jeudi 26 mars 2020

Lectures au long cours


Je pourrais attaquer ce billet en disant que notre époque de confinement se prête merveilleusement à des lectures au long cours. Ce serait mentir, ou embellir, en ce qui me concerne, dans la mesure où je mène depuis dix jours exactement la même existence qu'avant le Grand Claquemurage. Disons que, depuis novembre 2016, mois de la retraite, je suis un genre de claquemuré volontaire.

Néanmoins, je pratique effectivement les lectures au long cours. L'expression est d'ailleurs à prendre au double sens du terme puisque, après les 1400 pages du Don paisible (on en aura des échos dans le journal de mars, en ligne mercredi prochain), je viens de reprendre les admirables et terribles Récits de la Kolyma, 1400 pages également ; or, avant d'être le symbole de l'enfer bolchévique, la vérité ultime du communisme, la Kolyma était bel et bien un fleuve elle aussi – d'ailleurs, elle l'est resté. 

Ce que j'ai envie de dire sur ce livre, il se trouve que je l'ai déjà dit, ici même, il y a dix ans presque mois pour mois. Voici ce que j'en écrivais alors :


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Les Récits de la Kolyma ne sont pas un témoignage ; Varlam Chalamov n'est pas Evguenia Guinzbourg. Ce ne sont pas non plus un décorticage minutieux, une tentative d'épuisement du sujet, comme peut l'être L'Archipel du goulag de Soljénitsyne. Les Récits de la Kolyma sont la vérité du goulag. Ils sont cet entonnoir gigantesque et tournoyant de 1500 pages, qui seul permet à l'auteur d'entraîner son lecteur jusqu'au dernier cercle de l'enfer. C'est un chaos apparent qui, régulièrement, laisse croire à celui qui s'est embarqué à la suite de ce Virgile rescapé qu'il va pouvoir sortir la tête, revoir la lumière, échapper au tourbillon concentrique. Mais c'est pour mieux replonger un peu plus profond, toujours un peu plus profond.

Les ombres qu'on croise sont multiples et changeantes, mais ce sont toujours des ombres : ombres de mourants, ombres de bourreaux, parfois interchangeables, souvent l'un et l'autre tour à tour, à mesure que l'on s'enfonce dans cet enfer où le froid règne en maître absolu, indifférent et stupide, telle une entité de Lovecraft.

L'auteur est l'une de ces ombres et il est lui aussi plusieurs : Chalamov devient tour à tour, et dans plusieurs récits, un “je” sans nom, ou encore Andréïev, Doubrouliov et ce Krist dont le nom, n'est-ce pas...

Les histoires que l'on raconte, aussi reviennent comme des fantômes, mais jamais éclairées de la même façon, jamais vues par les mêmes yeux ni à la même distance. Et tantôt le protagoniste meurt, tantôt il sauve sa peau – mais jusqu'à quand ? Nul n'en sait rien et personne ne s'en soucie : celui qui pense plus loin que demain est un fou.

Le temps lui-même se disloque, à la Kolyma. Chalamov note à plusieurs reprises que les journées sont interminables mais que les années passent vite. Et comme personne n'attend plus rien, la mémoire perd toute attache et les multiples récits sont lancés dans le temps à la manière d'une boule dans un flipper, sans aucun souci de la chronologie qui commande à la vie des vivants, restés sur le “continent”.

Dans l'un des récits, Chalamov dit que lorsqu'un zek est très près de mourir, le seul sentiment qui l'habite encore est la colère, parce que c'est celui qui vit “au plus près des os”. Si jamais il lui est donné d'éloigner la mort, reviennent ensuite l'indifférence, puis la peur. Encore après la pitié envers les animaux, et seulement en dernier lieu celle pour les hommes. Quant à l'amour, tout le monde a perdu sa trace, et chacun sait bien qu'il lui serait au mieux inutile, au pire nuisible. Or, le pire est presque toujours certain – c'est pourquoi le changement, la nouveauté sont les plus effrayants ennemis des damnés : il y a toujours, malgré tout, un cercle inférieur à celui où l'on se trouve...


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 J'aurais sans doute dû être plus précis, alors. Dire que ces récits, qui doivent être lus dans l'ordre voulu par l'auteur et, si possible, lus intégralement, donnent d'abord à celui qui les aborde, après quelques dizaines de pages, l'impression d'une sorte de patchwork, c'est-à-dire un ensemble à deux dimensions et immobile, dont les différentes pièces auraient été assemblées un peu au hasard, sans dessin ni dessein préalables ; au fil de la mémoire. 

Mais, quand on franchit la cap de la centaine de pages, un ordre commence à se laisser discerner, dans la disposition des carrés de couleurs ; on devine une structure, des lignes de forces, encore malaisément déchiffrables.

Après deux ou trois cents pages, le doute n'est plus possible : non seulement l'architecture se laisse de mieux en mieux voir, mais en plus elle s'anime ! Ce n'est plus un patchwork qui s'étale sous l'œil du lecteur, c'est un kaléidoscope qui tournoie.

Et c'est seulement parvenu à peu près au tiers du livre, voire à la moitié, que l'entonnoir dont je parle plus haut se révèle finalement. C'est-à-dire quand il est trop tard pour échapper à son vaste mouvement maelstromique, celui qui l'entraîne vers la réalité même de la Kolyma.

Je pense à tous ceux qui ne liront jamais les Récits de la Kolyma ; je les plains un peu.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.