Il y a un narrateur, mais qui n'a pas tout le temps la parole ; il s'appelle Alex, c'est un Ukrainien de 20 ans n'ayant jamais quitté l'Ukraine et rêvant de l'Amérique et de ses écoles de comptabilité. Il y a un héros, désigné comme tel par le narrateur ; lui aussi a vingt ans, c'est un juif américain d'origine paternelle ukrainienne, qui se nomme Jonathan Safran Foer ; il est venu en Ukraine pour tenter de retrouver la trace d'Augustine, la jeune fille qui a sauvé la vie de son grand-père, le 18 juin 1942, lorsque les nazis ont tué tous les habitants du shtetl de Trachimbrod – ou presque tous : le roman tout entier sinue et se déploie entre les lettres de ce presque.
Le héros a fait appel aux services d'une agence appelée Heritage Touring, spécialisée dans l'aide aux juifs d'origine ukrainienne désireux de retrouver les traces de leur famille massacrée par les Allemands. Son voyage, sa quête, sa remontée aux origine s'effectuera sous la houlette d'Alex, interprète s'exprimant dans un anglais très approximatif, et du grand-père de ce dernier qui fera office de chauffeur bien qu'il se prétende aveugle – il est d'ailleurs accompagné par une chienne censée le guider et réputée folle.
Le texte original de
ce roman est évidemment hors de ma portée, mais il me semble que les deux traducteurs français – Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso – ont accompli un petit prodige en traduisant l'anglais bouffonnant d'Alex. Le résultat est en tout cas une réussite en lui-même, sans préjuger de la comparaison. Pour vous en donner une idée, voici la première page de
Tout est illuminé :
Légalement, je m'appelle Alexandre Perchov. Mais mes nombreux amis me surnomment tous Alex, version plus flasque à articuler de mon nom légal. Ma mère me surnomme Alexi-arrête-de-me-morfondre !, parce que je suis toujours à la morfondre. Si vous voulez savoir pourquoi je suis toujours à la morfondre, c'est parce que je suis toujours ailleurs avec des amis, à disséminer tant de numéraire, et à accomplir tant de choses qui peuvent morfondre une mère. Mon père soulait de me surnommer Chapka pour le bonnet de fourrure dont je me chapeaute même pendant les mois d'été. Il cessa de me surnommer ainsi parce que je lui ai demandé de cesser de me surnommer ainsi. Cela m'avait une résonance gamine et je me suis toujours considéré comme très puissant et génératif. Maintenant il me surnomme Alex, comme mes amis, mais il n'est pas de mes amis. J'ai beaucoup de filles, croyez-moi, et toutes me dénomment d'un nom différent. L'une me surnomme Bébé, non que j'en sois un, mais parce qu'elle s'occupe de moi. Une autre me surnomme Toute-la-Nuit. Voulez-vous savoir pourquoi ? J'ai une fille qui me surnomme Numéraire, parce que j'en dissémine tant avec elle. Elle me pourlèche les babines pour cela. J"ai un frère miniature qui me surnomme Alli. Je ne kife guère ce nom mais comme je le kife beaucoup lui, bon, je lui permets de me surnommer Alli. Quant à son nom, c'est Mini-Igor, mais mon père le surnomme L'Empoté, parce qu'il est toujours à se promener contre les choses. Il y a seulement trois jours précédemment qu'il s'est fait l'œil noir, d'une mauvaise gestion d'un mur de brique. Si vous conjecturez comment peut se dénommer ma chienne, c'est Sammy Davis Junior, Junior. Elle se dénomme ainsi parce que Sammy Davis Junior était le chanteur bien-aimé de mon grand-père et que la chienne est à lui, pas à moi, parce que je ne suis pas celui qui se croit aveugle.
Il y a encore Brod, la “très-arrière-grand-mère”, nourrisson sorti des eaux de la rivière dont elle porte le nom, le 18 mars 1791. Il y a le shtetl lui-même, séparé en deux par une ligne jaune – les Juifs d'un côté, les Humains de l'autre… – et la synagogue à cheval sur cette frontière ; comme la ligne se déplace au fil du temps et des événements, la synagogue est en bois et montée sur roues.
Le roman est un puzzle, dont les pièces occupent toutes le même endroit : Nachimbrod, le village fantôme, dont il ne reste qu'une stèle, mais à différents nœuds temporels s'échelonnant entre 1791 et 1997, moment du voyage du héros. Celui-ci et son interprète se piquent tous deux d'écriture, et ce sont leurs tentatives, tour à tour cocasses ou tragiques, souvent les deux, de donner forme à ce qui n'est plus que nous lisons – ainsi que les lettres irrésistibles qu'Alex écrit à Jonathan après le retour du second aux États-Unis. Chacun des deux adresse à l'autre son livre au fur et à mesure qu'il s'écrit, et amende ce qu'il reçoit en retour, multipliant ainsi les miroirs déjà nombreux.
Les deux grands-pères aussi se rejoignent, le chauffeur aveugle et celui qui mourut quelques semaines après son arrivée sur le sol américain, et c'est le visage figé d'Augustine, sur la vieille photo possédée par le héros, qui les réunit. Mais Augustine existe-t-elle ? Le shtetl de Nachimbrod a-t-il lui-même existé, ou n'est-il rien d'autre que les traces dérisoires qu'a déterrées et conserve dans sa masure celle-qui-n'est-pas-Augustine ?
Les époques tournoient, s'enroulent sur elles-mêmes et s'entrelacent les unes aux autres, les points de vue réfractent la lumière, et tout est irrésistiblement attiré par ce trou noir du 18 juin 1942, lorsqu'un des nombreux Einsatzgruppen de l'armée allemande liquide le shtetl après en avoir massacré les habitants juifs. Tout retourne à la Brod, la rivière dont, 151 ans plus tôt, est sortie la très-arrière-grand-mère. Il demeure des vapeurs d'oubli, et quelques grains de mémoire que, chacun à sa manière, le narrateur et le héros s'efforcent de réunir le long du fil dont ils disposent.
Par moment, l'exubérance et la prolifération narratives de ce roman m'ont fait songer à Tristan Egolf et à son Seigneur des porcheries. Le fait qu'Egolf se soit suicidé à 33 ans n'est peut-être pas étranger à cette association d'idées.
Jonathan Safran Foer, lui, semble bien vivant à ce jour – et c'est tant mieux.