L’un des reproches que font aux journaux d’écrivains ceux qui prisent peu ce genre tient à leur caractère
répétitif, pour ne pas dire ressassant. Aspect qu’il n’est pas question de nier, surtout dans le cas d’écrivains à qui « il n’arrive jamais rien », dont la vie se situe soit tout à fait en retrait de l’agitation du monde – et notamment du monde des lettres –, soit en ses marges : je pense dans ce dernier cas à Paul Léautaud, et, pour le premier, à Renaud Camus, dont le dernier volume du journal,
L’Isolation (année 2006) vient tout juste de paraître, et dans la lecture duquel je suis plongé depuis hier. Or, je me demande si ce n’est pas cet aspect itératif qui, à l’inverse, séduit ceux qui se délectent de la “forme journal”. Tout bonnement, peut-être, parce qu’une lecture un peu plus attentive, ou empathique, et surtout menée sur la durée, permet de s’apercevoir qu’il ne s’agit pas de
ressassement (le mot n'existait pas, voilà une bonne chose de faite) pur et simple.
En dehors des événements concrets qui peuvent survenir dans son existence – et qui surviennent en effet toujours, à un moment ou l’autre –, le diariste a pour principal matériau le regard qu’il pose sur le monde l’entourant, c’est-à-dire ce monde lui-même, passé au filtre du regard et de l’esprit. « Comme tous les écrivains », dira-t-on. Sans doute, mais à la différence que, là, et à moins de tricherie postérieure, face au journal qu’il tient, l’écrivain “travaille dans l’instantané”, si l’on peut dire ; il est une plaque sensible qui, quasi simultanément, enregistre et restitue. Par conséquent, s’il se trouve davantage “photosensible” à tel et tel thèmes plutôt qu’à d’autres, ceux-là reviendront immanquablement, jour après jour, une année devant l’autre, hanter les pages du journal.
Mais pas à l’identique. Pour le lecteur endurant, régulier, fidèle, le lecteur “de longue durée” (la durée même du journal, qui ne coïncide pas forcément, et même presque jamais, avec le temps réel du lecteur), vont apparaître des glissements de terrain, des changements de perspectives. Sur un paysage mental donné, qu’un lecteur pressé tiendrait trop facilement pour figé, des collines vont se déboiser, des parcelles soigneusement cultivées quelques années plus tôt retournent à une semi-friche ; et telle dépression de terrain à peine perceptible s’apprête, sans que le lecteur ni peut-être l’auteur n’en sache encore rien, à se transformer en gouffre : où l’on retrouve le thème cher à Renaud Camus de la “cavatine” (du latin
cavare, creuser).
Restons avec Renaud Camus, justement, et à ce journal 2006. Dans son cas, l’affaire se complique et le jeu de miroirs devient vite labyrinthique (curieuse image…). Car chaque tome constitue une sorte de navette temporelle, un “sas multi-passages” (
passage, bien sûr… On peut se demander si toute l’œuvre de Camus, ou au moins une forte partie d’elle, constitue autre chose qu’un gigantesque passage à voies multiples) qui permet de circuler non seulement entre les époques, mais aussi à l’intérieur de l’œuvre elle-même.
Entre les époques, c’est l’évidence même. Circulation première, entre le moment de l’écriture au jour le jour et celui où le lecteur entre en action, à la fois ultérieurement et rétrospectivement. Circulation seconde aussi, en raison de l’existence même du journal. Ainsi, dans ce journal 2006 que nous lisons en 2009, il est longuement question du journal 2002 (
Outrepas) qui vient de paraître, mais aussi de celui de l’année suivante (
Rannoch Moor) que l’auteur s’occupe à mettre en forme pour la publication (avec, bien entendu, son cortège de micro-paranoïas relatives à Claude Durand, Hélène Guillaume, les promesses de l’un, les silences de l’autre, etc.).
La “navette” permet aussi de circuler à l’intérieur même de l’œuvre, dans celle qui s’écrit parallèlement au journal, dans celle qui est sur le point de paraître et dont il faut relire et corriger les épreuves, mais aussi et surtout dans celle à venir ; dans des contrées encore très brumeuses, possiblement lointaines, qui peuvent ne jamais être atteintes et auxquelles l’écrivain lui-même n’a peut-être nullement songé. C’est là que la répétition, le
ressassement prennent leur sens ; là que les changements dans les paysages écrits révèlent ceux qui ne le sont pas encore, et les autres qui seront bientôt sinon désertés du moins fréquentés de façon moins obsessionnelle ; là que le journal se mue en laboratoire de l'œuvre.
Dans les cent premières pages de
L’Isolation, Camus parle beaucoup et souvent, sans craindre même de se répéter (mais à la manière dont une variation “répète” le thème), de tous les phénomènes qu’il observe concernant l’abaissement de la culture ; il scrute avec une sorte de délectation morose les plus petits signes trahissant son agonie. Certes, ce thème était déjà là les années précédentes, ô combien. Mais, en ces premiers mois de 2006, ils deviennent littéralement envahissants – une explosion de métastases. Pour filer la métaphore médicale, il y a menace de tumeur maligne, il va falloir envisager l’opération, l’ablation. Et, où un simple “passant” diagnostiquerait une banale obsession stérile, voire légèrement radoteuse, le lecteur comprend qu’en effet la “tumeur” ne tardera pas à être extraite ; et il sait déjà – parce qu’il était présent en salle d’opération – qu’elle a pour nom
La Grande Déculturation, livre paru de fait en 2008.
Ces thèmes que l’on dit
récurrents, récurrents mais mouvants, glissant les uns sur les autres, se combinant, ne sont pas en nombre clos. Dans
L’Isolation en apparaît un que je pense être nouveau dans l’œuvre, et en particulier dans le journal : celui moins de la mort que du vieillissement, du “temps qui reste”. Le thème surgit à l’entrée du 4 mars, lorsque l’auteur apprend la mort brutale de Philippe Muray. Muray dont Camus souligne qu’il n’avait qu’un an de plus que lui. À partir de là, c’est comme si un voile se déchirait (pardon pour la banalité de la formule…). Avec une sorte d’innocence, de naïveté non feinte, et somme toute assez émouvante, Camus semble découvrir que, malgré la médecine de l’époque, nul n’est assuré de vivre au moins jusqu’à 85 ans. Et que, donc, l’œuvre encore à venir n’est nullement à l’abri d’une catastrophe. Pour le lecteur, l’impression la plus forte est celle d’un homme, d’un écrivain se trouvant confronté pour la première fois (pour la première fois sérieusement, avec des indices concrets : mort des autres, ennuis de santé, etc.) à la possibilité de
l’inachèvement.
(À ceux qui pourraient s’étonner de ce que je viens de qualifier, faute de mieux, d’innocence ou de naïveté, il convient peut-être de rappeler l’existence de ce personnage essentiel (quoique aux apparitions épisodiques) dans le
corpus camusien : la mère de l’écrivain, toujours de ce monde. Il doit être plus difficile de voir sa propre mort à un homme qui a encore sa mère, parce qu’elle fait rempart entre elle et lui.)
Ensuite, le thème revient en de multiples occurrences – au moins jusqu’à la page 223 où je me suis arrêté pour tenter d’écrire ce texte. Ce n’est probablement pas par hasard non plus qu’à cette même période apparaît, chez Renaud Camus, l’exergue tiré de saint Matthieu :
Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. Et, de même que répétitions et variations autour de l’agonie de la culture, de son enfouissement aux catacombes, déboucheront bientôt sur
La Grande Déculturation, le lecteur, attentif et rêveur tout à la fois, se prend à espérer lire, vers les années 2010 ou 2011, une sorte de
De senectute camusien. Dont nul ni l’auteur ne peut connaître encore le jour ni l’heure.
[Je publie simultanément sur le forum de la société des lecteurs de Renaud Camus une version très légèrement différente de ce texte, certaines précisions ayant lieu d'être ici mais non là, ou réciproquement.]