lundi 30 septembre 2013

Pourquoi avons-nous perdu cette saine habitude de tuer nos maîtres ?


Sous nos latitudes (ailleurs, on semble ne pas s'en priver), on ne tue presque plus de chefs d'État, ni de ministres, ni même de raclures socio-culturelles. On pourrait quand même se demander pourquoi. L'assassinat du roi – justifié ou non –, coup de poignard dans le ventre, s'est longtemps pratiqué, et l'histoire ne s'en est pas plus mal portée, il me semble. C'était parfois à tort (l'être humain est faillible), parfois à raison ; en tout cas c'était fait, et on passait à autre chose, ça mettait de l'animation. Il me semble qu'on devrait réhabiliter l'assassinat politique, au moins parce que ça fournirait du “papier” aux journalistes. Par exemple, il conviendrait d'être lucide, raisonnable, froid dans l'analyse, et de ne pas tirer à tort et à travers : ne tuons pas pas n'importe qui, de grâce !

Ainsi, coller une balle dans la tête de l'actuel président de la République ne servirait à rien – et donc, je vous en dissuade, mes frères bouillonnants : il est si mou, si inconsistant, si rien, qu'on nous trouverait dans l'heure douze remplaçants à la hauteur.  On me répondra qu'il est tout de même, de par sa provisoire fonction, nuisible ; certes. Mais il faut viser l'efficacité avant tout.

Tuer M. Valls serait déjà plus intelligent, évidemment ; d'abord parce qu'il a l'ambition d'être notre prochain fossoyeur, et qu'un certain nombre de Français ne voient pas en lui le pelleteur qu'il est. Exploser la tête de M. Hamon s'impose, simplement parce qu'il s'exprime dans une langue répugnante : ça ne servira à rien, mais quel soulagement !

Démonter les viscères des filles du gouvernement actuel serait inutile : Mmes Duflot, Filipetti, Bertinotti, Belkacem, et les autres dont j'ai oublié le nom, sont tellement sottes, visiblement mal dans leur peau, à moitié folles, en voie de néantisation prochaine, que ce serait gaspiller son coup de machette : laissons-les s'anéantiser toutes seules, ce ne sera pas long.

On peut aussi avoir envie de tuer un certain nombre de stars médiatico-biznetiques, c'est humain. Un Askolovitch, ce Juif tremblant de trouille et agenouillé devant ses futurs bourreaux  ; les Béart, les Binoche, les Balasko, les Torreton, et autres racailles intermittentes sans talent particulier qui ont trouvé comment faire parler d'eux et se faire inviter chez Ruquier. Ruquier lui-même, tiens : homo quasi officiel de la République télévisuelle, multipliant les révérences à ceux qui, ailleurs, à quelques centaines de kilomètres d'ici, pendent les sodomites comme on se cure le nez.

Oh ! on se sent impuissant et débordé : les noms affluent en si grand nombre, le sang coulerait trop. Mais tout de même : le plaisir rare de voir se répandre les boyaux de tous ces sociologues autoproclamés, dont on ne citera pas les noms que personne ne connaît, hein ? Le bonheur calme et tranquille de voir un Matthieu Kassowitz crever d'un cancer bien douloureux ? Yannick Noah d'une fistule large et purulente ? Hein ? Jamel Debbouze en villégiature chez son grand ami, le roi du Maroc, ce démocrate que rien ne fatigue, se faire décapiter par de vrais musulmans sous prétexte qu'il aurait bu deux ou trois bouteilles de vin (français) avant de violer plus ou moins la femme de ménage, comme un quelconque DSK de souche ?

Et puis, tiens, revenons à nos chers hommes politiques. On ne dira pas qu'on souhaiterait voir crever la Taubira, parce qu'on risquerait de se voir accuser de racisme ; et ça, putain d'Adèle, c'est vachement grave. C'est même ce qu'il y a de plus grave, de la vie du monde.

Le racisme, il n'y a pas pis, plus important, plus essentiel dans le monde d'aujourd'hui : tous les blogueurs de gauche vous le diront, c'est donc que ça doit être vrai car jamais un blogueur de gauche ne se trompe.

Eh bien, je vais avouer une chose immonde, ignoble, nauséabonde : je me fous absolument du “racisme”. Je ne comprends même pas trop ce que c'est, à l'heure actuelle où ce mot s'est glissé dans toutes les gamelles, s'est mis à toutes sauces, y compris les moins mangeables. Mais même dans son sens originel, le seul qui compte, au fond, le racisme ne me gêne pas : quelle importance y a-t-il à ce qu'une personne pense que les noirs soient inférieurs (moins intelligents, moins ceci, moins cela) aux blancs ? Ou les jaunes supérieurs aux blancs ? Ou autre chose, d'autres combinaisons ? Pourquoi n'aurait-on pas le droit de penser cela ? Ou l'inverse ? Admettons que je considère, par exemple, les noirs globalement inférieurs à moi, et les asiatiques globalement supérieurs à moi, en quoi est-ce que cela impliquerait des violences, des massacres ?

Je pense que mes chiens, ces trois que j'aime et qui dorment en ce moment à mes pieds, sont moins intelligents que moi (du reste, il se peut que je me trompe…) : est-ce du caniracisme ?

J'en ai assez. Vraiment assez, de tous ces imbéciles soi-disant progressistes qui sautent sur leur chaise, comme disait de Gaulle à propos d'autre chose, en criant : racisme ! racisme ! et n'ont évidemment rien à dire de plus intelligent que cela.

Tiens, puisqu'il était question, au départ de ce billet, de ceux à qui on mettrait bien une balle dans la tête, eh bien…

Non, finalement, ce serait leur accorder trop d'attention, dépenser pour eux trop de fatigue. Laissons tomber et descendons d'un cœur léger aux catacombes.

dimanche 29 septembre 2013

Merci que le dernier venu Sur mon amour ferme la porte

La Chanson du mal-aimé est dédiée à Paul Léautaud. On sait pourquoi. Ils se connaissaient depuis les années 1907 ou 1908, sans doute par l'intermédiaire de Marie Laurencin (qui les a portraiturés tous les deux). Un jour, je ne sais plus exactement en quelle année, et je manque de courage pour aller rechercher dans le journal de Léautaud, d'autant que je ne suis pas certain qu'il y soit fait état de cet épisode, un jour, donc, Léautaud tombe sur Apollinaire, dans la rue, entre Odéon et Saint-Germain, et la conversation s'engage ; il lui demande pourquoi il ne propose pas de ses vers au Mercure de France (revue et maison d'édition dont Paul Léautaud est l'un des salariés). « J'en ai envoyé, lui répond en substance Apollinaire, mais je n'ai eu aucune réponse. » Le lendemain (ou le jour même), arrivant au Mercure et avant de retrouver son bureau, Léautaud passe au “casier” où sont déposés les manuscrits en attente de lecture. Il y trouve en effet La Chanson du mal-aimé ; la lit. Il monte à l'étage supérieur, où se trouve le bureau d'Alfred Vallette, fondateur et directeur du Mercure de France depuis 1890 : 

« Monsieur Vallette, nous avons là des vers de Guillaume Apollinaire qui mériteraient d'être publiés…

– Eh bien, si vous le dites, nous allons les publier ! »

(Dialogue pauvrement reconstitué par moi-même, évidemment, mais conforme à la réalité des faits.)

C'est ainsi que la version primitive du poème parut dans le Mercure. Primitive car, alors, il ne comportait pas les “inserts” ajoutés ensuite par Apollinaire, à savoir l'histoire des cosaques zaporogues et celle des sept épées, et qu'en outre il était ponctué. Ce n'est qu'au moment de la publication en volume d'Alcools, en 1913, et toujours au Mercure de France, qu'Apollinaire prit cette décision radicale, qui allait engager toute la poésie le suivant, de supprimer toute ponctuation. Des “langues sales” ont insinué depuis que, s'il avait pris ce parti, c'est parce que ce Français de fraîche date n'était pas très assuré de maîtriser ce qu'il supprimait ; c'est peut-être vrai, peut-être faux, on s'en fout.

Quarante ans plus tard, dans ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet, s'il se montre très critique envers les ajouts à la Chanson première, Léautaud reconnaît que la musicalité des vers d'Apollinaire justifiait tout à fait la suppression de la ponctuation. D'autre part, dans ces mêmes entretiens, il rend un très bel hommage – alors qu'il en est fort chiche –, non seulement au poète, mais aussi à l'homme, ce qui est chez lui encore plus rare. Et, durant plusieurs années, cet athée radical assistera à la messe de bout de l'an célébrée pour Guillaume Apollinaire – mort le 9 novembre 1918, à 38 ans, non pas “pour la France” (bien qu'il l'ait servie), ainsi que l'affirme ridiculement sa “fiche” Wikipédia, mais de la grippe espagnole qui ravageait alors l'Europe, comme si la guerre qui venait de lui porter le premier coup mortel n'avait pas suffi.

samedi 28 septembre 2013

Les bibliothèques réservent parfois de bien belles surprises (billet à tiroirs)

On parcourt rapidement trois ou quatre rayonnages et l'on tombe sur ce qu'on ne cherchait plus. Ainsi, hier à la brune, j'étais en quête d'un hypothétique Lucien Leuwen… (Je m'aperçois déjà que ce billet menace d'être insupportablement long et à tiroirs multiples : on va se penser chez Nicolas.) Je cherchais le roman de Stendhal à cause de Léautaud, dont j'ai repris le Journal littéraire en fin d'après-midi, peu avant le repas des chiens. Je savais bien que je n'allais pas y couper car, lorsque je me trouvais à la clinique Pasteur, amputé de mon rognon sinistre et n'ayant que peu de goût pour la lecture, tout bardé de tuyaux que j'étais (j'ai prévenu qu'il y aurait des tiroirs, ne venez pas pleurnicher), j'ai récouté iPodesquement la totalité des entretiens du vieillard de Fontenay avec Robert Mallet. Il était donc inévitable que, retour à la maison, l'envie soit irrépressible de repiquer au journal ; et il était tout aussi attendu que sa lecture me donne celle de revenir à Stendhal : c'est chaque fois pareil. J'ai donc opté pour Lucien Leuwen, jamais lu, et pour un compressé de Correspondance (j'en ai profité pour commander un digest des mémoires de Bachaumont, mais on ne va pas abuser des tiroirs non plus). Seulement, avant de cliquer sur “Passer la commande”, soucieux des deniers conjugaux, j'ai tout de même voulu vérifier si je ne possédais pas déjà le roman en question, qui aurait très bien pu avoir été commandé lors d'une précédente retrouvaille avec Léautaud – et point lu. Non, il ne semblait pas être là…

Il y a quelques semaines, lisant L'Écriture du monde, le premier volet de la nouvelle trilogie romanesque de François Taillandier, j'ai eu le fort désir de reprendre da capo sa pentalogie précédente, La Grande Intrigue ; d'où inspection de la bibliothèque, évidemment. Catastrophe : ne s'y trouvait que le premier volume, Option Paradis. Je me souvins alors que j'avais sottement donné à notre neveu Adrien l'envie de lire la saga en question, ce qu'il avait en effet commencé de faire. Donc, les quatre autres volumes devaient se trouver chez lui, à Tokyo. Or, le jeune chimiste, surtout tokyoïte d'adoption, étant par essence désargenté (là, je pourrais ouvrir un nouveau tiroir à propos du prix des logements chez les faces de citron, mais bon…), il n'était pas question que je lui demandasse de me rexpédier les Taillandier ; je me résignai donc.

Et voilà que, cherchant un hypothétique Lucien Leuwen à cause de Léautaud (il va être temps de refermer nos tiroirs), je tombe sur quoi t'est-ce ? Les quatre volumes de La Grande Intrigue, que je croyais morfondus en leur exil nippon ! (En réalité, j'en trouvais même cinq, si bien que je me demande pourquoi je possède deux exemplaires d'Option Paradis, mais ne compliquons pas inutilement cette histoire déjà suffisamment intrigante.)

Du coup, Marcel Schwob et Robert Louis Stevenson ont réintégré leurs logements respectifs et, à l'heure où nous sommes, il ne reste plus que Léautaud et Taillandier pour se pavaner à main droite de mon fauteuil.

Non, en réalité, il a aussi Casanova, Honoré d'Urfé et le duc de Lévis-Mirepoix, parce que je dois préciser que…

– Oh ! ta gueule, merde ! ressers-nous donc plutôt un verre de ce charnu petit Riesling !

– Bon, bon, d'accord…  Alsace pour tout le monde, alors ?

– Il n'ose rien dire, mais je crois que Robert Louis préférerait un whisky gentiment tourbé…

– Quant à Paul, il ronchonne parce qu'il ne trouve pas les croquettes pour chats.

– Mais ça fait trois fois que je lui dis : dans l'arrière-cuisine, bon sang ! Vous faites chier, les mecs, vraiment…

vendredi 27 septembre 2013

Je ne saurais mieux dire…


« Il n'y a décidément que moi, que ce qui m'est arrivé, que ce qui me touche, que j'aime ou recherche qui m'intéresse, et j'aurais certainement de la peine à inventer les bêtises nécessaires dans un roman. »

Paul Léautaud, Journal littéraire, 15 août 1903.

Et puis, tenez, à tant faire que de vous avoir dérangés, voici la notation suivant immédiatement celle-là :

« Je n'ai jamais eu de chance avec les femmes. Il est toujours arrivé un moment où leur bêtise a dépassé mon amour. »

Enfin, je tiens à dire le vif mécontentement qui m'empoigne, lorsque, tapant “Paul Léautaud” dans Google Images, on me contraint de contempler à plusieurs dizaines d'exemplaires la face de cul du sieur Perret. Il y a tout de même des limites à l'endurance.

Quant à celle que j'ai choisie, de photo, j'ai toujours pensé qu'il s'agissait en fait de Voltaire, tiré de son lit vers deux heures du matin par une rumeur d'incendie dans les communs.

(Ami lecteur, une anacoluthe s'est glissée dans ce petit poulet : sauras-tu l'y découvrir ?)

jeudi 26 septembre 2013

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

J'ai déjà déploré, ici même (mais alors quand ?), que Léo Ferré soit capable, en scène, de saboter ses propres chansons, les réduisant à peu près à rien dans une sorte de rage incompréhensible. Récoutant le disque “Aragon”, je suis bien obligé de constater qu'il était également à même de les détruire dès leur version princeps, et c'est précisément le cas du fameux Est-ce ainsi que les hommes vivent ? La mélodie qu'il a trouvée “colle” parfaitement au poème d'Aragon, mais il s'emploie à la casser, en précipitant les mots, en introduisant, çà et là, un ton sarcastique nullement justifié, en alternant les passages chantés (mal, trop vite, expédiés) et dits, quand ils ne sont pas ridiculement déclamés. Jusqu'à l'orchestration qui tend à détruire l'émotion que le texte et la mélodie étaient propres à susciter. Dans la version enregistrée publiquement à l'Alhambra en 1960, Ferré achève le travail en ne chantant plus du tout et en sombrant dans le déclamatoire le plus consternant.

Néanmoins la chanson a survécu à cette étrange entreprise de démolition conduite par son auteur, simplement parce qu'elle a eu d'autres interprètes que lui. Yves Montand s'y perd pour la raison exactement inverse de celle de Ferré : il “chante” trop ; trop joliment ; sans le moindre esprit (mais enfin, c'est Montand…) ; on sent que le texte lui demeure totalement étranger.

N'en disposant pas, je ne me souviens pas de ce qu'a fait Catherine Sauvage de cette chanson, mais il m'étonnerait que ce soit mauvais – comme ça, de confiance. La version de Monique Morelli, que j'écoute en ce moment même, en dehors d'une orchestration débile, se garde de théâtraliser le texte d'Aragon (lequel a déjà tendance à le faire un peu trop : il y a presque toujours une emphase assez pénible, chez Aragon, un “drapé” incongru et pesant qui fait un peu film d'époque à la télévision) ; on regrette simplement qu'elle ne l'ai pas enregistrée dix ou quinze ans plus tard, à l'époque où elle était à son propre sommet, quand elle chantait Corbière, Villon et Ronsard, magnifiquement accompagnée par son accordéoniste et mari, Lino Leonardi (que je salue s'il vit encore, en mémoire d'une rencontre montmartroise, il y a 34 ans).

En fait, la plus belle version, de ces hommes dont on n'en finit pas de se demander comment ils vivent, et sans préjuger de celles que je ne connais pas, eh bien c'est celle de Bernard Lavilliers, dans ce disque déjà bien ancien qui s'appelait O gringo. Lui avait trouvé, il me semble, l'exact équilibre entre texte et mélodie – ce que Ferré, étrangement, avait dès l'origine refusé de faire. Au milieu de rocks lourdingues, de palinodies reggaeyantes et de mirlitons brasiloïdes, c'était une bien belle surprise.

mercredi 25 septembre 2013

La prédiction chirurgicale


Voilà, ça y est, je vais enfin pouvoir le faire ; d'un coup de bistouri, on m'a fait accéder à la caste vénérée et ancestrale des prédicateurs chirurgicaux ; bientôt, on se réunira en cercle autour de moi, guettant mes oracles avec une adoration scrupuleuse – et je ne faillirai pas à cette nouvelle tâche, je jouerai le rôle, je prononcerai les paroles attendues. Je dirai – après un assez long silence, chargé des tensions nécessaires : « Ah !… ma cicatrice m'élance (me titille, me tiraille, me démange, se réveille ou me fourmille ; ce sera au gré de l'inspiration du moment) : je ne serais pas surpris que le temps se mette à la pluie (au beau, à l'orage, à la neige ou au vent de sable ; ma fantaisie décidera)… » Je porterai deux doigts, avec une petite grimace appropriée, à cette modeste échelle horizontale qui barre désormais l'hémisphère gauche de mon abdomen, et les jeunes générations se courberont de respect silencieux devant cette prescience née de la modeste boursouflure. Les uns courront rentrer en hâte les meules qui parsèment leurs champs, d'autres annuleront leur réservation en terrasse, quelques-uns s'autoriseront un petit sourire supérieur mais iront tout de même vérifier l'étanchéité de leurs gamelles Tupperware, parce que les grains de sable dans le foie gras, c'est limite. Ils le feront en vain : ce foutu sable saharien se joue de nos boîtes en plastique, je l'ai expérimenté il y a bien longtemps, alors que j'étais encore vierge de toute couture prédicatrice. 

Évidemment, si je veux retenir autour de moi les foules de fidèles, il conviendra de n'abuser pas du vent de sable, de tabler plutôt sur la pluie et la bourrasque ; au moins tant que mes cours se tiendront en Normandie : ma cicatrice n'est pas bien longue, peu impressionnante même aux esprits faibles, et il conviendra de respecter un minimum de vraisemblance. En attendant qu'elle prenne ses repères dans la jungle des pictogrammes météorologiques, et qu'elle se consolide un peu tout de même, j'ai déjà commencé de travailler la gamme de mes grimaces – certaines sont vraiment intéressantes à voir.

mardi 24 septembre 2013

Les mots glissent, les mots dérapent…

Ce sont deux choses bien différentes, mais on aura du mal à le faire admettre aux charretiers de la langue : il n'y a rien de commun entre le massacre auquel se livrent ceux qui lui sont sourds, radicalement étrangers, et les scintillements, les glissements, les dérapages que s'offrent les mots au cours de leur vie, qu'elle soit longue ou moins. On me dira que ce sont les surdités des premiers qui créent les conditions pour qu'adviennent les autres. Je répondrai… eh bien, je ne répondrai rien : on n'est pas toujours obligé, tout de même, de se soumettre aux sommations du troupeau.

Les mots, donc. Ils se livrent parfois à des contorsions, des triples saltos qui me laissent sans voix, en jouant comme ils font les Fregoli du sens. On comprend encore assez bien qu'en changeant de genre, l'argotique clope ait cessé de désigner un mégot (Jean Genet : Un clope mouillé suffit à nous désoler tous) pour devenir la cigarette tout entière et flambant neuve ; ou que les thunes, qui étaient des pièces de menue monnaie, se mettent à représenter le dieu argent en se singularisant : après tout, en cette cour des miracles syntactique, l'Académie n'était pas là pour veiller, gendarmer, observer, prescrire, tout était donc possible.

Mais par quel prodige certainement, qui a bien dû signifier “avec certitude” à son origine, en est-il arrivé à vouloir dire quelque chose comme “probablement” ? C'est d'autant plus troublant que sans doute a subi la même métamorphose : quelle aberration a fait que, désormais, lorsque nous disons que quelque chose a sans doute eu lieu, nous introduisons ce doute que l'expression devrait exclure ? Est-ce que, dans un avenir proche ou moins, quand nous dirons que telle personne est probablement morte, tout le monde comprendra qu'elle est dûment passée de vie à trépas, sans que soit soufferte la moindre contestation ? Il y a des jours où l'on aimerait bien, fût-ce cinq minutes, être linguiste, historien du langage, que sais-je, et savoir à quel moment ces retournements se sont opérés ; ne serait-ce que pour imaginer, avec une certaine jubilance, la confusion en résultant, les sourires ravis des progressistes caquetant que la langue doit évoluer et les grincements de molaires des réactionnaires clamant que la civilisation est en train de s'écrouler sous leurs yeux désolés.

Moyennant quoi, les anciens sens subsistent pourtant, ce n'est qu'affaire de contexte et d'auteur. Par exemple, si je dis que je vais sans doute me resservir un verre pour me récompenser de ce billet, chacun comprend que la chose est pour ainsi dire faite, et que le doute n'a en effet aucune place en cette occurrence. Le réactionnaire amoureux du beau langage, surtout lorsqu'il boit, reste capable de maintenir le passé en vie : rien que pour cela il est nécessaire de le choyer et de lui rendre grâce.

À ma sœur

Je ne compte pas parler de celle que j'ai, et qui me satisfait pleinement. Mais c'est une petite sœur ; or, celle qui me manque parfois, oh ! fugitivement, c'est ma grande sœur. Elle se serait probablement appelée Brigitte, comme une Brigitte brune que j'ai connu à 15 ans, et qui n'a jamais su à quel point elle me plaisait, alors qu'elle a deux ou trois fois tenté de me le faire dire – pauvre jeune imbécile que j'étais. Revenons à ma sœur : elle se serait appelée Brigitte parce qu'un jour, il y a longtemps, c'était dans la grande maison de Sologne, ma mère m'a dit que, si j'avais été une fille, c'est le prénom que j'aurais porté. Elle serait née un an et demi avant moi, pour de froides questions de vraisemblance : mon père et ma mère s'étant rencontrés en 1954, moi ayant vu le jour deux ans plus tard, la marge est étroite pour cette pauvre Brigitte. Je dis “cette pauvre Brigitte”, parce que, depuis quelque temps, elle m'inquiète et m'attriste – mais n'anticipons pas.

Mon enfance a été paisiblement idyllique grâce à elle : j'étais le premier de ses poupons, le plus amusant ; le plus intéressant aussi, parce qu'il grandissait en même temps qu'elle tout en restant poupon, toujours volontaire pour se laisser habiller ou déshabiller – ce qui était peut-être un peu plus trouble, mais au fond je n'en sais rien : je ne me souviens d'aucun trouble de cet ordre et j'emmerde les psychanalystes.

Je suis entré dans les années sombres du jour où Brigitte a refusé, de façon brutale et incompréhensible, de continuer à prendre son bain avec moi, comme nous le faisions de toute éternité. Le pire a sans doute été que, pour l'occasion, le monde entier s'est ligué contre moi : mon père et ma mère ont jugé sans hésiter que sa requête de sécession était tout à fait légitime, à ma grande indignation, laquelle est restée muette tant elle m'étouffait. (Je ne suis pas plus con qu'un autre : j'avais bien vu qu'il lui poussait des rotondes de graisse autour des tétons et quelques poils noirs, dégueulasses, entre les cuisses, mais franchement je ne voyais pas le rapport.) 

À compter de ce moment, j'ai cessé d'être poupon charmant, pour devenir poupon cassé, poussiéreux, désolé, de ceux qu'on remise au bas de l'armoire, dans le fond ; même pas objet de dégoût, pis : de condescendance bienveillante et toujours un peu agacée. Ç'a duré longtemps, mais longtemps… J'ai cru que je n'avais plus de grande sœur, et un jour j'ai décidé de me jeter par la fenêtre de la salle à manger, pour lui apprendre. Mais elle était trop haute, il aurait fallu bouger une chaise, et j'avais commencé à le faire, mais là-dessus ma mère est entrée et m'a demandé ce que je faisais – j'ai renoncé.

Brigitte ne me parlait plus. Certains jours, à la façon dont elle me regardait, j'avais l'impression qu'elle se demandait qui je pouvais bien être et ce que je fichais là, assis à la table du dîner à côté d'elle. Quand je tentais de l'intéresser à ma vie, par exemple à la petite Lydie que j'aimais beaucoup, cette année-là, elle disait qu'elle n'en avait rien à foutre de mes conneries, elle quittait la pièce sans finir ses pâtes et elle montait dans sa chambre. La seule chose qui me consolait un peu c'était qu'elle faisait pareil avec nos parents, qui, étrangement, avait l'air de trouver ça normal, et même assez amusant (ils échangeaient des regards).

Et puis, comme ça, du jour au lendemain, j'ai quitté l'enfance. C'était en Algérie, mon père avait été muté là-bas. J'ai eu l'impression de me transformer en gorille, et j'ai posé les yeux sur Marie-Paule, dans son petit maillot de bain jaune. Brigitte est la première qui s'en est aperçue, je crois bien ; en tout cas, les parents n'ont fait semblant de rien. Ma grande sœur s'est remise à me considérer comme un être vivant, ainsi qu'avant mais en même temps d'une façon très différente. C'était comme si j'avais traversé un fleuve à la nage et qu'elle m'attendait sur l'autre berge. Spontanément, je lui ai parlé de Marie-Paule, d'autant qu'elles étaient dans la même classe, au lycée Pasteur, mais j'ai eu l'impression de ne rien lui apprendre du tout. Elle a retrouvé son ton de voix patient et doux qu'elle avait dans notre préhistoire et elle m'a dit que je ne devais pas trop m'en faire, que je rencontrerais d'autres filles – ce qui ne m'a pas vraiment rassuré, rapport à Marie-Paule. Elle avait raison : je n'ai jamais dit à Marie-Paule que j'étais amoureux d'elle, et j'ai effectivement rencontré quelques autres filles.

Là-dessus, quarante ans ont passé. Je vois Brigitte tous les deux mois à peu près, parce qu'elle n'habite pas très loin d'ici. Mes trois neveux viennent passer le week-end chez elle aussi rarement qu'ils le peuvent. Au début, après la mort de nos parents, j'y allais en même temps, pour tenter de recréer une sorte d'ambiance familiale, mais décidément je n'aime pas ce petit ton supérieur qu'ils prennent avec ma grande sœur – et qu'elle accepte avec une sorte de reconnaissance qui me tord un peu les boyaux. Du coup, je leur expliquais à quel point ils étaient des petits cons, et Brigitte me reprochait de pourrir l'ambiance et ça me retombait dessus.

Quand Étienne, son mari, a reconnu que, décidément, le cancer du foie était plus fort que lui, il y a trois ans – non, il y aura trois ans en décembre prochain – Brigitte est devenue une vieille femme. Cela faisait déjà des années que j'attendais qu'elle se transforme en vieille dame, et je m'en attendrissais à l'avance ; mais elle est devenue une vieille femme. Je suppose que, comme moi, il lui arrive de penser à ces séances joyeuses de baignoire d'il y a cinquante ans et quelques, dans l'appartement du “bloc 2”, à Lahr, Allemagne ; mais on n'en parle jamais, à quoi bon ? Et, de temps en temps, notamment lorsqu'elle me vire gentiment de chez elle parce que ça va être l'heure de “son” émission à la télé, j'ai l'impression peu agréable que Brigitte a fini par devenir ma petite sœur.

lundi 23 septembre 2013

À mon fils


Ah ! celui-là, on peut dire que je ne l'ai pas laissé passer, dans les deux sens du terme ! Quand sa mère – une brune un peu trop potelée dont le sourire triste s'était conjoint un soir à quelques whiskys pour me la faire trouver désirable, et qui n'avait pas rechigné à mes avances lourdaudes –, quand sa mère, mine en berne, m'a annoncé qu'elle était enceinte mais que, pas de problème, heureusement, de nos jours, le Planning, les cliniques, je lui ai retourné la seule vraie beigne que j'aie jamais donnée à une femme ; ça l'a impressionnée favorablement quant à mes qualités de futur père, ai-je pensé, et elle a tout de suite décidé, en se frottant la joue, de garder l'enfant, comme on dit, cet enfant dont je n'ai jamais douté une seconde qu'il fût un garçon – c'est-à-dire toi.

Tu es venu au monde sans le moindre problème, m'ont affirmé ta mère et l'obstétricien (mais où vont-ils chercher des noms pareils ? C'était très bien : accoucheur, tout le monde comprenait ! Enfin…), car tu dois imaginer sans peine que j'ai refusé énergiquement d'assister à ta sanguinolente survenue : le gore c'est amusant à la télévision, en dehors de ça… Quand je t'ai vu, tu étais tout propre et fort laid, comme n'importe quel nouveau-né. Je pourrais te faire croire que je t'ai trouvé beau et que je suis tombé instantanément amoureux de toi, mais ce serait d'une grossièreté sans nom ; et, me connaissant comme aujourd'hui, tu n'y croirais pas une seconde, de toute façon. Enfin, tu étais là.

Les premiers temps, c'était amusant et troublant, ta mère et moi avons eu l'impression de vivre vraiment ensemble, tellement j'étais toujours fourré chez elle, c'est-à-dire chez toi. D'ailleurs, un soir, j'ai bien failli rester, dormir là, dans cette chambre contiguë à la tienne et que tu connais bien, si ridiculement décorée : ta mère, ce soir-là, tu devais avoir deux mois, s'était brusquement sentie “redevenir femme”, comme on dit dans les magazines, et c'est moi qui me trouvais là. Au bord de céder à ses manœuvres, assez attendrissantes de maladresse, je me suis récusé. J'ai invoqué je ne sais quel grand principe, quelle raison raisonnable, mais je dois te dire – tu es assez grand, il me semble – que je ne mourais pas d'envie de revoir ta mère nue et haletante maintenant que, justement, elle était ta mère – et ajoute à cela qu'elle n'avait encore reperdu aucun des nombreux kilos pris pendant ta gestation, ce qui compte tout de même.

Tes dix ou douze premières années ont été un pur enchantement, pardon pour ta modestie. Ma hantise, durant la grossesse de ta mère, et ça finissait par tourner à l'idée fixe, était d'avoir engendré un crétin. Tout le reste, ce que tu pourrais devenir, m'étais presque indifférent, je me serais même accommodé d'un grand criminel, pourvu qu'il fût brillant, mais je ne pouvais accepter l'idée de l'imbécile ordinaire, épais, satisfait de lui-même et de tout – je crois que je t'aurais encore préféré mongolien.

Mais non : dès l'âge miraculeux où les mots affluent au cerveau et à la bouche des enfants, j'ai su que mes craintes étaient sans objet. Pendant au moins deux ans, j'ai noté chaque soir, avec jubilation, les paroles nouvelles qui t'étaient venues dans la journée, les tournures, les tentatives de phrases. Pour cela, je rends grâce à ta mère qui, même lorsqu'elle s'est mise à vivre avec ton connard de beau-père, a toujours considéré que j'étais chez moi chez elle, ce qui fait que j'étais sans cesse présent, presque comme un père à temps plein, tu dois t'en souvenir. Tu sais, je me demande parfois si ta mère n'est pas la seule femme qui ait vraiment compté dans ma… Oui, bon, on ne va pas tomber là-dedans.

Ce qui m'a été le plus précieux, longtemps, c'est de venir te chercher à l'école, moi, le père du plus brillant élève de toutes tes classes successives. Je crois que ta mère n'a jamais compris pourquoi j'étais si arrangeant sur ce sujet, toujours prêt à la remplacer à la grille ; ou peut-être que si, après tout : on se parlait peu. Je jouissais réellement d'être à la fois très aimable avec les mères de tes co-détenus, presque charmeur parfois (d'ailleurs, je peux bien te le dire maintenant : je m'en suis tapé trois ou quatre, au fil des cours préparatoire, élémentaires et moyens, sans qu'elles me laissent le moindre souvenir, ni moi à elles, je suppose), et en même temps les toisant avec une certaine pitié pour n'être pas ta mère à toi, pour être contraintes de s'arranger du futur guichetier de banque qu'elle traînaient vers leur HLM à bout de main, cependant que, moi, j'avais à ma jambe ce petit joyau qui, les yeux levés vers moi, me demandait avec une imploration joueuse si on on aurait le temps de s'arrêter “chez Mac Do” pour avaler un milk shake,  « mais i' faut pas l'dire à maman, sinon el' va gueuler ».

Ton entrée en quatrième a sonné comme un glas. Il a dû se passer quelque chose, cet été-là, que je n'ai pas vu, pas compris, ou refusé. Mais en septembre, tu étais devenu quelqu'un d'autre. Encore mon fils, évidemment, mais quelqu'un d'autre. Le glas a résonné presque dix ans : c'est long ; et c'est une chose que je n'ose toujours pas aborder avec toi, même l'autre soir, dans ton studio, après le resto grec, où on était quand même sévèrement bourré, il me semble. À la fin, alors que j'insistais ridiculement pour finir la bouteille d'immonde cognac, tu m'as couché dans ton lit et tu es allé t'installer tant bien que mal dans le gros fauteuil de cuir pourri qui vient de chez moi. Je n'ai pas mis longtemps à m'endormir, saoul comme je l'étais, mais tout de même un peu plus que tu ne l'as sans doute cru (je faisais exprès de respirer bruyamment et régulièrement, pour que tu crois que…) ; et je t'ai entendu me veiller, si je puis dire. Ce n'est pas désagréable, pour un père, d'être veillé par son fils, de sentir dans son souffle cette nuance d'inquiétude et de guet. On repense à la grille de l'école primaire, aux enfants qui jaillissent du bâtiment comme un vol d'hirondelles, on revoit le seul qui nous importe, pas différent des autres, mais cerné d'une espèce de halo, on se retrouve un peu jeune, debout sous l'orme aux racines veineuses, et on s'endort finalement, avec le pressentiment de la gueule de bois.

dimanche 22 septembre 2013

Toutes mes excuses, Monsieur Bertin !

Hé bé ! apparemment, et contrairement à ce que j'affirmais un peu péremptoirement il y a quelques jours, l'angélo-gauchisme de Jacques Bertin n'a pas mieux résisté au passage du temps que le mien ni que sa chevelure ! J'en veux pour preuve le texte qui suit, écrit il y a déjà douze ans, refusé par Politis (ben tiens…), ce qui a motivé la démission de son auteur de ce glorieux magazine pour z'engagés dorés sur tranche. Le voici, il s'intitule Les Petits Blancs :

« Vous devriez visiter Château-rouge. C'est, juste sous Montmartre, un petit quartier du XVIIIème arrondissement. Un quartier de quartier, pourrait-on dire, qui ne se faisait pas remarquer, jusqu'ici. Samedi, vous auriez pu y voir une manifestation, bravant la pluie battante. Deux cents personnes. Pas des manifestants professionnels, non ; seulement le voisinage ; des gens gênés d'être là, en pleine rue, derrière ce mégaphone, avec la crainte de se faire qualifier de "petits blancs" dans le journal de lundi. Ce qu'ils faisaient? Ils manifestaient contre l'inertie des pouvoirs publics devant la dégradation du quartier, récemment transformé, sans qu'on sache qui l'a décidé, en capitale des exotismes. Un pur délire. Pas d'autre mot. "Non-droit et loi du plus fort", disent les habitants : c'est totalement vrai.
» La rue Poulet est probablement la rue la plus sale d'Europe, allez voir. La minuscule station de métro Château-rouge est totalement submergée : des queues, des bousculades, une sorte de Mont-Saint-Michel inverse. Quelles sont les tendances dans l'immigration clandestine? En ce moment, c'est Indo-Pakistanais, il semble. La RATP conserve là quelques malheureux employés apoplectes, mais à Marcadet, la station d'à côté, elle les a prudemment enlevés.
» La circulation? Embouteillage monstre permanent. Des milliers de voitures immatriculées dans toute l'Europe, en province, en banlieue! Tant pis pour les riverains. Sur les trottoirs, on se réunit par villages devant les boutiques trop petites. Les camionnettes des commerçants, qui ne bougent jamais et dont d'ailleurs beaucoup seraient bien incapables de rouler cent mètres, remplacent la cave qu'ils n'ont pas. Le nombre de "véhicules" qui, si la loi était respectée, devraient immédiatement aller à la casse est phénoménal. Le bruit? Un tohu-bohu permanent oblige les riverains à vivre fenêtres fermées. L'Hygiène? Je préfère pas vous raconter ce que je vois.
» Que peut la police contre les vendeurs à la sauvette? Rien. Des matrones me proposent des soutien-gorge grandes tailles… Tout ça amuse les journaux chics, qui trouvent ce "marché aux voleurs" si pittoresque! A ne pas manquer. "Il paraît que c'est un quartier vachement sympa…" me disent mes amis, qui n'y viennent pas. Non, il est seulement délirant. Nous avons maintenant des putes, rue Doudeauville. La gueule des vieux du quartier, errant et recherchant leur vie ancienne sur l'emplacement de l'ancien charcutier! Drôlissime! Un jour, je suis rentré dans la droguerie en bas de chez moi, pour acheter des lacets. Le gars ne parlait pas un mot de français. Sa femme non plus. Quand on tient un commerce de proximité, c'est emmerdant. Surtout pour la proximité. Je vous dis pas les kilomètres que je dois faire dans Paris lorsque je veux manger des frites. Ca vous fait rire? Alors vous aimerez ce quartier.
» Les squatts? Oui, bien sûr. Dans les immeubles les plus propres, c'est encore meilleur. Il suffit au squatteur de défoncer la porte à coups de pied. Est-il viré? Il reviendra demain; c'est déjà presqu'un ami.
» Que font les pouvoirs publics? Mais rien, madame. La rumeur court qu'ils laissent pourrir pour ensuite lancer de grandes opérations immobilières. Et ainsi des centaines de "petits blancs" s'attendent à être ruinés; ils ont un "sentiment d'insécurité". C'est bien fait. »


Si l'auteur de cet article pensait déjà tout cela en 2001, je n'ose envisager où il doit en être rendu aujourd'hui… Ce n'est plus de la nauséabonderie, c'est la véritable infection ! Jacques Bertin ? Mais c'est l'Aube dorée à lui tout seul, ce garçon !

samedi 21 septembre 2013

À ma fille


Elle n'existe pas, c'est entendu, mais elle aurait pu ; et après tout qu'en sais-je ? Il y eut tout de même quelques fécondes, dans les temps reculés, que je n'aurais pas eu besoin de pousser beaucoup, quand ce n'était pas elles qui m'incitaient avec plus ou moins de discrétion à l'ensemencement. Qui me dit que l'une d'elles, après je ne sais quelle fin sans rupture… 

Quel âge aurait-elle ? Quel âge a-t-elle ? Probablement entre 25 et 30 ans. Ce qui veut dire que le gros de mes angoisses à son sujet doivent être derrière moi, c'est déjà une belle consolation. Je me demande si sa mère lui a parlé de moi ? C'est peu probable : je pense avoir laissé peu de traces dans la mémoire de mes ensemencées ; mais enfin… deux trois mots, par-ci, par-là, parfois sous le coup de l'énervement : « Ah ! tu n'es pas la fille de ton père pour rien ! »

Mais j'en étais à mes angoisses. Oui, parce qu'on peut imaginer – cela s'est vu – que la mère se soit rappelée au bon souvenir du géniteur passant ; lequel, je le connais, aurait alors joué les bravaches de fond de cour et assumé crânement cette paternité non souhaitée. Malgré sa frousse indigne de tout engagement, son côté “gros veau sentimental” l'aurait fait tomber sous la coupe de cette petite vagissante, et l'esprit de sérieux qu'il prétend répudier en toute circonstance l'aurait bien entendu poussé à se grimer en père modèle, affaire compliquée par le fait que la mère aurait rapidement vu qu'elle était du bon côté du manche et en aurait profité pour dicter ses lois, graver ses tables. 

Comprenant fort bien ce qui se passait, je m'y serais soumis pour toi ; pour ces week-ends et ce mois d'été où tu aurais été ma fille. Toi grandissant, je me serais demandé comment j'avais pu baiser une conne comme ta mère, mais je ne t'en aurais rien dit : père responsable, n'est-ce pas ? Au contraire, vers 13 ou 14 ans, à l'heure de tes premiers trépignements d'impatience, j'aurais pris sur moi pour t'affirmer que non, vraiment, tu te trompais, ta mère valait bien mieux que tes emportements contre elle. Mais, au fond, j'aurais été sans doute ravi de ton éveil.

Ensuite, tu m'aurais agacé, je t'aurais trouvée stupide, indigne de moi-géniteur, à aimer ces musiques primaires et ces chanteurs de merde ; j'aurais assumé à fond le rôle du père réactionnaire qui ne comprend rien, parce qu'une fille a bien besoin d'un père réactionnaire qui ne comprend rien : ça lui servira plus tard. J'aurais sûrement trouvé que tu abusais de ma patience, le week-end où tu m'aurais ramené un godelureau arabe ou nègre, en exigeant comme une évidence que je ne vous prépare qu'une seule chambre (« Maman le fait bien, elle ! » Oui, d'accord, mais enfin, ta mère, hein… elle est permanente au DAL, quand même…). Tu aurais donc couché avec ton nègre – sympathique et intelligent, par ailleurs : on aurait même pris une belle cuite ensemble, le deuxième soir – et tout le monde en aurait été content : moi parce qu'au fond je n'en avais rien à foutre, toi parce que tu aurais eu la minuscule mais indispensable fierté de faire plier ton père. Le mois suivant, tu serais revenue me voir sans le nègre : mon indifférence aurait donné le coup de grâce à ta flambée d'amour. Et le Jean-Patrick qui l'aurait remplacé, tu hésiterais encore un peu à l'introniser dans mon taudis, redoutant à la fois ses mines de dégoût et mes accès d'ironie.

D'ailleurs, depuis quelque temps, tu ne viens jamais plus que seule, et j'aime autant ça : tu es devenue tellement belle que le moindre prétendant à tes faiblesses, à ta couche, à ton cul (et ce mot m'est assez blasphématoire, te concernant), me serait ridicule et insupportable – et tu le sais. Du reste, ce qui restait d'enfance dans les rondeurs de ton visage commence à s'estomper, et je ne peux pas dire que ça me réjouisse. Je crois que j'aimais mieux l'époque où tu n'étais que jolie, ta beauté nouvelle t'éloigne de moi, me fait vieux – et tu commences un peu à ressembler à ta mère. Oh ! je fais encore assez bien semblant de jouer au papa ronchon ! Mais enfin, je vois que certains micro-avachissements involontaires, que je note moi-même, surtout le soir, avec une sorte de gourmandise malsaine, je vois bien qu'ils provoquent chez toi cet agacement vite réprimé qui te fait plisser les yeux et amincir les lèvres. 

Hier soir, par exemple, pour mon soixantième anniversaire – et bien sûr je te rends grâce d'y avoir pensé, mais même ça je te l'ai dit avec trop d'insistance, une reconnaissance de vieillard qui se force à sourire, et ça t'a assombrie un court moment –, c'est toi qui a demandé, après le repas-traiteur plein de gaîté volontaire, et des crus trop grands pour nous, à écouter Aznavour, « parce que ça me rappelle Papy ». Sans doute, oui. Mais d'abord, je n'ai jamais beaucoup aimé que tu appelles ton grand-père papy. Il n'a pas mérité ça. Ensuite, je sais très bien que tu te fous d'Aznavour et que tu as voulu créer avec moi, avant d'appeler ton taxi, une sorte de complicité factice, parce que tu sais depuis toujours – j'ai assez radoté là-dessus ! – que je me passe ces vieilleries en boucle, notamment depuis la mort de mon père.

Tu vas vers tes trente ans, et moi vers la délivrance de l'âge. Ta vie est en train de s'ossifier, c'est inévitable, pendant que la mienne se délite, ce l'est tout autant. Tu reviendras encore ici, précédée par ce vent d'optimisme faux auquel on fera tous les deux semblant de croire, toi pensant fugitivement à l'emplacement de ma tombe au cimetière communal, et moi sentant naître pour toi de nouvelles inquiétudes sur lesquelles j'essaierai de ne pas trop m'appesantir. 

vendredi 20 septembre 2013

Plaidoyer pour Alain Delon


Il était, et est resté longtemps, d'une beauté que l'on disait volontiers solaire, peut être parce que Plein Soleil l'a révélé. Il avait en tout cas un sourire, une mèche, des yeux et un corps à vous faire regretter, parfois, de n'être pas homosexuel. Encore que non, à la réflexion : si nous l'avions été, homosexuel, la frustration aurait sans doute été terrible de n'avoir aucune chance de le rencontrer jamais ; quant à devenir femme pour approcher l'idole, le prix à payer aurait tout de même été bien lourd. Mais, du jour au lendemain, Delon était là ; la veille, inconnu ; le jour d'après, il ne faisait pas partie du paysage : il était un paysage nouveau à soi seul. Pour devenir acteur indispensable, il n'a même pas eu besoin d'aller faire le guignol chez Godard, même s'il y est finalement allé ; après un fécond détour par chez Visconti, il s'est contenté de décrocher de la patère le costume croisé qui pendait à côté de ceux de Gabin, de Blier et de Ventura : l'affaire était faite.

De sa beauté, les folliculaires disaient aussi qu'elle était insolente. Mais il l'était tout entier, insolent, et l'est demeuré. C'est avec insolence qu'il s'est mis à gagner beaucoup d'argent, à s'instituer star, à parler de Delon comme d'un autre que lui (et personne ne semble avoir vu qu'il pouvait s'agir là d'une preuve de profonde humilité, d'étonnement incrédule face à soi-même) ; Delon rajeunissait, se mettait à jouer, et devait bien rire des trépignements que ses poses et ses écharpes blanches suscitaient dans les cercles vertueux et grisâtres qu'il traversait en dansant.

Et puis, la loi commune étant ce qu'elle est, Delon s'est mis à vieillir. De Delon tout court, il est peut-être redevenu Alain Delon, comme au début. Le panache ne l'a pas quitté pour cela, il n'a cherché à rien esquiver, et surtout pas le pathétique de la grandeur déchue. Il dit assez simplement, dès que l'occasion lui est offerte, la douleur et la déception qu'il y a, quand on vit encore et que tous les autres sont morts, à se savoir appartenir au passé, au patrimoine ; il ne craint pas d'exposer sans fleurs les désarrois de la vieillesse, de toutes les petites pertes irrémédiables qui se succèdent en bon ordre.

Alain Delon est une belle figure, même aujourd'hui où le soleil s'avance vers son crépuscule, et qu'il le sait. 

Il y a des limites à la nostalgie imbécile

Non, il y a des limites, tout de même. Hier, je disais toute la tendresse que j'avais encore pour Julos Beaucarne, je ne renie rien. Là-dessus, la logique de la Porte Saint-Vincent le voulait, je suis passé à Jacques Bertin.

Eh bien, je vous le dis : ce n'est pas possible. La nostalgie a de la puissance mais elle ne peut pas tout ; en tout cas, pour moi, elle ne sauvera pas ce Bertin que j'ai pourtant passionnément aimé, durant quelques années. Comment peut-on être aussi pontifiant ? Aussi faux poète ? Aussi maladroit et grandiloquent dans l'expression, malgré une voix qui était belle ? Ce soir, écoutant certaines de ses chansons, j'ai l'impression de lire mes “poèmes” de ces mêmes années, poses avantageuses et ridicules de puceau boutonneux. Mais quoi ! il a dix ans de plus que moi, ce powète !

Cela dit, c'était une chose communément répandue, en ces années soixante-dix (je le dis pour mes jeunes amis non encore nés alors) : les chanteurs se prenaient pour des powètes, ils se gargarisaient de leur insuccès, y voyant la preuve de leur pureté, les Jean Vasca, Jacques Bertin et deux ou trois autres ; ils remplissaient des MJC de cinquante places, où j'étais parfois, ils se prenaient tragiquement au sérieux. Je me souviens par exemple que Bertin fusillait du regard sa pauvre salle si, par extraordinaire il lançait une chanson déjà connue et que trois applaudissements retentissaient : c'était du showbiz, cette horreur ! il fallait rester sage, écouter religieusement, recevoir la parole.

Mon Dieu, comment ces histrions pouvaient-ils être aussi prétentieux et guindés ? Et nous capables de les suivre, de l'être autant qu'eux ?

Jacques Bertin a réengistré certaines de ses chansons de ces années 1973 – 1975 : il a réussi à en donner des versions encore plus grandiloquentes, plus enfoncées dans le grotesque.

Pourtant, certaines me parlent encore. Les Anglais bombardaient les ponts… Ou encore : Le Temps a passé comme un charme

jeudi 19 septembre 2013

Je vivais à la tâtonneuse dans les coulisses de l'exploit

À France-Hélène, elle sait pourquoi.

En principe, je devrais détester Julos Beaucarne, ce vieillard écolo-mystico-humaniste, le Front de libération des arbres fruitiers, mon terroir c'est les galaxies et autres conneries de même tonneau. Pourtant, non. Certes, je prends bien garde de ne l'écouter pas trop souvent, et même à peu près jamais, un peu comme Jacques Bertin dont j'ai déjà parlé ici. Mais ce soir, oui : la solitude a bien des effets pervers, sachez-le.

J'ai découvert Beaucarne dans les premiers mois de l'année 1976, en un certain studio de la rue Porte-Saint-Vincent, à Orléans. Année décisive que celle-là, puisque, en octobre, je quittais la grande maison de Sologne pour “monter” (dégringoler serait sans doute plus juste) à Paris, et aussi parce que, dans quelques mois, j'allais me dépuceler après quelques semaines d'atermoiement frileux. Le passage a d'ailleurs failli se franchir, une nuit, dans ce même studio de la rue Porte-Saint-Vincent, il s'en est ce soir-là fallu d'un rien.

Mais revenons à Julos. Je disais il y a quelques mois, à l'Amiral Woland, de passage au Plessis, que j'étais malgré tout le produit de ma génération et qu'il me resterait sans doute toujours quelque chose de ce que j'ai cru, vécu, pensé, en ces années soixante-dix ; que je resterais probablement jusqu'à la fin opposé à la peine de mort, chaud partisan de la plus totale liberté sexuelle, et deux ou trois autres choses que les gens de sa génération remettent en cause assez facilement mais qui me restent chères, ou précieuses. Eh bien, Beaucarne a beau sembler être cette incarnation de ce qui, en principe, a le don de déclencher ma verve et mon ironie, je continue à l'aimer bien – à condition de le fréquenter peu, soit. Il est vrai que, même dans les chansons de la période où je l'ai adopté (1968 – 1975, à peu près), il abuse souvent du droit d'être niais. Mais cette niaiserie, je sais qu'elle était alors la mienne, et si je le récoute ce soir, je ne me sens pas le droit de m'acquitter de cela. Parce que, à vingt ans, on n'est ni de gauche ni de droite : on est niais.

(À ce moment, un gros chien arrive de dehors, contourne pataudement la table basse, vient poser sa tête en mon giron cicatrisé de frais, lève ses yeux vers les miens, en profite pour maculer de bave fraîche une chemise à peu près propre, me fait la mine de celui qui m'aime intensément afin de quémander trois gratouillis sur le sommet du crâne et derrière les oreilles ; puis, satisfait, repart vers le jardin qui bascule lentement dans le soir.)

Beaucarne, donc. Il ne chante pas très bien, ses mélodies sont simplistes et plus ou moins interchangeables ; seulement il porte dans sa voix le studio de la Porte-Saint-Vincent – ce qui, je le reconnais, ne peut valoir que pour moi et trois ou quatre autres personnes. Mais aussi, qui, à part lui, a musiqué Péguy ? Shakespeare ? Max Elskamp ? Et qui a écrit cette extraordinaire chanson qu'est La Tâtonneuse, que je renonce à chercher dans Goux Gueule, parce que je l'ai dans l'iPod et que je ne vais pas toujours vous mâcher le travail ? Chanson très énigmatique, succession d'image inattendues.

Tandis qu'un clown au rire sanglant
Essayait de vous faire sourire
Petite fille vous aviez vingt ans
Et vos dents étaient d'origine

En consultant sa “fiche Wikipedia”, j'ai constasté que Julos Beaucarne avait 77 ans.  Ça m'a donné une forte envie de reprendre un verre de chablis ; ce que j'ai fait aussitôt.

Et maintenant la table prête
Que c'est tout seul qu'il va s'asseoir
Et maintenant la table prête
Que seul il va manger et boire.

Félix Leclerc, dernière chanson


La dernière chanson du dernier disque enregistré par Félix Leclerc – que je place au-dessus de tous les autres, à l'exception de Charles Trenet –, cette ultime chanson s'intitule Mon fils. Contrairement à ce qu'il serait logique de croire, Leclerc ayant changé de femme et étant devenu (redevenu ?) père sur le tard, elle ne s'adresse nullement à cet enfant qui lui est venu dans sa première vieillesse. En réalité, et il fallait oser, la chanson n'est rien de moins qu'une adresse de Dieu à sa créature. Félix Leclerc savait-il qu'il enregistrait là son dernier disque ? Probablement pas : il date de 1978 (je revois encore très bien la photo illustrant la pochette de cette “galette” achetée dès sa sortie malgré mon manque chronique d'argent), et Leclerc n'est mort que dix ans plus tard, à 74 ans. Il n'empêche : l'ultime vers chanté et enregistré est une magnifique conclusion de l'œuvre d'un homme qui, comme beaucoup de Québécois de sa génération (l'emprise de l'Église était forte, jusqu'en 1960, et suscitait quelques aigreurs), était aussi anticlérical que profondément croyant :

Viens savoir si j'existe

Avant de vous donner le texte de la chanson, trouvé dans les entrailles festivement putrides de Goux Gueule, je dois vous dire que je suis tombé, en en-tête, sur cette annonce, qui m'a donné envie de pleurer toutes les larmes de mon corps, mais heureusement je n'en avais plus de disponibles : Télécharge la musique de “Mon fils” pour ton portable. Félix Leclerc a probablement bien fait de mourir en 1988, finalement. Enfin, voici la chanson :

Je t´ai montré mon fils
Ce que j´ai fait de mieux
Un soleil plein les nues
Des aurores boréales
Des cascades d´étoiles
Tombant dans le néant
Sur les branches du vent

Je t´ai prêté mon fils
Soixante ans d´une vie
Cinq fois celle du cheval
Deux fois celle de Jésus
T´en a passé quarante
À te ronger d´angoisse
À boucher l´horizon
N´y laissant que des fentes

Ne t´ai-je pas donné
Talent santé salaire
Enfants saisons maison
Et femmes à aimer
T´as préféré les routes
Nu comme un épervier
Manteau de la déroute
Sur blessures cachées

Orgueilleux tas de glaise
Tu me mets mal à l´aise
Quand ils ont vu la mer tes yeux
Quand ta langue a goûté le vin
Tu m´as souri je crois
Une des rares fois

Il est temps que tu rentres
Finis les migrations
Les transits les voyages
Il est l´heure couche-toi
Et viens dans mon Royaume
Tu ne partiras plus
Viens pour te reposer
Viens savoir si j´existe

mercredi 18 septembre 2013

Chant d'un patriote


Demain je pars pour la guerre
Avec mon grand chien qui aboie
Des cailloux pleins ma gibecière
Et à mon côté gauche le droit

Je vais tuer sa majesté
Qui dit m’attendre qui dit m’aimer
Cent fois par jour elle me trahit
On doit mourir quand on trahit

Je suis seul de mon équipage
Les gens d’ici sont peu violents
Parce qu’ils ont viande sous la dent
Et ventre plein n’a pas de rage

J’ai dans mon sac 45 tours
Chansons lacets magie vautour
Je me prépare à cette guerre
Depuis l’esclavage de mon père

Mes généraux sont des rivières
Et mon état-major le vent
C’est lui qui me tient au courant
Des mauvais coups qu’on va me faire

Majesté je suis devant vous
Sujet sans terre et sans abri
Vos étrangers nous ont tout pris
J’ai l’arme au point défendez-vous

Avant d’atteindre la colline
Avant de crier feu vas-y
On m’aura fait plier l’échine
Je suis un pou dans ce pays

En même temps je suis un géant
Qui a bâti géants soumis
Qui a dormi et dort encore
Pourtant pourtant il est midi

Et si demain mains dans les fers
Vous me rejetez à l’exil
Quelqu’un viendra finir ma guerre
Peut-être votre fils ainsi soit-il
Quelqu’un viendra gagner ma guerre
Peut-être votre fils
Ainsi faut-il

mardi 17 septembre 2013

Les Variétés ne sont pas que des chansons

M. Pierre Pain, divinité tutélaire et maître d'œuvre en la librairie Variétés, sise avenue Charles-de-Gaulle à Neuilly-sur-Seine. La photographie date de 1981, c'est-à-dire de l'époque où je passais en cette échoppe deux ou trois fois par semaine : pour un peu, on aurait pu apercevoir, en arrière-plan, une silhouette déjà ventripotente bien que jeune encore…

Pendant quelques années, la librairie Variétés m'a été une oasis méridienne ainsi qu'un motif de dépense. Je m'y rendais poussé par le désœuvrement, et qu'on me pardonne les détails triviaux, entre la cantine et la reprise du travail : je gagnais à l'époque (1980 – 1986, approximativement) ma jeune existence à deux pas de là, rue Ancelle, laquelle portait le nom de ce notaire neuilléen – et maire de sa ville, comme il se doit – à qui Charles Baudelaire, cent trente ou cent quarante ans avant moi, devait mendier les quelques sous nécessaires à son existence. M. Pain était bien l'homme que l'on voit sur cette mauvaise mais précieuse photo : un libraire comme je crois qu'il ne doit plus y en avoir beaucoup, habillé normalement et le crâne surmonté d'une coupe de cheveux respectueuse de sa clientèle, plutôt que les nippes de clodo et l'hirsutisme clownesque que ses successeurs dans la profession se croient tenus d'arborer pour marquer leur originalité et leur grande indépendance d'esprit. Cela n'excluait pas chez lui une certaine fantaisie. Un jour que j'entrais chez lui, sa toute petite boutique étant encombrée d'au moins sept à huit personnes, il abandonna ce qu'il était en train de faire pour me dire : « Ah ! on parlait de Proust, hier ! j'ai retrouvé chez Gracq un passage qui devrait vous intéresser… » Pour exiguë qu'elle était, la librairie présentait néanmoins des hauteurs de plafond respectables, et il y avait des livres jusqu'au haut. Et voilà M. Pain, au sommet de son échelle, ouvrant En lisant, en écrivant, et lisant pour tout le monde, de sa fort belle voix de baryton, la page où Gracq parlait en effet de Proust ; et nous, le commun, restés à terre, le nez levé, écoutant l'oracle qui tombait de cette chaire non matérielle.

Si je voulais poursuivre dans la veine d'hier, je préciserais que M. et Mme Pain – car, oui, il y avait une Mme Pain, dans cette librairie ; et, la rexaminant, je me demande si ce n'est pas elle que l'on voit sur la photo – employaient une jeune fille brune, qui avait cette absence de beauté flagrante et cette absolue timidité qui à l'époque suffisaient à me rendre amoureux. Je ne la voyais que peu car, aux heures où je venais, elle était, elle, au café le plus proche, occupée à déjeuner (il m'arrivait de la voir, passant sur le trottoir, seule à sa petite table, mangeant seule et l'air aussi apeuré que derrière le comptoir des Variétés) ; trente fois je me suis dit qu'il me suffirait de pousser la porte, de commander un café au comptoir, de feindre alors de seulement la découvrir et de lui demander tout naturellement la permission de poser ma tasse en face de son assiette – et trente fois je ne l'ai pas fait, évidemment. Parfois, tout de même, je venais plus tard dans la journée, afin de l'y trouver : mon emploi m'autorisait cette liberté, ce n'est pas Michel Desgranges qui me démentira. Elle était là, et je mettais un soin scrupuleux à ne pas croiser une seule fois son regard. Ce sont les seuls moments où la cordialité envahissante de M. Pain m'embarrassait : j'aurais bien aimé qu'il disparût entre ses volumes et me laissât seul avec – je n'ai même jamais su son prénom, tiens. Mais, ce soir, je revois son visage avec une netteté surprenante, son grand front bombé, sa peau très pâle qui laissait les veines transparaître, ses regards sans objet, toujours un peu effrayés de ce qui pouvait advenir, ses cheveux lisses et brillants comme des parures de corbeau, et ce corps discret qui se laissait à peine deviner sous des vêtements soigneusement flous. Je crois que je l'aurais bien aimée, celle-là. Je le croyais en tout cas, à ce moment-là, mais je sais bien, aujourd'hui, qu'elle n'a eu que le tort d'apparaître trop tôt dans l'histoire ; et que j'ai sans doute bien fait de me tenir à l'écart.

Mais enfin, je m'en consolais, d'elle comme des autres. Je fouillais négligemment, j'inspectais avec paresse, je respirais le tranquille de cette petite enclave, je m'émerveillais de ce que M. Pain pût connaître Julien Green (dont je me repaissais alors) en vrai. Vers 1982 ou 83, je lui avais même fait lire un manuscrit de moi, ce qui doit être le cauchemar de tout libraire, maintenant qu'on y pense. Ça se voulait roman, c'était court et ça s'appelait Rendez-vous ultérieur. Il m'avait dit que le titre était exécrable et m'avait fait comprendre avec beaucoup d'urbanité que le texte était à la hauteur du titre – il avait raison, je suppose (le texte en question a bienheureusement disparu avec ma jeunesse…).

Est-ce que M. Pain m'aimait bien ? Oui, je suppose. Comme un libraire peut aimer un bon client avec qui il peut parler, qu'il peut guider, parce qu'il ne demande que cela, qui le change des secrétaires venues acheter le dernier Goncourt ou entrant pour demander “un roman intéressant” (je n'invente rien, j'étais là). Dans ces cas-là, les plus fréquents je suppose, M. Pain se faisait entièrement commerçant et, de cette même voix bronzée qui me ravissait, faisait l'éloge mesuré mais convaincant de je ne sais quelle modernitude qui venait alors de sortir et que son métier lui faisait obligation de vendre sous peine de ruine.

Un jour, il a été décidé que l'immeuble dont la librairie Variétés occupait le pas de porte devait être démoli. Pour édifier à la place un autre immeuble, tout aussi laid et probablement inutile – je peux en témoigner, l'ayant vu s'édifier. La librairie a fermé. M. Pain, qui n'était plus si jeune, en avait l'air presque rajeuni : j'ai toujours pensé qu'il avait réalisé une excellente opération financière à cette occasion. Et je trouve moi aussi savoureux que, peut-être, la plus grosse somme d'argent que lui ait rapporté sa librairie lui soit venue de bœufs promoteurs sachant à peine ce que peut être un livre, et qui, en tout cas, auraient sans doute catalogué comme fou un type capable de lire du haut d'une échelle une page d'un écrivain inconnu parlant d'un autre écrivain inconnu. Les Variétés cessèrent donc d'exister. C'était vers la fin des années quatre-vingt. Je suppose que M. Pain est mort, depuis, mais rien n'est sûr : ma grand-mère de 103 ans est bien toujours vivante… Et la brune au front bombé, à la peau si incroyablement diaphane, qu'est-ce que la vie a fait d'elle ?

Il y a une vingtaine d'années, dans une interview accordée à je ne sais quel follicule sans importance, Antoine de Caunes racontait qu'il avait passé une grande partie de son adolescence dans la librairie de M. Pain. Cela a créé entre cet homme et moi une sorte de confraternité dont il ignorera toujours tout. Mais je sais que si, un jour, la vie est si inattendue, on se trouvait, lui et moi, en situation de parler ensemble, eh bien, M. Pain serait là, entre nous. Et peut-être même que, à travers lui, on en arriverait à s'aimer, au moins un moment.

Le mois d'août est en avance (si je puis dire…)


Pourquoi attendre le 30 du mois, si l'on peut partager dès maintenant avec les foules en délire les fantastiques aventures dûment consignées dans le journal d'août ?

lundi 16 septembre 2013

Trilogie des modestes

En commentaire à mon billet d'hier, M. Desgranges signalait que l'on pouvait lire Tristan Corbière dans la Pléiade. Aussitôt, je me suis souvenu que j'avais, voilà longtemps, acheté ce volume-là, que Corbière partageait, si j'ai bonne mémoire, avec deux autres poètes aussi savoureux et discrets que lui : Germain Nouveau (photo) et Charles Cros. Je dis “si j'ai bonne mémoire”, car il y a belle lurette que le volume a disparu de chez moi, probablement prêté à un indélicat ou à une vague et brune érectogène, qui l'un ni l'autre ne l'auront lu – passons. En parlant d'érection, cela me fait souvenir que la première personne qui ait parlé de Tristan Corbière et de Germain Nouveau à l'inculte non satisfait que j'étais au début des années quatre-vingt s'appelait Béatrice Fontanel – c'est Philippe Bernalin qui me l'avait présentée, pensant qu'on avait tout pour s'entendre ; et en effet, vu la paire de seins que promenait la jeune femme en question, nous eussions pu, mais elle n'a pas souhaité que je fasse plus ample connaissance avec ces jumeaux tentants. Elle vivait alors avec le journaliste Daniel Wolfromm, frère de l'écrivain Jean-Didier du même nom qui, je crois bien, n'a pas eu une vie beaucoup plus enviable que celle de Tristan Corbière et dont je n'ai jamais lu une ligne. Enfin bref, à défaut de ses seins, cette Béatrice m'avait au moins dévoilé Corbière et Nouveau : je lui en rends grâce. Je les ai aimés tout de suite, Pléiade en main, mais je ne suis pas sûr qu'il n'entrât pas une part de snobisme puéril dans ma soudaine dilection : se délecter de poètes que personne ne connaît, n'est-ce pas… Quand je dis “personne”, je parle du milieu journalistique que je fréquentais alors, lequel était déjà – ou encore – celui où l'on alliait une parfaite fatuité à la plus crasse ignorance : il a fallu que les blogueurs apparaissent pour que les journalistes prennent quelque allure de gens cultivés. J'étais dans l'idée, au départ de ce billet, de vous dire quelques mots sur ces trois personnages, peut-être même de reproduire quelques vers d'eux. Mais non : internet est là, votre curiosité, si je l'ai fait naître, sera rapidement satisfaite, vous n'avez pas besoin de moi. De toute façon, je perds le fil, me demandant à quel personnage évanoui j'ai bien pu prêté cette Pléiade, c'est en train de tourner à l'obsession, je le sens. Un petit verre va s'imposer.

Voilà, c'est servi, la Kro mousse. Plus j'y pense et plus je crois que c'était une fille. Je prêtais peu mes livres aux hommes, considérant qu'ils n'avaient qu'à se les acheter, dépourvu que j'étais d'arrière-pensée à leurs endroit et envers. Donc, une fille, presque forcément. Mais laquelle ? Qui ? Rien à faire, elle a disparu. C'est curieux parce que je me souviens toujours beaucoup mieux de celles, comme la Fontanel, qui m'ont gentiment éconduit que des quelques autres (il doit subsister, dans leur cas, des lambeaux de désir que les autres, l'ayant sottement assouvi, ont tué tout à fait). Et je ne me vois pas – ce n'est guère à mon honneur de le dire – prêter un livre à une femme avec qui j'aurais déjà couché ; même l'idée de parler de littérature avec elle m'aurait semblé bouffonnerie et perte de temps. On ne saura jamais, quoi. Mais on peut toujours imaginer – après tout, la nuit est tombée, il n'y a rien à la télé, on n'a pas plus urgent à faire – qu'un jour, des années après, m'ayant tout à fait oublié, cette Carine ou Angélique a ouvert le volume qui s'empoussiérait patiemment et éprouvé une petite commotion en lisant Tristan ou Charles ou Germain ; et qu'à ce moment, allongée sur son lit, ou dans le fauteuil, une jambe passée par-dessus l'accoudoir, elle s'est demandé comment ce livre était arrivé sur ce rayonnage. Elle en a probablement conclu qu'il devait venir de l'un de ces nombreux garçons qui, peu conquérants par nature, avaient tenté de la séduire en le lui donnant. C'est comme ça, quand on n'est pas trop laide, à force de temps, qu'on se constitue une bibliothèque.

Il mourut en s'attendant vivre et vécut s'attendant mourir

Quelle figure plus pitoyable et plus belle que celle de Tristan Corbière, oiseau de malheur à poil roux ? « Que je sois seul oiseau d'épave sur les brisants que la mer lave. »

Cet homme souffreteux appelé par le large, que le large a refusé, cet homme de grande santé que la santé a rejeté, mort à 29 ans, qui n'a trouvé d'issue que dans la poésie. Je crois qu'aucun personnage ne me donne comme lui envie de pleurer, de pleurer naturellement, les larmes qui ne jaillissent même pas, qui coulent simplement des yeux. Pour un homme mort déjà depuis des éternités, un poète de second rayon, sans doute, si on se réfère à ses contemporains prestigieux, et Verlaine, et Rimbaud, et Laforgue, et d'autres.  

Mais eux ont passé le siècle, n'est-ce pas ? Corbières, c'est plus difficile. Il est mort très jeune, ne s'est jamais trop poussé du col. Il a rendu humble hommage à François Villon, en son épitaphe, et pas seulement : son hommage à sainte Anne est un bel écho à la Ballade pour prier Notre-Dame de maître François : il atteint là, ce doux Tristan à une sorte de valeur d'orgue, il rejoint Villon, lui tend la main, et on sent que cette main est prise. 

Nul n'a envie d'avoir la vie de Tristan Corbière, et même pas lui, sans doute. Cette vie, pourtant, lui fut échue ; elle fut courte et pénible, douloureuse et injuste. Il en a tiré une œuvre. Vous l'ignorez ? Sans doute. C'est ce qui me la rend précieuse, infiniment, petitement, juste pour moi ; certains soirs, pas souvent, je pense à Tristan Corbière, ne vous en déplaise.

dimanche 15 septembre 2013

Les joyeuses vacances de M. Léautaud

« […] Évidemment, c'est amusant de partir en vacances. Décider du lieu où on va, consulter l'indicateur (je n'ai jamais su m'y reconnaitre), suer sang et eau à préparer ses colis, s'efforcer de ne rien oublier, se chicaner sur tout cela avec son épouse si on a le bonheur d'en posséder une – un bonheur assez répandu – chacun voulant emporter toute la maison en reprochant à l'autre tout ce qu'il emporte, se transporter dans des magasins pour l'achat de toilettes à l'usage de Madame qui veut là-bas éblouir les populations et pour soi-même de quelque complet balnéaire, avec deux ou trois de ces chemises à col Danton qui sont de si bon goût et une casquette non moins seyante qui vous permettra d'inspecter l'horizon maritime avec une silhouette de connaisseur. Le jour du départ, quérir une voiture, s'y entasser avec sa famille et ses paquets, se faire porter à une gare, chercher ses places dans un train, s'enfourner dans un compartiment déjà à moitié plein d'autres gens, s'insérer entre eux au petit bonheur, en pestant déjà, subir le charmant babil d'enfants qu'on jetterait avec plaisir par la portière, être réjoui par les agréables odeurs que dégagent les voyageurs qui se mettent à leur aise, qui mangent et boivent à chaque instant, qui dorment en ronflant et en se laissant tomber sur vous, avoir un besoin à satisfaire sans pouvoir bouger, tirer sa montre toutes les demi-heures pour savoir où on en est du parcours, arriver, avoir à descendre du wagon tout ce qu'on y a entassé : soi-même, sa femme et ses paquets, réclamer un porteur qui file aussitôt à votre vue, chercher une voiture qui est immédiatement prise par d'autres voyageurs, découvrir après bien des recherche l'hôtel ou pension de famille où on a retenu par lettre une ou deux chambres, s'apercevoir que le bois de sapins pompeusement annoncé sur le prospectus de l'établissement se réduit à trois arbustes rabougris au milieu d'une cour surchauffée par le soleil et parfumée des odeurs de la cuisine, constater qu'il faut faire une demi-heure de chemin pour avoir un journal, que le poisson vient de Paris où il est d'abord expédié pour revenir ensuite sur la table de l'hôtel, acquérir cette opinion que la mer, à la plage, n'est pas très engageante, avec tous ces gens qui se trempent dedans, jouir de la vue de tous ces baigneurs et baigneuses qui se promènent à moitié nus, enchantés de se montrer comme s'ils étaient autant d'Adonis et de Vénus, subir toutes les questions de votre épouse qui vous demande chaque jour si on n'a pas oublié de fermer le compteur, de mettre de la naphtaline dans les vêtements, de fermer à clef le secrétaire, de dire à la concierge de prier M. Un Tel de ne pas manquer de faire savoir à telle autre personne qu'on est ici à Saint-Pol de Vic-sur-Ardèche, en Bresse, Vendée inférieure, pour qu'elle donne de ses nouvelles, se disputer sur le choix des cartes postales illustrées que Madame veut envoyer à des amis qui s'en moquent pas mal, tout en ne manquant pas à votre retour de vous dire à ce propos : « Comme c'est gentil de votre part ! », se trouver nez à nez avec quelqu'un à qui on a dit à Paris qu'on partait pour Nice, « les plages trop fréquentées n'étant plus supportables », lequel n'est pas plus ravi de la rencontre, vous ayant de son côté annoncé son départ pour les Baléares, se résigner, traîner, compter en secret les jours, songer à l'appartement de Paris où tout – pour ainsi dire – a pris la forme de vos goûts et de vos habitudes, se dire que le bonheur dans lequel on est n'aura qu'un temps, que c'est une question de patience, enfin voir le jour du départ arriver, le train à reprendre le lendemain matin, passer la journée à tout réempaqueter avec les mêmes paroles d'accord qu'au départ avec son épouse, ne pas dormir de la nuit à l'idée du train à prendre au petit jour, s'entasser de nouveau dans un compartiment avec tous les agréments déjà décrits, débarquer à Paris avec la figure de bois, recherche d'un taxi, retour à la maison, trouver chez soi une poussière du diable parce qu'on avait fermé une fenêtre seulement à l'espagnolette et qu'il a été procédé en votre absence au ravalement de l'immeuble, entendre à ce propos, de plus belle, les compliments satisfaits de votre compagne, se laisser tomber sur une chaise, regarder tous les colis posés çà et là, songer à toutes ces affaires qu'il faudra remettre en place. Évidemment, c'est amusant d'aller en vacances. […] »

Paul Léautaud, Passe-Temps II, Mercure de France, pp. 402-404.

samedi 14 septembre 2013

La Girafe


La girafe fait montre parfois d'une certaine aigreur de caractère, ce qui est aisément compréhensible : bien qu'emmanchée d'un long cou, nul renard ne l'a encore invitée à dîner chez lui, peut-être en raison de sa pelisse honteusement rapiécée, on ne sait. De plus, elle serait bien incapable, et elle le sait, de bâtir son nid au sommet d'authentiques donjons alsaciens. Si vous ajoutez à cela, qui est déjà bien lourd, qu'aucun dieu de la fécondité ne l'a jamais chargée d'apporter le moindre bébé aux couples d'humains, vous concevrez qu'elle voie souvent l'existence en d'autres couleurs que le rose – d'autant que, pour couronner, elle est contrainte de vivre en Afrique.

La girafe considère tout de haut, ce qui l'empêche de rien voir. Même parvenue à un âge canonique, elle ignorera toujours à quoi peut bien ressembler un zèbre ou une antilope, ne leur ayant jamais aperçu que l'échine. Eux, en revanche, ne se font jamais faute de ricaner d'elle par dessous, notamment lorsqu'elle prend cette pose désarticulée et tout en rotules, sur le bord des mares et des fleuves afin de s'y désaltérer, au risque du torticolis, voire de la rupture de cervicale. Une girafe qui boit est aussi empruntée, dans sa posture, que n'importe quel autre mammifère lorsqu'il défèque, et il est bien difficile d'aller faire cela à la sauvette derrière un buisson d'épineux. Enfin, si vous considérez que la girafe qui dort se retrouve immanquablement les narines collées au trou du cul, vous comprendrez qu'il est l'heure de mettre fin à ces plaisanteries stupides qui font depuis trop longtemps s'épanouir la rate du vulgaire, comme :  « Fait pas trop chaud là-haut ? », ou encore : « Ça doit bien tirer, une grande cheminée comme ça ! » Car, à force, il pourrait se faire que la girafe montât sur ses grands chevaux, elle que pourtant sa nature n'incite pas à se pousser du col.

vendredi 13 septembre 2013

L'Élégance d'être nègre


À Paul Léautaud

Dans l'une de ses dernières ritournelles, ce grand con avantageux de Brel évoquait le courage d'être juif ainsi que l'élégance d'être nègre. Je ne sais si j'aurais le courage d'être juif, ni même s'il en faut pour l'être. Mais il me semble que je manquerais de cœur pour accéder à l'élégance d'être nègre. Je ne parle pas tant du grimpant de clown qui, après tout, en d'autres contextes, pourrait être amusant, mais plutôt du petit pendentif plastifié arboré autour du cou : les vaches ont parfois les mêmes, pour savoir de quel troupeau elles procèdent ; mais, elles, c'est généralement à une oreille qu'on le leur agrafe. De plus, en dehors du fait qu'elles ne pratiquent pas elles-mêmes le piercing qui les enrégimente, elles sourient rarement à l'objectif et n'encombrent pas les trottoirs de la rue Saint-Honoré où sont leurs maîtres. 

Enfin, les vaches ont souvent un regard très doux, et presque jamais ce sourire satisfait, sabot ciré en avant.