vendredi 30 janvier 2015

Le blues du chanteur


C'est une vérité admise, intouchable, presque sacrée depuis la pauvre comédie de Berger et Plamondon : tous les hommes d'affaires sont des ratés, même lorsqu'ils ont réussi ; tous, si on les pousse un peu, n'ont que ce lamento à la bouche (obligatoirement goualé dans les aigus pour montrer qu'on a de la voix) : J'aurais voulu… être un artiiiiiiiiiiste ! 

Or, rien n'est plus faux, évidemment. Les hommes d'affaires rêvent probablement de tas de choses – accroître leur chiffre d'affaire, bouffer leur concurrent direct, se taper un top model international, divorcer de leur emmerdeuse de femme sans que ça leur coûte trop cher, enrayer les métastases de ce putain de cancer, etc. –, mais certainement pas de devenir un guignol à paillettes beuglant dans un micro devant un parterre d'abrutis des deux sexes.

En revanche, être un artiiiiiiiste, être reconnu comme artiiiiiiiiste, c'est typiquement un rêve de chanteur ; et la preuve qu'ils n'en sont pas, des artistes, c'est qu'il répète toute les cinq minutes qu'ils le sont. Revisionnez sur Youtoube toutes les interviews de Michel-Ange, Mozart, Racine, Goya, Beethoven, Proust, Picasso et les autres : jamais vous ne les entendrez se revendiquer artiiiiiiistes. Simplement parce que ça leur semble aller de soi : est-ce qu'un humain normal passerait son temps à faire remarquer qu'il a deux bras et deux jambes ? Qu'il est capable de s'exprimer dans un langage articulé ? Vous voyez…

Il y a aussi un autre rêve qui tenaille les batteurs de planches, encore plus prégnant peut-être, on en voit des exemples tous les jours ; et c'est celui de devenir hommes d'affaires. J'aurais voulu être un businessmaaaaaaan ! Le voilà, le vrai rêve du chanteur.

Catherine et Bergotte ont failli attendre


Tant espérée qu'elle était, la neige est là depuis une dizaine de minutes ; elle ressemble un peu à des flocons de purée Mousline tombant de leur sachet de plastique dans la casserole. Elle “tient” au sol, alors que, contrairement à Catherine et Bergotte qui frétillent de la promenade en vue, je ne tiens pas spécialement à elle. Mais, dans sa tanière, l'ours hébertiste s'en moque : il y a des victuailles dans la souillarde et du pain en tranches dans le congélateur : que pourrait-il bien nous arriver ?

jeudi 29 janvier 2015

mercredi 28 janvier 2015

Peut-on lire Maurice Druon ? On peut.


N'ayant jamais lu une ligne de Maurice Druon, et n'en souffrant pas plus que cela, pourquoi ai-je soudain éprouvé le besoin de combler cette lacune, il y a quelques jours, et de commander Les Grandes Familles, roman qui obtint le prix Goncourt en 1948, comme me le rappelle utilement Wikimachin ? Qu'importe, cela fut fait. Une chose agace dès les premières pages, mais l'auteur n'y est pour rien : c'est que, lorsque apparaît un personnage, vient aussitôt se glisser, en insistante surimpression, le visage de l'acteur qui en interprétait le rôle dans le film de La Patellière, savoureusement dialogué par Audiard. C'est encore plus criant lorsque la description de Druon ne “colle” pas avec le comédien : imagine-t-on sans sursauter Gabin affublé d'un collier de barbe noire? Blier maigre ?

Maintenant la question, dont je vois bien que certains de vous se la posent : doit-on lire Maurice Druon ? Le lire aujourd'hui ? Je ne sais pas si on doit, mais en tout cas on peut ; c'est même très agréable, sauf si l'on recherche dans un roman des audaces formelles, une révolution dans le style, etc. Les Grandes Familles auraient parfaitement pu être écrites cinquante voire soixante-dix ans plus tôt, sans y changer un mot : le lecteur de 1900 et celui de 1880 s'y seraient sentis tout à fait chez eux. Pour autant, ce n'est pas rien. Avant d'y retourner – il me faut assister aux obsèques du grand poète Jean de La Monnerie –, je vous en copie une page, prise à peu près au hasard. Juste avant ce passage, Druon vient de parler des vieillards de 1920 (l'époque du roman) et de leur désarroi face au monde qui émerge, suite à la guerre qui vient de s'achever, et que leur âge n'est plus capable de comprendre. Voici :

« On pouvait hausser les épaules : il y avait pourtant d'autres motifs à leurs jugements que le ressentiment éternel des vieillards. Entre les sociétés de 1910 et de 1920 s'était ouverte une crevasse plus profonde, plus certaine qu'entre la société de 1820 et celle de 1910. Il en était de Paris comme de ces gens dont on dit : “ Il a vieilli de dix ans en huit jours. ” En quatre ans de guerre, la France avait vieilli d'un siècle, son dernier siècle peut-être de grande civilisation ; et cette fringale de vivre que connaissait Paris était une avidité de poitrinaire.
» Une société peut être heureuse tout en portant ses lésions internes ; le malheur vient après. Pareillement, une société peut paraître heureuse alors que beaucoup de ses membres souffrent.
» Les jeunes gens reportaient sur leurs aînés la responsabilité de tous leurs maux visibles et prévisibles, de leurs difficultés du jour même, des vagues calamités du lendemain. Les vieillards qui avaient fait ou faisaient encore partie des dix mille s'entendaient accuser de crimes qu'ils n'avaient pas conscience d'avoir commis, d'égoïsme, de lâcheté, d'incompréhension, de légèreté, de bellicisme. Or, leurs accusateurs, pour leur part, ne semblaient pas témoigner de beaucoup plus de générosité, de conviction, ni de pondération. Quand les vieillards leur en faisaient la remarque, les autres s'écriaient : “ Mais c'est vous qui nous avez faits comme cela ! ”
» Et chaque homme, au foyer même des rayons que Paris émettait, suivait le tunnel de sa propre vie ; le passant, inconscient du grand dôme de clarté sous lequel il marchait et qui était visible à plusieurs lieues à l'entour, ne distinguait devant lui que le trottoir sombre. »

(Pages 22 et 23 de l'édition du Livre de Poche.)

samedi 24 janvier 2015

Misère du clocher sur scène


Debout, dos à la porte fermée de la Case, seul avec ma cigarette, et une espèce de silence. Au-dessus de moi quelques étoiles, car le ciel est dégagé ; dix fois moins sans doute que dans l'œil de mon arrière-grand-père, et de ses propres aïeux, à cause des lampadaires de la rue “de derrière”, dont j'ignore le nom, et du halo diffus qui monte de Pacy. En face de moi, légèrement décalé sur la gauche, le clocher de l'église du Plessis, avec son petit coq tournant au sommet. Là non plus, pas moyen de me raccorder à aucune des générations mortes, pour qui, en ce moment, le clocher aurait déjà disparu dans la nuit, quand le mien est éclairé, mis en valeur, par des projecteurs. Et tout va ainsi.

La véritable nature d'un clocher est certainement de se fondre dans le soir, puis de disparaître dans la nuit, quand tout le monde le sait là. Je suppose que, dans les temps anciens, mais fort proches, le clocher n'avait nul besoin d'être éclairé : il était sa propre lumière, même dans la nuit, quand on ne le voyait plus ; l'œil ne le discernait plus : l'esprit le savait là. Et si l'esprit était en berne, un moment, si la bestialité humaine prenait les guides, le clocher était tout de même là, d'autant plus présent qu'il était invisible ; terrible et bienveillant.

Les projecteurs ne sont pas mis en place et allumés pour montrer le clocher, mais pour l'annuler ; pour nier sa lumière propre : on n'éclaire que ce que l'on croit éteint et qu'on ne voit plus.

Les Derniers Jours


Je ne remercierai jamais assez Michel Desgranges de m'avoir conseillé ce livre. N'étant qu'à peine arrivé à la centième de ses six cent cinquante pages, je ne vais pas commencer à plastronner à son sujet. Disons simplement, pour l'instant, que, de nos jours, il devient de plus en plus rare de tomber sur un livre d'histoire écrit dans une langue aussi élégante et claire, dont le propos, pour dense qu'il soit, reste toujours limpide.

Malheureusement, je crains que ce ne soit pas encore le récit minutieux de ce grand effondrement d'empire qui puisse me rendre des envies de sauts et de gambades…

vendredi 23 janvier 2015

Je vous lègue ce monde de merde – pardonnez-moi


Sautera ? Ne sautera pas ? Non, évidemment : je tiens à voir la comédie jusqu'à son terme, c'est-à-dire jusqu'au moment où je la quitterai. J'ai écrit, hier, dix lignes qui m'ont été reprochées ; je comprends ces reproches. Les gens que j'aime aujourd'hui ont tous – et ils sont peu nombreux dans ce “tous” – aux environs de trente ans ; ils deviennent adultes, voire pères et parfois mères, comme ils peuvent, dans un monde que les gens de mon âge leur ont considérablement salopé, sans même savoir ce qu'ils faisaient. (Ne parlons même pas de l'immonde génération d'avant moi, qui ne s'excusera jamais de rien, et sera maudite pour les siècles des siècles – en tout cas j'espère.) Sérieusement, nous n'avons pas su ce que nous avons fait. Nous avons ri et chanté dans une parenthèse qui se referme, et que nous pensions éternelle. (Si vous aviez pu nous voir, à 18 ans, face à ce monde qui ne pouvait aller qu'en s'améliorant ! Si vous aviez pu comprendre notre profonde stupidité !) Nous pensions nos parents en noir et blanc, nous vous voyions encore plus rubiconds que nous-mêmes. Nous étions… peut être pas des médiums, mais des médians : vous alliez, c'était certain, être encore plus progressistes, encore plus gentils que nous. Et il n'en a rien été. Nous vous laissons un monde dur, pénible, envahi, probablement invivable ; et des gens de notre génération qui vous demandent de chanter les louanges de ce qu'on vous lègue. Ne les chantez pas ; refusez le legs ; redevenez guerriers, violents, stupides s'il le faut, assoiffés ; tentez de préserver vos enfants et de leur léguer quelque chose ; apprenez-leur le maniement des armes et offrez-leur des fusils efficaces pour Noël, entraînez-les au combat rapproché, montre-leur les points faibles de leurs ennemis, crachez au visage des collaborateurs mous. Tout cela s'accomplira, ou ne s'accomplira pas, mais sans moi ; c'est pourquoi il m'arrive de désespérer de nous.

Le nouveau panzer de Herr Obertone


L'auteur et son éditeur ont eu la prévenance de m'envoyer le dernier livre de l'ami Laurent Obertone, et je les en remercie. D'après les quelques dizaines de pages que j'en ai lu, ça défouraille à la kalachnikov contre un certain nombre de malfaisants institutionnels, dont mes très-estimés confrères de la presse. J'y reviendrai probablement lorsque j'en serai venu à bout (du livre, et non de mes confrères).

Mais, d'ores et déjà, je trouve qu'il devrait y avoir des lois sévères, voire d'exception, pour mettre hors d'état de nuire les éditeurs ayant l'idée vicieuse d'affubler leurs volumes de couvertures rose fluo : il faudrait voir à ne pas trop mélanger gai savoir et gay pride, tout de même.

mercredi 21 janvier 2015

L'Occident au bord de la falaise


Discussion apéritive avec Catherine : où aller ? Où déménager pour éviter les fleuves arabes, les tsunamis africains ? Je lui explique que la question est, en quelque sorte, déjà résolue : ils sont les vainqueurs de demain ; nous sommes les témoins d'une civilisation agonisante, et qui, comme d'habitude, comme les autres avant elle, agonise sous les applaudissements ravis de ceux qui tiennent les micros, qui ont tellement peur de ce qui advient qu'ils tiennent à ce que que ça arrive le plus vite possible, pour en finir une bonne fois (meilleur exemple local : Claude Askolovitch ; mais on pourrait en citer cent autres, de ces égorgés volontaires). L'Europe a commencé de s'abîmer et elle va, sous la forme qu'elle a depuis dix ou douze siècles, mourir pour faire place à autre chose, qui donnera peut-être des résultats magnifiques d'ici deux ou trois siècles, mais qui aura cessé d'être l'Occident, l'Europe. Nous sommes ces générations malheureuses (il y en a eu d'autres) qui voyons mourir notre monde. J'ai de l'admiration pour ceux qui pensent pouvoir encore se battre, comme Renaud Camus et d'autres, mais je crois qu'il est trop tard, et qu'ils le savent, au fond. Je peux admettre que nous disparaissions, même si cela me rend extraordinairement triste ; de toute façon il le faut bien. Ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est qu'on soit à ce point aveugle à ce qui arrive, comme le sont ces gens que je lis jour après jour, et qui ne voient pas à quel point les tragédies se répètent selon les mêmes modalités bouffonnes (les Byzantins discutaient, dit-on, du sexe des anges, nous discourons du mariage homosexuel et des acquis sociaux) ; qui semblent même vouloir que tout s'accélère. En fait, ils ne doivent pas être si aveugles que je le dis. Ils sont dans la situation d'un condamné que l'on pousse vers la falaise : la perspective est tellement terrifiante qu'il finit par supplier que l'on aille plus vite et plus fort : qu'il tombe enfin, qu'on en finisse de cette attente. Il en arrive, par effet de terreur, à trouver qu'il mérite vraiment ce qui est sur le point de lui arriver.

Tu viens quand, la neige ?


Depuis une semaine, on t'annonce en grande majesté chaque soir, lors de cette petite messe laïque qu'est le bulletin météorologique de la télévision. Un jour, tu dois tomber sur la Normandie, on se réjouit donc ; ah, manque de chance, on devait être trop près de l'Île-de-France : pas le moindre flocon. Le lendemain, l'épisode neigeux a prévu de se déplacer vers l'Est, jusqu'à la région parisienne : très bien, je sors les raquettes et la luge ! Le lendemain, en ouvrant les volets (image gratuite : on ne les ferme jamais), on se souvient avec un peu de dépit que l'on fait toujours partie de la Normandie, malgré que nous en ayons, et que, donc…

Tu viens quand, la neige ? Ce n'est pas pour dire, mais mon épouse n'a-qu'un-bras s'impatiente. Et même Bergotte se met à humer l'air à la façon d'un husky en manque.

mardi 20 janvier 2015

Le beau jeune homme qui sait ce que Charlie veut dire


À 20 h 21, je n'ai malheureusement plus le temps (je dois aller regarder XMen 2, à 20 h40) de vous démontrer en quelques paragraphes que le sieur Musset est un pâle crétin, ayant autant d'idées derrière le front que de lueurs dans le regard. Tant pis, ce sera pour demain, si je n'ai rien de mieux à faire – ce qui m'étonnerait tout de même un peu. Mais, après tout, vous n'avez sans doute pas besoin de moi, bien que j'eusse deux ou trois remarques savoureuses à faire à propos des pensées de ce garçon. Lisez donc vous-même.

Je signale tout de même, avant de m'enfuir vers d'autres cieux, que ce Musset, comme d'autres qui le furent réellement, se veut écrivain. Il lui arrive même de le prouver, comme dans le quatrième paragraphe du billet mis en lien plus haut ; le voici :

« Le complotisme ne s'est jamais aussi bien porté ? Là non plus, rien de bien nouveau. On cherche à l'hypermarché du net, au gré des prix cassés sur la raison, là où la sophistication de l'absurde est un gage de crébilité, les réponses que l'on ne trouve pas ailleurs. Ni dans des médias trop souvent uniformes, ni dans les livres ou la presse qu'on ne prend plus la peine d'ouvrir (ou d'acheter). Ce combat-là, en revanche, les enseignants (formés à ça) doivent le mener à côté des parents. Mais là aussi ça demandera un investissement et des heures dédiées, et comme Macron a dit qu'il fallait faire des économies : ça sent l'impasse. »

Qu'y a-t-il après l'abondance ? Seb Musset, hélas. Bonne soirée à tous.

lundi 19 janvier 2015

Le socialisme qui radote


[20 novembre 1983.] « À la Closerie, on parle de la situation. Sollers me fait remarquer que la cote de Mitterrand remonte en proportion des morts qui s'accumulent – les soldats tués au Liban, puis les Chiites bombardés il y a deux ou trois jours. Le socialisme du 3e type est de plus en plus nécromaniaque. »

Philippe Muray, Ultima necat, Les Belles Lettres, p. 360.

dimanche 18 janvier 2015

Les Charlie et les Charlotte passeront l'été sans culotte


Cela restera sans doute comme la mutation anthropologique du siècle. Jusqu'en milieu de semaine dernière, les Français étaient des veaux à la mode gaullienne ; le dimanche, par la grâce des quatre millions de résistants descendus aplanir le macadam, nous étions encore des veaux, peut-être, mais des veaux Marengo ; que dis-je ? Austerlitz ! Des veaux Bir-Hakeim ! Comment leur avait-on montré, aux embarbés exotiques, à quel point ils ne nous faisaient pas peur, et combien nous nous gaussions de leurs menaces ! La première page de notre geste combattante venait de s'écrire : on ne reposerait ni les armes ni la plume avant de parvenir à l'ultime ligne du tome dernier. 

Puis, ce furent les soldes ; car il faut bien que, durant la résurrection collective d'un peuple, se poursuive la mort lente des individus. Et alors on vit… rien. Ou plutôt personne, comme les chroniqueurs officiels et grassement prébendés se firent un devoir de le souligner dans leurs lucarnes et colonnes. Au lieu des ruées de déments en pleine crise que nous montrent les caméras d'ordinaire, on ne vit que quelques zombis romériens parcourir comme âmes en peine les immenses allées désertes de centres commerciaux silencieux ; tous les autres étaient restés terrés.

Quelques mauvais esprits crurent pouvoir s'autoriser le ricanement : il était où, le peuple uni qui refusait d'une seule voix l'intimidation et clamait sa non-peur ? Était-il, en quelques jours, revenu de la méthode Coué à la méthode couard ?

Heureusement, on fit vite taire ces fâcheux et l'on expliqua que si les Français ne s'étaient pas jetés en hordes sur les petites culottes printemps-été, c'était par pudeur et dignité. En signe de respect pour ses martyrs, le peuple de France, aux beaux jours revenus, ira donc cul nu ; comme il avait déjà la tête vide, il sera tranquille : on ne pourra plus rien lui voler.

samedi 17 janvier 2015

Muray suscite


Le journal de Philippe Muray, nous apprend-on, comptera six volumes (de six cents pages, si l'on se réfère à ce premier), qui paraîtront à raison de deux par an. Je viens de recevoir le premier, très beau livre, d'une sobriété qui fait honneur à son éditeur, avec qui, comme chacun le sait, je n'ai aucun lien particulier pouvant m'entraîner à en dire du bien. Pour ce qui est de la compréhension du titre, les non-latinistes – c'est-à-dire désormais tout le monde, moi y compris hélas – en trouveront l'explication ici. Le sous-titre peut également surprendre : comment un journal pourrait-il être autre chose qu'intime ? Et comment pourrait-il n'être que cela ? Il est possible que, dans sa postface, Anne Sefrioui, veuve de l'écrivain et maître d'œuvre de cette édition, donne des éclaircissements : on verra.

On verra car, déjà que je ne lis jamais les préfaces avant de plonger dans le texte qu'elles bornent, à plus forte raison les postfaces, évidemment, même si j'en connais l'auteur (ou l'auteure ou l'auteuse ou l'autrice ou l'auteresse, pour le plaisir de faire ricaner Muray),  et alors par de multiples côtés, je vous prie de le croire : Anne et moi, c'est un peu comme si, ne se voyant presque jamais, on se connaissait de tout temps ; c'est un peu bizarre. – Mais revenons à Muray.

La plongée dans ce journal, pour qui a lu et relu et rerelu et tralalu les Exorcismes spirituels, Après l'histoire, ou l'Empire du Bien, c'est du brutal, comme on dit dans les Tontons. Si j'étais journaliste et que je devais justifier mon salaire par une recension,  je dirais que l'on découvre un Muray d'avant Muray : ça impressionnerait beaucoup mes abonnés et pourrait me servir pour une demande d'augmentation. Le problème (pardon : le souci), c'est que ce serait tout à fait stupide, et c'est pourquoi vous allez forcément le lire dans vos journaux habituels.  Il n'y a pas, il ne peut y avoir de Muray d'avant Muray. Sans doute y a-t-il un Muray qui – dans les quelque cinquante pages que j'ai lues – cherche à être Muray, et se cogne un peu la tête contre des murs dont nous, lecteurs du futur, savons bien qu'ils n'existent pas ; ou, en tout cas, qu'il va bientôt les enfoncer avec la facilité d'un enfant en bas âge plongeant son index dans son assiette de purée. 

Ce que l'on voit et lit, c'est un jeune homme, d'après l'état-civil, qui n'a pas encore trouvé le moyen de devenir le jeune homme qu'il sera ensuite. La lecture est parfois éprouvante – on le sent se regarder écrire, on voit la bave des années soixante-dix comme celle du monstre dans Alien. Mais, dès cette première année – je ne suis pas allé plus loin ce soir –, au détour d'un paragraphe, on sent poindre Muray, exactement comme on voit arriver Balzac dans les romans d'avant Les Chouans.

Il est beaucoup question de René Girard, en cette année 1978, la première du journal, qui commence au 17 août. C'est bien normal : en mars de cette même année paraissait Des choses cachées depuis la fondation du monde, l'un des trois ou quatre livres les plus importants de Girard, que Muray a repérés et compris d'emblée. Quant à moi, je ne découvrirais Girard que trois ou quatre années plus tard. C'est aussi à cette époque de sa vie qu'il commence à écrire des Brigade mondaine, ce que je ferai moi-même à partir de 1986. La première leçon à tirer de ce journal, c'est donc que Philippe Muray a toujours quelques années d'avance sur Didier Goux ; si cette avance pouvait s'allonger un peu en ce qui concerne nos morts respectives, ça m'arrangerait, merci.

jeudi 15 janvier 2015

Revenons aux choses importantes


Le journal de Léautaud m'a entièrement repris. Il y a vraiment des moments où, emporté, je me dis durant une seconde ou deux que je vais, demain, aller lui dire tout l'intérêt qu'il suscite en moi. Et puis, juste après, le retour douloureux, très aigu, de la conscience du temps irrémédiablement mort. C'est que, cette conscience, nul ne l'a plus que lui, aussi. Si bien que, quand il retourne ses pas dans le quartier de la rue des Martyrs, vers 1910, et qu'il se prend à évoquer ce qu'il y a vécu trente ans plus tôt, avec une justesse dans la nostalgie dont je connais peu d'équivalents – et même peut-être aucun, en fait –, le lecteur naturellement porté à ce même type d'abandon ne sait plus du tout s'il doit déplorer la perte du Paris que regrette Léautaud, où bien de celui dans lequel il circule et qui, pour lui, est tout aussi fantastiquement lointain. Et chaque homme ou femme croisé dans ces pages, qu'il soit écrivain connu ou cocher de fiacre ou concierge – et d'ailleurs les écrivains ne sont pas ceux qui vivent forcément le plus – semble s'extraire d'une photographie grisâtre et vaguement floue dans ses fonds, pour retrouver, le temps d'un paragraphe, la vie naturelle qui l'a quitté – où qu'il a quittée – voilà plus d'un siècle. Dans le journal de Léautaud, le temps guette à chaque page, et d'un même mouvement il abdique ses pouvoirs.

Les Charlie liputiens attendaient leur pitance


Finalement, la grosse différence entre la France à encéphalogramme plat d'aujourd'hui et l'Union soviétique d'antan, c'est que jamais les Russes, à ma connaissance, n'ont fait la queue sur les trottoirs pour acheter la Pravda. J'espère au moins que Sa Gracieuse Majesté Virus de Rhinite s'en est donné à cœur joie : après les petits yeux qui pleurent, les gros nez qui coulent.

mercredi 14 janvier 2015

Un nouveau slogan pour les Charlie-de-la-Terre



« Il est incompréhensible que vous envisagiez de vous retourner contre la liberté. Mais si vous n'aimez pas la liberté, pour l'amour de Dieu, faites vos valises et dégagez ! Si vous n'aimez pas vivre ici, en Occident, parce que quelques humoristes, dont vous n'appréciez pas le travail, font un journal, je vous dis d'aller vous faire foutre ! »
 
Ahmed Aboutaleb, maire de Rotterdam, arrivé aux Pays-Bas, de son Maroc natal, à l'âge de 15 ans.

On attend d'une minute à l'autre les déclarations des maires de grandes villes françaises… Restez à l'écoute… Ça s'en vient… Ce ne sera plus très long…

lundi 12 janvier 2015

Finalement, c'est quoi, être Charlie ? Eh bêêê…


Les manifestations des “Charlie”, mélange indigeste de larmoiements auto-satisfaits et de puériles rodomontades, ont fait que j'ai oscillé durant deux jours entre l'exaspération et l'abattement. La quantité de bêtise sentimentale qui s'est déversée dans la blogoboule fut absolument hallucinante. Et tous ces gens, bien entendu, sont d'une sincérité à front de taureau : si encore ils trichaient, comme le font à l'envi les politiques depuis cinq jours, ce serait encore tolérable, l'habitude jouerait. Mais là… tous ces braves gens, partout, qui, durant quelques heures, se sont mués en hérauts de la liberté, comme les enfants enfilent leur habit de Zorro le matin de Noël, c'était à pleurer de pitié ou à trépigner de fureur. Et, par là-dessus, le concert unanime des voix z'autorisées, pouvoir, presse et bien entendu showbiz confondus, nous enjoignant, nous intimant de rompre aussi vite que possible tout lien qui pourrait nous être venu à l'esprit entre ces assassinats ignobles et la religion qui les a rendus possibles et même largement suscités. Quatre ou cinq millions de “gentils”, à battre la semelle sur le macadam en étouffant sous leur propre compression, qui seront tout surpris, la semaine prochaine ou dans un mois, lorsque d'autres sauvages recommenceront la même chose ailleurs, sans tenir le moindre compte de leur “formidable démonstration de force et d'unité”. Heureusement, j'avais mon antidote : le journal de Léautaud. Des journées comme celles-là, où la sottise tremblotante se fait à ce point unitaire, c'est à décider de ne plus jamais sortir de chez soi, avant le jour béni de son propre enterrement.

Ça n'a rien à voir avec l'islam…

Anita Ekberg, 29 septembre 1931 – 11 janvier 2015.

… Et pour une fois c'est vrai.

dimanche 11 janvier 2015

Les Charlie ont plein air, les RAVALIS tremblent


Ce mot de “terroriste” est vraiment trop dur, trop cruel, pour désigner de pauvres enfants perdus de la République, depuis le berceau en butte au racisme et à l'exclusion. C'est pourquoi j'ai résolu de les appeler désormais des RAVALIS (Rien À Voir Avec L'ISlam), puisque, nous dit-on, c'est leur principale caractéristique et, en quelque sorte, leur socle commun. 

Tout à l'heure, donc, les Charlie vont organiser une grande farandole balisée, afin de montrer aux RAVALIS qu'ils n'ont même pas peur d'eux ; un peu comme des enfants qui, marchant sur un sentier forestier et s'apercevant que la nuit commence à tomber, éprouvent soudain le besoin de se serrer les uns contre les autres en chantant à tue-tête des refrains martiaux de bons petits soldats. Et ils seront tous Charlie.

Tous Charlie, mais chacun gardant son quant-à-soi. Par exemple, j'en vois déjà qui tordent sérieusement le nez depuis qu'ils ont appris la probable présence de M. Netanyahou, ce petit Hitler circoncis, à la farandole. On se demande d'ailleurs ce qu'il vient faire là, dans la mesure où, les tueurs, celui de Vincennes notamment, n'ayant rien à voir avec l'islam, il est fort probable que leurs victimes n'avaient non plus rien à voir avec le judaïsme. Il y aura aussi les Charlie qui ne veulent pas de Marine Le Pen parce qu'elle a raté son examen de républicanisme, d'autres Charlie qui aimeraient bien virer Mme Merkel parce qu'elle n'est pas gentille avec les Grecs ; on verra aussi, je suppose, quelques CdC (Charlie des Cités), qui ne seront sans doute que très peu nombreux, mais c'est bien normal puisqu'on leur répète depuis quatre jours que tout cela n'a… n'a… rien à voir avec l'islam ! Bravo, dans le fond…

De toute façon, malgré ces menues réserves sans importance, on peut être sûr que la farandole sera très réussie, impressionnante de dignité ; et la foule, recueillie à s'en mouiller les braies. Le seul oubli, pour moi incompréhensible, c'est le lâcher de ballons multicolores : ç'aurait, sur les toits de Paris si chers au poète, désennuyé les tireurs d'élite.

samedi 10 janvier 2015

Mon menu antiterroriste de demain midi


D'aucuns, se sentant l'estomac citoyen et la conscience dans les talons, iront demain déjeuner d'une choucroute place de la République, ce qui ne va pas manquer de porter un coup terrible au moral des tueurs musulmans, qui affûtent déjà leurs armes dans un discret pavillon de banlieue, pour, d'ici quelques jours ou semaines, fêter dignement leur libération anticipée des geôles de la nation. Ne voulant pas être en reste d'un repas hautement signifiant, j'ai pris la décision ferme, héroïque même, de me nourrir dominicalement de saucisson et pinard (ou de saucisson-épinards, si jamais j'éprouve un soudain besoin de verdure). Après cela, et une fois la digestion faite, j'irai peut-être, pour faire plaisir à Suzanne, jeter quelques têtes de porc sur des femmes voilées – mais ce n'est pas certain : il est possible que ma naturelle nonchalance l'emporte sur mon islamophobie rabique. D'autant que, faire reculer le terrorisme à coups de fourchette et de glotte, on a beau dire, ça fatigue assez vite.

vendredi 9 janvier 2015

Tous unanimes derrière Depardieu !


Suis-je vraiment le seul (je sais bien que non) à m'apercevoir que les torrents de larmes prévisibles qui se déversent depuis avant-hier sur la blogoboule – et ailleurs aussi, malheureusement – l'instinct grégaire qui pousse les moutons compassionnels à se serrer les uns contre les autres dans les avenues et sur les places publiques, l'unanimisme émotionnel, suis-je seul à me dire que l'on est là dans l'exact contraire, la négation radicale de ce qu'on a pu appeler jadis “l'esprit Charlie Hebdo”, lequel n'était déjà plus, d'ailleurs, qu'une forme abâtardie de l'esprit d'Hara-Kiri ?

jeudi 8 janvier 2015

Longue vie au président Ben Abbès !


J'ai presque terminé la lecture de Soumission : heureusement pour moi, ce n'est nullement LE chef-d'œuvre… Disons que le roman se situe dans l'honnête moyenne de la production houellebecquienne : inférieur à Extension du domaine de la lutte et aux Particules élémentaires, mais nettement supérieur à La Possibilité d'une île ; disons du niveau de Plateforme ou de La Carte et le Territoire. Le personnage principal – et à peu près unique – est une copie conforme de tous les “héros” des livres précédents, atteint des mêmes symptômes (solitude, aboulie…) et souffrant des mêmes manques affectifs et sexuels. La différence est évidemment la “toile de fond” science-fictionnelle, c'est-à-dire l'élection d'un musulman comme président de la République ; mais ce n'est, justement, guère plus qu'une toile de fond – en tout cas à une centaine de pages de la fin –, et je trouve qu'entre elle et le héros, la carburation ne se fait pas toujours très bien. Néanmoins, l'idée d'une alliance de la gauche avec le nouveau parti musulman que Houellebecq imagine, pour barrer la route de l'Élysée au Front national, semble assez crédible, si l'on en juge par les faiblesses coupables, et même assez dégoûtantes, de la gauche actuelle envers “nos” musulmans.

J'ai tout de même souri lorsque François, le personnage en question, émet l'hypothèse que certains discours de Marine Le Pen pourraient avoir été (en 2022, donc) écrits par Renaud Camus sous la surveillance de Florian Philippot. Du reste, j'ai souri plus d'une fois car, dans celui-ci comme dans les précédents, Houellebecq déploie le même humour ravageur.

Il n'empêche qu'aller organiser un massacre à Charlie-Hebdo le jour de la sortie de son livre, dans le seul but de lui assurer un plus grand retentissement, était sans doute exagéré.

mercredi 7 janvier 2015

Éteindre les brasiers avec nos gros sanglots


L'attentat perpétré contre Charlie Hebdo, la mort de Cabu, Wolinski et autres m'ont évidemment frappé de sidération. Ce qui ne m'a nullement surpris, en revanche, rentrant chez moi vers six heures ce soir, c'est le fleuve de larmes convenues qui, tel un Vidourle en furie, ravage encore la blogoboule à l'heure où j'écris ces mots.  Pas étonné davantage de ce que cette ignominie ait à ce point le pouvoir d'essorer les glandes lacrymales tout en laissant les cerveaux parfaitement en repos. Le début de phrase qui revient le plus souvent, dans le chœur des pleureuses, c'est : « Il n'y a pas de mots pour… »

Eh bien, si, justement, il y en a. Mais attention : certains piquent un peu.

Nettoyage du XXe siècle par le vide


Qui restera, dans trois siècles, des écrivains français du nôtre ? Probablement aucun de ceux que nous tenons pour des valeurs sûres ; toutes nos statues seront par terre. Proust intéressera les historiens de la littérature, qui chercheront à expliquer le raz-de-marée de La Recherche ; des amateurs de bizarreries se pencheront sur Céline et ses préciosités monstrueuses ; Gide et Sartre seront couchés, bien tranquilles, jamais dérangés, dans le caveau où Barrès les attend déjà ; parfois un dandy exhumera d'un grenier un mince volume de Simenon et affectera de le redécouvrir ; les noms de Mauriac, Bernanos ou Green ne diront plus rien à personne, qu'aux trois ou quatre universitaires qui, basant leurs carrières sur eux, achèveront de les tuer ; on rira volontiers de nous, qui avons encensé France et salué gravement Malraux ; et ainsi de suite, dans ces grands cimetières. Il ne restera que Léautaud, vivant, insolent, irritant, palpitant, pour témoigner que le XXe siècle fut bien : ce sera la revanche discrète des chats perdus et des chiens affamés.

mardi 6 janvier 2015

L'œil et le nombril


Il y a plusieurs façons de se scruter le nombril ; c'est une question d'œil et de distance. M'étant aperçu qu'il ne m'était plus possible, actuellement, de lire des romans, ni même de la fiction en général, que ce serait même dommageable, j'ai rouvert d'abord le Journal de Gide, lu d'une traite et avec enthousiasme il y a une vingtaine d'années ou un peu plus. Dieu, quel ennui ! Comme elle est irritante, cette impression que l'on a constamment de regarder, de dos, un homme tout occupé à sculpter sa propre statue, sans même s'être avisé de votre présence, trop extasié qu'il est de lui-même, y compris dans ses moments de feinte fustigation ! C'est particulièrement vrai dans ses jeunes années, et mon erreur a peut-être été de reprendre par là au lieu de le saisir vers la mi-existence. Quoi qu'il en fût, j'ai remisé Gide et, journal pour journal, j'ai repris celui de Paul Léautaud. Enchantement intact ! Chaque paragraphe y déborde de vie, le quartier de l'Odéon s'anime, les rues de Paris s'emplissent de cris, d'odeurs, du bruit des voitures à chevaux, des appels des marchands ; on croise Vallette et Gourmont, Rachilde et Van Bever, Charles-Louis Philippe ou Paul Valéry, et eux aussi vivent leur existence à pleine force ; un monde entier, géographiquement restreint certes, sort tout bruissant de ces pages, donnant l'impression au lecteur qu'il lui suffirait de quitter son fauteuil et de faire un pas en avant pour y pénétrer physiquement et sans retour. 

Et puis, bien sûr, il y a Léautaud lui-même, courtois et emporté, sarcastique et timide, provocateur fleur bleue (comme il me haïrait pour le traiter ainsi !), vivant, grognant, riant, écrivant pour se demander s'il doit écrire, s'examinant sans complaisance, se soupesant au juste poids, uniquement préoccupé de soi mais ne laissant rien échapper du monde alentour, tiraillé entre la femme de chair qui l'encombre et les filles fantômes qu'il ne cesse de ramener du passé pour soupirer après elles ; Léautaud irritant et touchant, Léautaud écrivain de belle race, Léautaud gentilhomme égaré dans son siècle comme il l'aurait été en d'autres.

dimanche 4 janvier 2015

N'épousez jamais une femme infirme !


Sinon, c'est vous qui vous retrouverez un triste soir de janvier incarcéré dans la cuisine, obligé de confectionner vous-même la galette des rois, alors que vous aviez prévu d'aller écrire Paludes dans la Case. Et, en plus, comme votre inutile épouse n'a plus qu'une main, vous serez tout flou sur la photo. La galette aussi.


jeudi 1 janvier 2015

La malédiction du Premier de l'An


Ceux qui ont lu le billet d'hier se souviennent qu'à partir de 1987, lançant un adieu plein d'allégresse à mes cauchemardesques réveillons de naguère, je décidais de me réfugier, chaque 31 décembre, dans la maison de Sologne où vivaient alors mes parents ; ce qui implique que je m'y trouvais encore le premier janvier. Ce jour-là, aux environs de midi, mon père annonçait qu'était venu le moment de l'apéritif. Ma mère et moi confortablement installés au salon, il allumait la télévision, pour le concert viennois du Nouvel An : c'était la tradition pour eux, ce l'est devenu pour moi à compter de cette année-là, où la philharmonie de Vienne était dirigée par Karajan. Depuis, chaque année ou presque, il m'a été donné de porter la même croix.

Tout se déroule toujours merveilleusement durant la presque totalité du concert, surtout si l'apéritif est richement servi. Le ciel commence de s'assombrir quand retentissent les premières notes du Beau Danube bleu de M. Johann Strauss le fils ; mais ce ne sont encore que de gros nuages, menaçants, certes, mais continents.

L'orage éclate lorsque entre en scène, pour la parade finale, M. Johann Strauss le père avec sa terrifiante Marche de Radetsky. J'ai beau m'efforcer de penser à autre chose : au verre que je vais reprendre, au déjeuner qui mijote, au livre homonyme de Joseph Roth, rien n'y fait ; j'envisage d'opter pour la fuite, mais ne le puis : un sortilège puissant me cloue au fauteuil, mon pied gauche commence à marquer la mesure ; et le rythme diabolique m'entre dans la cervelle comme opinel en motte de beurre : padada padada padada dada… (Ou, en version plus “terroir” : tagada tagada tagada tsoin tsoin…)

C'est fichu, même un exorcisme pratiqué selon le plus rigoureux rite romain n'y pourrait rien : je sais que, durant trois jours au moins, je vais fredonner cette fucking marche du matin au soir ; d'ailleurs j'ai déjà commencé. 

Plaignez-moi, infortunés frères de l'année qui s'ouvre ! Ou, au contraire, maudissez-moi pour ceci :