J'ai plusieurs fois, par le passé, tenté d'alerter le peuple insouciant sur le danger de certaines chansonnettes qui, sous leurs anodines ritournelles, cachent en réalité de puissants acides destinés à corroder la morale commune et à dissoudre les vertus les mieux trempées. Je pense que, grâce à mes efforts, nul ne peut plus écouter les Grands Boulevards de Montand ou le Trousse-chemise d'Aznavour, pour ne citer que deux exemples, sans tressauter d'une juste indignation.
Je me devais à moi-même de poursuivre cette tâche sacrée. C'est pourquoi, aujourd'hui, nous allons nous attaquer à une œuvre particulièrement pernicieuse et passer à la moulinette Les Roses blanches de Mme Berthe Sylva. Commençons par le commencement :
C’était un gamin, un gosse de Paris,
Pour famille il n’avait qu’ sa mère
D'entrée, le ton est donné, l'ambiance misérable dessinée : nous sommes confrontés à une famille mono-parentale, cette abomination des temps modernes. Et l'on imagine sans peine, mais avec chagrin, les pressions morales que l'innocent rejeton a dû subir, depuis sa naissance ou quasi, les récriminations d'une mère aigrie contre les hommes, faisant retomber le poids de ses frustrations infinies sur la tête de son enfant. Il y a là, en germe, de quoi dégoûter à tout jamais un gosse des amours ordinaires : on ne serait pas surpris de le voir se métamorphoser plus tard en fiote amateur de gay prides. Cette mère abusive, qui est-elle ?
Une pauvre fille aux grands yeux rougis,
Par les chagrins et la misère
Ah ! ils ont bon dos, les chagrins et la misère ! Ces “yeux rougis”, on se doute bien qu'ils ont d'autres causes moins avouables : des nuits passées à se saouler de mauvaises gnôles et à rouler entre les bras de quelques apaches des barrières, afin de noyer doublement, dans l'alcool et le stupre, les remords que devraient lui causer les échecs successifs de sa lamentable existence. Un indice de cette vie dissolue qu'on lui entrevoit ?
Elle aimait les fleurs, les roses surtout,
Non, pénible garce, non : on n'aime pas les fleurs, et encore moins les roses, quand on est une honnête ouvrière, s'acharnant par son seul travail à faire vivre son enfant sans père ! Du reste, on commence à le comprendre, ce père, probablement un brave et simple travailleur, horrifié et s'enfuyant à toutes jambes en découvrant le fond de vice de celle dont il avait d'abord rêvé de faire sa chaste épouse. Il a bien fait car elle n'aurait sans doute pas mis grand temps à le corrompre, tout comme elle a commencé à corrompre le fils qu'il lui a laissé. En effet :
Et le bambin tous les dimanche
Lui apportait de belles roses blanches,
Au lieu d’acheter des joujoux
On nous a dit que sa mère était dans la misère, n'est-ce pas ? Alors je formule la question que tout le monde se pose déjà : où diable le “bambin” trouve-t-il l'argent pour acheter des roses, fleurs dispendieuses s'il en est ? Même sans aller jusqu'à imaginer le pire – il ne manque pas de messieurs dépravés, autour des fortifs, pour apprécier le charme interdit des bambins… –, on se doute bien qu'il ne se procure pas ses bouquets par des moyens honnêtes. Et d'ailleurs :
Un matin d’avril parmi les promeneurs
N’ayant plus un sous dans sa poche
Sur un marché tout tremblant le pauvre mioche,
Furtivement vola des fleurs
Voilà où mènent l'exemple d'une fille-mère et l'éducation qu'elle peut donner ! Et comme dit si bien la sagesse populaire : « Qui ce jour vole une rose / vole bientôt autre chose. » On le retrouvera donc très vite, devenu adulte, occupé à détrousser les bourgeois sur les boulevards, s'il ne se transforme pas en un répugnant julot-casse-croûte, contraignant aux bordels de Pigalle ou au tapin de la Madeleine de pauvres filles qu'il aura séduites en leur payant des cocktails opiacés et leur offrant des cigarettes à bout doré – bref : des portraits vivants et plus jeunes de sa mère, cette mère qui, dès les langes, lui a indiqué la voie de la dépravation comme on ouvre une voie royale.
Certes, la morale semble sauve in extremis, puisque la mère du futur maquereau va très logiquement finir ses jours à l'hôpital, probablement d'une cirrhose en phase terminale ou d'une bléno mal soignée. Mais ce n'est là qu'apparence. Car enfin, qui est-ce qui va le payer, ce séjour hospitalier ? Certainement pas elle, qui n'est riche que de ses chagrins et de sa misère, ni son monomaniaque de fils qui ne pense qu'à ses putains de fleurs.
Eh oui, on l'aura compris : c'est encore nous qui allons y être de notre poche.