus tombés dans les tranchées – alors même que nous fréquentions chaque jours les rescapés de cet enfer-là – même leur vision de morts entassés, à demi enfouis, ne provoquait la moindre inflation chez les suicidés de préau. Les élèves auraient-ils changé à ce point ? Ils ont changé, M. Wirth nous le confirme dans le paragraphe suivant ; ou plutôt, il avoue sans certainement s'en rendre compte qu'ils ont cessé d'être considérés comme des élèves. On vient de lui suggérer qu'il y aurait peut-être, chez eux, les élèves, une désaffection pour l'histoire. Il répond (je souligne, là encore) :
« Je ne serais pas aussi pessimiste pour plusieurs raisons. La première, c'est que nous raisonnons par rapport à un lycée qui, à l'époque, n'était pas ce qu'il est aujourd'hui. La massification est passée par là et le public n'est plus le même.[…] »
D'abord, on est heureux de recueillir l'aveu d'un inspecteur général, probablement progressiste : le lycée n'est plus ce qu'il était. Pourquoi ? Il l'avoue aussi, dans la foulée : parce qu'on y accueille tout le monde et n'importe qui (massification), exactement comme on le fait dans un hall d'aéroport ou un MacDo'. Et c'est bien normal, cette disparition de la sélection, puisqu'il ne s'agit plus d'élèves mais d'un simple public, sans doute semblable, ou souhaité tel, à celui qui tapisse les studios des émissions de télévision : tout le monde peut entrer, à condition d'être jeune et de se tenir à peu près tranquille ; moyennant quoi, promis, on n'abordera plus les sujets trop compliqués ou pénibles, qui sont mauvais pour l'audience.
De toute façon, rien de cela n'a de véritable importance, dans la mesure où tout change et sans arrêt. C'est M. Wirth qui l'affirme à la page suivante. Lorsque le Débat avance, d'une manière aussi policée que possible, que les élèves sont, au moins en matière d'histoire, d'une ignardise confondante, M. Wirth balaie d'un revers de main :
« Il y a certes eu une enquête conduite en 2004-2005 par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance du ministère [peut-on rêver plus belle dénomination soviétoïde, soit dit en passant ?] Elle constatait qu'effectivement les résultats étaient assez décevants. Mais cette enquête date. […] »
Et voilà, circulez : une enquête remontant à huit petites années ne peut rien, mais alors là, tu vois, absolument rien nous dire des élèves d'aujourd'hui. Si ça se trouve, le niveau a remonté en flèche depuis, et M. Wirth, ce malheureux, n'a aucun moyen de le savoir ! C'est triste. Pour finir, car j'ai un jardin à tondre, je ne résiste pas à l'enfantin plaisir de vous citer les termes délicatement chantournés en lesquels M. Wirth aborde – oh ! bien courageusement, allez ! on sent l'inspecteur général qui n'a pas froid aux yeux et que le réel n'effraie pas – les questions brûlantes et brutales (je re-re-souligne) :
« Il y a une autre difficulté dont il faut parler : c'est la difficulté d'aborder certaines questions sensibles [après les quartiers, voilà donc que les questions aussi se mettent à devenir sensibles…] dans certaines classes pour des raisons qui tiennent à la mémoire familiale. Ce n'est pas très fréquent, mais il existe des témoignages sur la difficulté de parler dans certaines classes de la Shoah. […] »
Les classes en question sont peut-être certaines mais elles resteront floues. Enfin, au moins, M. Wirth devrait pouvoir se rassurer un peu : ce n'est pas avec des questions sensibles et des mémoires familiales qu'il risque de désespérer ses élèves de première.