En ouverture de son livre intitulé
Au-delà de Darwin (éditions Jacqueline Chambon),
Jean Staune propose une petite fable qui, pour n'être que ce qu'elle est, une simple analogie, est tout de même éclairante. Résumons-la, ou du moins essayons.
Considérons une planète à peu près semblable à la Terre, sur laquelle une espèce intelligente s'est développée. Les deux différences avec la Terre sont que, comme Vénus, cette planète est entourée d'une épaisse couche de nuages qui empêche de jamais voir le soleil et les étoiles, et que, d'autre part, elle est si éloignée de son soleil qu'elle met plusieurs siècles à en faire le tour. Appelons-la Darwos (le nom est de moi, non de Staune).
Au début, les Darwosiens en sont réduits à prier les dieux afin qu'ils leur accordent un temps aussi clément et propice aux récoltes que possible. Au bout de quelques millénaires, une esquisse de science, appelée météorologie, apparaît. Comme celle-ci est incapable de prévoir le temps qu'il fera plus d'une quinzaines de jours à l'avance, les prêtres qui faisaient la pluie et le beau temps combattent durement et sans relâche cette “pseudoscience”. Néanmoins, au fil des décennies, la météorologie s'affine et, même si le temps qu'il fait ou qu'il va faire semble définitivement imprédictible, plus personne ou presque, chez les Darwosiens, ne pense plus que les tempêtes et les belles journées de juin sont décrétées par les dieux ; ils sont au contraire persuadés qu'elles ne sont dues qu'au hasard.
Or, au bout de quelques siècles d'observations et d'études, voici que de nouveaux savants suggèrent que, à très long terme, quelque chose contribue à la modification du climat, faisant alterner, de façon étrangement régulière, les périodes froides et les périodes chaudes. Aussitôt, les météorologues classiques s'insurgent : ils ont eu assez de peine à écraser les superstitions répandues par les prêtres, ils ne vont pas risquer de les laisser reprendre du poil de la bête ! Ces gardiens de l'orthodoxie climatiques se mettent donc à ferrailler contre les iconoclastes, avec d'autant plus de succès, il faut le dire, que ceux-ci ignorent absolument tout de ce qu'ils croient avoir observé, et surtout de la nature du phénomène qui pourrait causer ces variations à grande échelle. Pendant ce temps, en effet, les très encombrants grands prêtres darwosiens tentent de remettre Dieu au centre de la controverse.
Bref, on s'écharpe à qui mieux mieux, la situation est totalement bloquée ; et elle le restera tant que les savants ne parviendront pas à découvrir la marche des astres et des planètes dans l'univers, ainsi que le phénomène des saisons, dû à la rotation elliptique de Darwos autour de son soleil.
La transposition aux batailles contemporaines (et terrestres…) engendrées par le darwinisme est évidente : les “grands prêtres” correspondent aux créationnistes ou, à tout le moins, aux modernes tenants du dessein intelligent ; les météorologues qui défendent leur pré carré sont les néo-darwiniens purs et durs ; enfin, ceux qui pressentent une cause plus globale aux alternances de froid et de chaud, mais sans comprendre cette cause, représentent ces savants de plus en plus nombreux qui, sans verser dans le créationnisme et en s'opposant au dessein intelligent, contestent au darwinisme la capacité de tout expliquer du vivant, toujours et partout.
Et, en effet, comme sur Darwos, la guerre fait rage.
Durant longtemps, les néo-darwiniens (dont le “chef de file” est
Richard Dawkins) ont pu écraser leurs contestataires, grâce à leur nombre et surtout avec un argument massue, une “arme absolue de langage”, qui avait déjà fait ses preuves dans un tout autre domaine. On se souvient que, dans les années cinquante et soixante (et même encore après…), toute personne se montrant un tant soit peu critique envers le communisme et l'Union soviétique était automatiquement présentée par les marxistes comme un sous-marin du fascisme mondial, un stipendié de la CIA. De même, durant des décennies, tout biologiste, généticien, paléontologue, etc., qui se mêlait de s'en prendre au dogme néo-darwiniste devenait
ipso facto un suppôt du créationnisme ou, au mieux, un partisan du fameux dessein intelligent.
Or, il n'en est évidemment rien, sauf pour une infime proportion de ces “contestataires”. La plupart de ces savants ne conteste nullement l'évolution des espèces, ni même la sélection naturelle
dans son ensemble, et rejette fermement toute tentation créationniste. Certains, comme
Stephen Jay Gould, se sont même toujours vus comme des darwiniens de bonne observance. Ce qu'ils disent, ce que leurs multiples études les conduisent à penser, notamment depuis l'apparition de la génétique, la découverte de l'ADN, etc., c'est que le néo-darwinisme n'est pas (n'est plus) en mesure de fournir une explication
globale du vivant, qu'il doit y avoir autre chose, même s'ils ignorent encore quoi : exactement comme les météorologues de Darwos face au phénomène des saisons et du mouvement des astres.
D'après le philosophe des sciences Karl Popper, une théorie ne peut être qualifiée de scientifique que si elle demeure réfutable. Ce qui signifie qu'une théorie possédant une réponse pour toutes les situations, y compris à venir, cesse d'être une science pour se durcir en dogme. C'est pourquoi, jusqu'à une époque récente (et encore aujourd'hui, dans la presse “généraliste” et chez les moins informés des blogueurs…), tout savant critique se trouvait immanquablement rejeté dans le camp infernal des obscurantistes créationnistes.
Pour mieux comprendre la résistance désespérée (désespérée, car leur citadelle se lézarde chaque jour un peu plus) des néo-darwiniens orthodoxes – ces nouveaux grands prêtres… –, il faudrait reprendre la notion de
paradigme scientifique, très bien analysée par
Thomas Kuhn – mais cela nous entraînerait un peu loin, alors qu'il est déjà midi et que je n'ai même pas encore pris ma douche.
Il n'empêche : l'affaire est passionnante.