dimanche 30 novembre 2014

Le pot de chambre du dimanche

Enfant, je pensais que les seaux dits hygiéniques, ce qu'ils n'étaient guère, obéissaient aux mêmes coutumes que les humains, c'est-à-dire portaient des noms différenciés et bien distincts les uns des autres ; ainsi, celui qui était encore en usage dans les années soixante, à la conciergerie de la Chambre de Commerce de Sedan, s'appelait-il Jules ; et mon grand-père René prononçait chaque soir (du moins est-ce là mon souvenir) la phrase rituelle : « Il faut que j'aille vider Jules. » – et il y allait.

En grandissant, j'ai bien dû constater que la plupart des seaux hygiéniques de nos provinces, qu'ils fussent encore en service ou ne subsistassent plus que dans les mémoires, s'appelaient presque tous Jules – et je ne laissais pas de m'étonner de cette homonymie fraternelle. Ce n'est qu'hier que l'explication m'a été donnée, par Jean de La Varende, dans l'une des nouvelles de son recueil Heureux les humbles, paru en 1951 à l'enseigne de la librairie Plon.

Dans La Phœbé ou le dernier des galériens, récit se déroulant en 1760, l'écrivain nous informe que les forçats enchaînés à leur banc d'infamie se soulageaient dans un pot de fer, qui était rangé du côté de l'eau, sous les jambes du dernier rameur, lequel avait pour charge de le vider par-dessus bord lorsque cela s'avérait nécessaire. La Varende nous enseigne également que, un siècle avant son histoire, durant la Fronde, les galériens avaient eu l'idée gentiment blasphématoire de baptiser leur pot Mazarin, lequel n'était point fort aimé, ainsi que l'on sait. Comme nommer aussi clairement le cardinal pouvait se révéler hasardeux, y compris pour des forçats, le mazarin devint prudemment Jules

La Varende conclut ce paragraphe en précisant que ce nom « est encore employé dans beaucoup de ports, et mêmes aux campagnes de l'Ouest ». Je puis donc lui assurer que, à l'époque où il écrivait cela, et encore un peu ultérieurement, Jules vivait également aux marches de l'Est, pas loin des boucles de la Meuse, par la grâce de René tout au moins.

vendredi 28 novembre 2014

Avancez-vous vers les guichets, s'il vous plaît !


Dernier jour ouvrable : jour de paie et jour de journal

(Le 13ème mois ne sera versé qu'avec le journal de novembre, désolé…)

jeudi 27 novembre 2014

Ne se prononce pas (inutile d'insister)


Est-il permis d'avouer, sans passer illico pour un indécis, un timoré, un lâche, voire tout franchettement pour un imbécile, que l'on se trouve, sur certains sujets, y compris les plus graves au dire général, tout à fait dénué d'opinion ? Depuis quelques heures, la blogoboule (halte à l'hégémonie sans partage des sphères !) ne bruit que du quarantième anniversaire de la loi Veil, autorisant le désembryonnage féminin ; et le vieux débat se relance de lui-même, aussi vaillant qu'au premier jour. Certains voient dans l'avortement un droit fondamental : pourquoi pas, en effet ? (Mais alors, quid du vaccin antipolio ? Du pacemaker ?) D'autres choisissent de placer la question sur le terrain de l'honneur : on peut accepter leurs arguments et pénétrer leur façon d'envisager l'acte incriminé. Mais on aura beau passer des uns aux autres, approuver un moment celui-ci, formuler quelques réserves à l'encontre de celui-là, il faudra bien, à la fin des fins, se résoudre à regarder sa propre vérité en face :

l'avortement, on s'en fout.

Ce n'est sans doute pas glorieux mais c'est ainsi ; dussé-je me fâcher avec les uns et conforter les autres dans la piètre opinion qu'ils semblent avoir de moi, autant le reconnaître : je n'ai aucune opinion arrêtée sur cette question. Certes, à l'époque lointaine où je me répandais volontiers dans certaines jeunes femmes accommodantes, j'eusse été fort fâché, l'une d'elle venant m'annoncer la concrétisation de mes basses œuvres, que l'avortement légal n'existât point ; certes encore, je vois bien vers quels degrés d'irresponsabilisation conduisent les libres-services abortifs mis gracieusement à la disposition de ces dames ; cependant, le fait demeure, irréfutable : je m'en moque ; je reste sans avis tranché, sans ferveur au ventre ni anathèmes aux lèvres, et peu me chaut que des enfants naissent ou partent en fumée avant d'avoir ouvert les yeux. – Mais je vous promets solennellement que, lors du prochain débat de fond qui ne manquera pas vous agiter d'ici quelques jours ou semaines, je ferai tous mes efforts pour me ranger avec enthousiasme sous l'une ou l'autre de vos bannières.

mardi 25 novembre 2014

Morts un 4 juillet


Il y a quelques semaines de cela, je vous proposais un billet dont la brièveté s'expliquait par le fait que la seule information qu'il contenait était que Shakespeare et Cervantès avaient embarqué le même jour sur le Styx – information que vous auriez du reste pu fort bien dénicher sans mon aide. Nous allons néanmoins poursuivre dans cette veine, pour noter que John Adams, second président des États-Unis d'Amérique, après George Washington, et Thomas Jefferson, son successeur, ont non seulement trouvé le moyen de rendre leur âme à Dieu le même jour, eux aussi, mais qu'ils ont en outre réussi à le faire un 4 juillet, anniversaire de la Déclaration d'indépendance, largement rédigée par le second et co-signée par le premier : aujourd'hui, on appellerait cela un plan com' soigné. 

On rappellera par ailleurs que John Adams, premier président à s'installer à la future Maison-Blanche, fut d'abord, durant deux mandats, le vice-président de George Washington, puis que Thomas Jefferson fut le sien pendant quatre ans, avant de le battre aux élections suivantes. Enfin, Adams ayant atteint l'âge de 90 ans, ce 4 juillet 1826, il eut la joie de vivre suffisamment pour voir son fils aîné, John itou, devenir à son tour président des États-Unis.

Si je me suis soudainement tourné vers les Pères fondateurs, c'est pour avoir regardé, hier, les premiers épisodes d'une mini-série américaine consacrée à la vie de John Adams, dont le rôle premier est interprété par le toujours excellent Paul Giamatti. Il n'est pas exclu que je complète cela par un ou deux livres que je pourrais trouver, consacrés à ces grands personnages.

dimanche 23 novembre 2014

Un nouveau parti moscoutaire

Lorsqu'on tape “FN + banque russe” dans Google, on obtient, entre autres, cette photo. Pourquoi pas, après tout ?

J'ai trouvé l'information chez l'ami Corto : le Front national aurait emprunté neuf millions d'euros à une banque russe. C'est évidemment d'un complet inintérêt – si l'on peut dire, à propos d'un emprunt –, mais ce qui l'est tout particulièrement, intéressant, et que ne manque pas d'indiquer Corto, c'est l'inquiétude teintée d'indignation qui a aussitôt poigné les chevaliers blancs de Médiapart. Voir et entendre des crypto-communistes non repentis pousser des hauts cris parce qu'un parti politique français a reçu de l'argent en provenance de Moscou : je suis bien heureux d'avoir vécu assez vieux pour jouir d'une si savoureuse pantalonnade.


jeudi 20 novembre 2014

Les génies sont des imbéciles comme les autres


Rien de plus difficile à extirper des esprits que cette croyance selon laquelle les savants, et surtout parmi eux les génies illustres, seraient plus aptes que le commun des mortels à juger de toute chose qui ne serait pas du ressort de leur science particulière. J'en trouvais encore un exemple, tout à l'heure, sur un blog que je visite parfois, quand j'éprouve le besoin de me sentir jeune :

Outre son sérieux bagage de connaissances acquises par de très studieuses et longues études, le scientifique aura toujours besoin de sa pensée structurée, du ciment de sa raison logique, à grand renfort de langage mathématique, ardu et magnifique. […] Ce langage savant, logique-structuré et ouvert à l'intuition s'exerce en tout domaine. Cas d'une équation en mathématique, tout aussi ''pointue'' qu'une savante observation concrète.

Nous passerons sur le langage quelque peu rocailleux du vieux poète exténué, pour nous pencher sur ce qu'il tente de dire : que les qualités et les capacités dont le savant a dû faire preuve pour réussir dans le domaine qu'il a choisi, il va automatiquement les mettre à profit dans toutes les occurrences de sa vie. Or, il est très facile de constater qu'il n'en est rien. Que l'on songe seulement aux délires quart-mondistes d'un Albert Jacquard, aux âneries proférées par un Professeur Got dès qu'il est question de sécurité routière, où encore aux formules à l'emporte-pièce d'Albert Einstein, à propos d'un peu tout et surtout de n'importe quoi. J'ai déjà évoqué, dans un billet remontant à un peu plus de trois ans, la manière cinglante dont, en 1937, José Ortega y Gasset avait remis Einstein à sa place, celle d'un “barbare spécialiste”, selon la terminologie ortéguienne, lorsqu'il s'était mêlé de discourir à propos de l'Espagne et de la guerre civile qui la ravageait.

On pourrait trouver maint exemple plus actuel du même phénomène : des prix Nobel de médecine faisant tomber sur nos têtes courbées la vérité révélée à propos du réchauffement climatique, des médailles Field nous disant quoi penser de l'immigration, ou encore des physiciens nucléaires nous révélant la vérité sur la faim dans le monde ou l'avenir de la Sécurité sociale. L'étrange n'est pas que tous ces hommes donnent leur avis : après tout, n'importe quel blogueur fait de même. Non, ce qui est surprenant c'est le crédit énorme qui leur est accordé, en raison de leurs prix, médailles, diplômes, alors même que ceux-ci ne concernent en rien le domaine dans lequel il ont choisi de s'exprimer et de prendre parti. C'est un peu comme si on recueillait, tels des oracles, les avis d'un chef de cuisine triplement étoilé à propos de la composition du gouvernement ou des mérites et dangers du système parlementaire, sous prétexte qu'il sait mieux que nous lier les sauces et combiner les saveurs.

Or, répétons-le : les savants, aussi imprégnés de génie qu'ils puissent être, ne disposent d'aucune lumière supplémentaire dès lors qu'ils quittent leur champ de compétence professionnel, et surtout s'ils s'aventurent sur un terrain tout gorgé d'idéologie ; ils peuvent même, alors, faire preuve d'une sottise, d'un aveuglement et d'une hargne aussi comiques que les nôtres. On m'objectera que, de par leur formation scientifique, ils sont, mieux que nous, entraînés à ne considérer que les faits, à les analyser froidement et lucidement, etc. La réponse à ceux-là est fournie par Marcel Proust, à qui je laisserai le mot de la fin de ce billet :

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas. Ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir. »

mardi 18 novembre 2014

Du Pays d'Ouche aux murailles d'Antioche


On pourra toujours dire ce qu'on voudra :  les nobles possèdent une chose qui nous fera défaut à jamais, nous de la roture ; et c'est le lignage. Savoir avec certitude que dans les derniers jours de novembre 1095, cependant qu'Urbain II prêchait la glorieuse croisade, un futur aïeul engrossait une jeune épousée, et que du fruit de cette étreinte allait sortir trente générations conduisant jusqu'à soi…

J'entends bien votre condescendance : « Mais nous aussi, vous, tout le monde a eu des ancêtres en l'an Mil ! » C'est l'évidence ; on pourrait même remonter, avec autant d'assurance, jusqu'aux protozoaires et à l'algue bleue. Mais la différence est que nos familles à nous disparaissent à mesure qu'elles engendrent. Mon acharné au déduit de tout à l'heure, on sait qu'il s'agit de Thibault, premier du nom ; ses hauts faits sous les murailles d'Antioche, derrière la bannière de Baudoin de Boulogne, sont dûment consignés dans les chroniques du temps ; on connaît son caractère, ses possessions, son second voyage en Terre Sainte et même ses faiblesses gastriques. Il en ira de même, au long des siècles, de toute sa descendance, qui comptera des marquis bien en Cour et des barons querelleurs, des fils indignes et des sœurs sacrifiées, un renégat devenu huguenot, quelques cardinaux et même un saint au calendrier ; pour bâtir une famille que son dernier rejeton en date, dans son fauteuil design, peut feuilleter comme un livre d'images, une épopée dont il connaît chaque protagoniste par son nom.

Au lieu que les vilains semblent tous arriver de nulle part et ne laisser aucune trace une fois au tombeau. Il s'ensuit chez eux, chez nous, par petite compensation, cette espèce de fierté absurde d'être au monde, de résumer à soi seul l'alpha et l'oméga de la vie ; enflure comique qui ne fait que s'exacerber à mesure que la source approche du delta boueux où nous pataugerons bientôt – tandis que la modestie sans apprêt restera l'apanage de la noblesse véritable.

«  La vieille race avait duré mille ans ; connu les croisades, les guerres et les pestes ; réalisé, acclamé cent victoires, et un peu de sa gloire brillait au front de la province, du Pays même ; elle allait mourir ; le vieux jardinier ganté, qui se penchait sur la corbeille, restait l'ultime descendant de ces seigneurs de terre et de mer. Dieu ne voulait plus d'eux… Cela était bien ; le vieillard ne récriminait pas. »

Jean de La Varende, La Mort du chêne, in Les Manants du Roi, Via Romana, p. 204.)

lundi 17 novembre 2014

Le vermicelle des amours enfantines


C'est le détail indubitable, celui qui me prouve chaque année que je n'ai plus du tout à craindre un inopiné retour de l'été maudit : lorsque Catherine nous sert la première soupe de l'automne. Ce fut ce soir et, durant une vingtaine de minutes, j'ai eu l'impression étrange de passer sans cesse d'une chanson de Boris Vian à une autre de ce grand con de Brel. De Vian parce que la soupe était aux vermicelles (délicieuse régression vers les premiers âges : on ne pourrait faire mieux qu'avec de petites pâtes “alphabet”) ; de Brel à cause des grands “slurp” que nous étions contraints d'émettre afin d'absorber un peu d'air avec le bouillon, de façon à éviter les brûlures linguales au troisième degré.

C'est la raison pour laquelle je ne commande jamais de potage ni de consommé (ces versions chichiteusement urbaines de la soupe) dans les restaurants, et n'aime pas beaucoup que l'on m'en serve quand on m'a invité à dîner : je suis parfaitement capable de manger ma soupe en silence, mais je trouve fort contraignant, et même frustrant, de devoir le faire. Bien que faisant preuve d'un incroyable raffinement dans toutes les autres circonstances de la vie, comme chacun qui me connaît pourra en témoigner, je reste un mangeux d'soupe passablement glèbeux.

samedi 15 novembre 2014

Plaisir de l'indicible


Que peut-on dire d'une journée agréable, mais qui le fut précisément parce qu'il ne s'y passa rien de notable, au sens propre de ce mot ? On a fait un brin de vaisselle dès potron-minet, pendant que Madame bonne-du-curisait ; on a reçu par porteur spécial Les Manants du roi de La Varende, commandés seulement hier, et on s'est ébahi de cette célérité ; on a travaillé une petite heure sur la table de la salle à manger, et les phrases venaient en bougonnant ; on a répondu à un lecteur de ce blog, à propos d'Evelyn Waugh ; on a sandwiché – rosette et chaource, mais séparément – sur le coup d'une heure, debout dans la cuisine, à regarder sans la voir la pelouse impeccable de la voisine ; on a fini de lire Grandeur et décadence, du Waugh de tout à l'heure ; on a rempli une grille ; on a dîné – et voilà. Que pourrait-on bien tirer de cela ?

mardi 11 novembre 2014

La gaugauche refait 14 – 18


Avec un assez bel ensemble, et comme attendu, les blogueurs les plus asilaires de la gauche acnéique ont grimpé dès ce matin dans leur petit marronnier du 11 novembre, afin d'y glorifier les “mutins” de 1917, d'y fustiger bellement les “viandards” étoilés de l'état-major, traités aussi, fort traditionnellement, de “planqués” (on suppose que, dans l'esprit éternellement adolescent de ces gentils pitres, une guerre peut très bien se gagner en envoyant tous les généraux dans les tranchées et en ne laissant plus dans les postes de commandement que des cantinières et des estafettes). Il va de soi qu'eux-mêmes se voient sans l'ombre d'un doute du côté des mutins, puisqu'ils sont assurés d'être tombés dans la marmite de rébellion quand ils étaient nourrissons ; si bien qu'aujourd'hui encore, même la mèche qui leur subsiste est rebelle. Qui, quel ange pédagogue trouvera en lui la patience de leur expliquer que les mutineries dont ils se gargarisent, se font des inhalations et des tisanes énergisantes, n'ont jamais été qu'un point de détail dans l'histoire de la Première Guerre mondiale ? 

Et puis, après tout, laissons-les faire et dire : tant qu'ils s'occupent de rejouer les tranchées, voire les retranchés, et de beugler sur leurs claviers la Chanson de Craonne, ils ne sont pas en train d'envoyer des bouteilles d'acide et des cocktails Molotov à la face des forces de l'ordre.

lundi 10 novembre 2014

Qui n'a pas encore son docteur Bram ?


Les femmes sont ainsi : toujours secrètement envieuses de notre côté pionnier, à nous, les hommes. Ainsi, comme je l'ai raconté, je m'étais trouvé un Dr Bram, impérial sécateur de rognon superflu. Malgré la satisfaction ostentatoire qu'elle m'en témoignait, je sentais bien, chez Catherine, une sourde envie de m'égaler sur ce terrain, une soif de compétition, un désir d'en découdre. Naturellement, elle a fini par arriver à ses fins, et par ma naïve sottise, comme c'est souvent le cas dans ce cauchemar perpétuel que l'on appelle “les rapports homme-femme”, ou encore “le mariage”.

Quel démon de troisième classe m'a poussé à lui dire que mon Dr Bram était marié avec un autre –de sexe opposé : il est nécessaire, de nos jours, de le préciser –, lequel officiait en tant que tabacologue et répondait au prénom charmant d'Émilie ? Catherine en conçut immédiatement une irrépressible envie d'arrêter de fumer, ce qui est absurde, et de le faire avec l'aide de cette Émilie-là.

Elles se sont rencontrées aujourd'hui. Que se sont-elles dit ? Ont-elles parlé de moi ? Un complot est-il déjà ourdi pour me priver, moi aussi, de ce plaisir fumigène censé me niquer le rein qui me reste ? Mon Dr Bram à moi est-il au courant de ce qui se trame entre nos épouses respectives ? Sommes-nous certains qu'eux-mêmes, les Bram, ne fument pas en cachette, comme le font mon cardiologue et mon médecin généraliste, d'après certaines rumeurs insistantes ?

Et si, maintenant que nous sommes quasiment deux couples (médicalement) échangistes, les Goux invitaient les Bram à dîner, oserions-nous fumer et boire en leur présence, à cet homme et cette femme qui ont l'âge d'être nos enfants ?

Le Singe vient réclamer son crâne


Ce roman au titre étrange est le premier de Iouri Dombrovski, écrivain russe dont j'ai déjà parlé ici et . Commencé en 1943, sur le lit d'hôpital où l'avaient conduit ses quatre années de camp sibérien, il ne sera vraiment terminé qu'en 1958, par l'ajout d'un long prologue à la version initiale ; laquelle, en 1949, lui vaut une nouvelle condamnation, cette fois de dix ans, qui sera heureusement abrégée de quelques années après la mort de Staline. Le roman sera publié à Moscou en 1963. À cette époque, Dombrovski s'est déjà attelé à son chef-d'œuvre, La Faculté de l'inutile, dont il sait bien qu'il l'écrit “pour le tiroir”. Il parvient tout de même à faire passer son manuscrit à l'ouest, lequel est publié en russe à Paris, au printemps de 1978 ; malheureusement pour lui : quelques semaines plus tard, sauvagement agressé dans la rue par trois inconnus, fort suspectés d'appartenir au KGB, Dombrovski meurt à 69 ans, des suites de ce passage à tabac.

« Qu'est-ce qui se passe, mes bons messieurs ? Qu'est-ce qui arrive à notre pays ? Ces affaires incroyables, ces suicides inexpliqués, ces condamnations en vertu de lois huit fois séculaires, ces assassinats, ces rapts, ces viols commis par des boy-scouts, ce naufrage tragique et comique de notre civilisation, tout cela germe-t-il sur un terreau commun ? Pourquoi décrivons-nous ce désastre avec une espèce de délectation, sans songer à la pourriture qui le nourrit ? »

Iouri Dombrovski, Le Singe vient réclamer son crâne, Verdier, p. 30.

dimanche 9 novembre 2014

Tu reviendras à Brideshead


On peut vivre jusqu'à 58 ans sans avoir jamais lu une ligne d'Evelyn Waugh, j'en témoigne ; jusqu'au jour où l'on décide, sans raison particulière, de combler cette lacune. On commence, au hasard, par Le Cher Disparu (The Loved One) ; mais, malgré le plaisir que l'on prend à sa lecture, on se rend vite compte que découvrir un écrivain typiquement anglais par le biais d'un roman se déroulant en Californie – une sorte de Six feet under récrit par Wodehouse –, n'est peut-être pas la meilleure idée que l'on ait eue. Alors on passe au Retour à Brideshead (Brideshead revisited) et, dès les premières pages, on pousse un petit soupir de satisfaction soulagée : on est bien au cœur d'une certaine aristocratie anglaise, celle qui nous vient de Jane Austen et s'est fortement chargée en burlesque au cours de sa traversée du XIXe siècle ; un burlesque hautement britannique, c'est-à-dire déroulé avec le plus implacable sérieux. Du reste, il ne me semble pas possible d'aborder le burlesque autrement qu'avec un sérieux sans faille – mais ce serait un autre sujet.

Retour à Brideshead, c'est une famille et un narrateur qui la regarde durant six cents pages. Cela commence dans l'Oxford des années folles pour se terminer dans les bivouacs de la Seconde Guerre mondiale. Peu de romans, je crois, sont à ce point capables de faire sentir le temps qui passe, le vieillissement des personnages, leurs désenchantements, la mélancolie nostalgique qui se répand partout et imprègne toute chose, sans jamais aborder ces thèmes frontalement. Passé les fêtes estudiantines du début, le sentiment de l'irrémédiable, ou du never more, s'empare très vite du lecteur et ne le lâchera plus jusqu'à la fin – une fin absolue, en quelque sorte, puisque, en même temps que celle du livre, elle frappe aussi de mort les Brideshead et leur monde ; cela sans que jamais la cocasserie incongrue ne perde tout à fait son droit de cité.

Le livre refermé, on a l'impression qu'on vient de lire un grand roman. Cette “impression”, c'est toute l'élégance d'Evelyn Waugh.

vendredi 7 novembre 2014

Les métamorphoses du vieillard (Kafka, à côté, c'est de la bluette)


Quand j'étais très jeune, je connaissais des gens qui étaient vieux ; je n'y faisais pas trop attention : vous savez comme on est. Je suppose qu'ils vaquaient gentiment à leurs inoccupations, en attendant le repas qu'une fois l'an la mairie leur offrait, dans une salle lugubre, avec assiettes en plastique et vin bouchonné ; à la fin, abrutis par l'accordéon moulinant les scies les plus idiotes de leur âge vert, beaucoup s'endormaient et basculaient en avant, le nez dans le reste de choucroute.

Devenant moins jeune, je me suis un jour avisé que les vieux avaient disparu, presque du jour au lendemain, impitoyablement chassés des villes et des campagnes par les personnes âgées. Je ne m'en suis pas trop alarmé, dans la mesure où l'on continuait de les voir s'aligner chaque 11 novembre, vacillants médaillés, de part et d'autre du monument aux morts. Tout de même, j'aurais dû me demander un peu pourquoi le repas des vieux s'était mué en repas des anciens, même si cela ne changeait rien à la qualité de la choucroute.

J'ai commencé à m'inquiéter en mon âge presque mûr, lorsque les personnes âgées à leur tour sont descendues silencieusement aux tombeaux pour être aussitôt remplacées par les séniors, de la même manière effrayante que celle des body snatchers prenant la place des humains qu'ils viennent de tuer. C'était d'autant plus terrifiant que les nouvelles entités imitaient à la perfection leurs victimes, reproduisaient avec un naturel monstrueux leurs gestes les plus familiers. Ils allaient même jusqu'à ingurgiter avec des airs de gourmandise la choucroute annuelle : je suppose qu'on leur avait prévu une poche de plastique au-delà de l'arrière-gorge, afin de stocker les filaments graisseux qu'il allaient ensuite régurgiter dans un endroit discret connu d'eux seuls.

Enfin, un dernier stade fut franchi, une dernière mutation s'accomplit ; la répugnante métamorphose est encore toute récente, peut-être même n'est-elle pas achevée partout, c'est pour cela que vous ne vous en êtes sans doute pas encore avisés. Je vous l'annonce sans la moindre précaution, car nous n'en sommes plus là : dans le secret de quelque laboratoire démoniaque, les séniors se sont transformés une fois de plus, pour devenir des Toujours jeunes.

Fort heureusement, j'ai depuis longtemps perdu toute faculté d'indignation et même d'étonnement. Le rire sonore et libérateur lui-même, je sens bien qu'il me quitte irrémédiablement.

mercredi 5 novembre 2014

Si vous avez une heure à ne pas perdre

Aimez-vous la musique atonale ? Et, sinon, savez-vous pourquoi ? De quelle manière perçoit-on cette musique, par rapport à la façon dont on reçoit – souvent sans même s'en rendre compte – la tonale ? Posées comme cela, abruptement, je conçois que ces questions aient de quoi faire fuir. Pourtant, la conférence donnée sur ces sujets au Collège de France par Jérôme Ducros (les Jérômes parlent très bien et très volontiers de la musique, en général) est de bout en bout passionnante (et souvent drôle), tout à fait accessible aux béotiens de la portée, parmi lesquels je me compte. Les passionnés de la langue française y trouveront aussi leur compte, en raison d'un certain nombre de parallèles très éclairants faits par le conférencier. Bref, calez-vous pour une heure dans votre fauteuil et cliquez résolument.


dimanche 2 novembre 2014

La citation du dimanche (moi aussi, je peux le faire)


« On trouvait naturellement dans ce milieu des gens très différents, non seulement par les degrés variables de leur flamme révolutionnaire, de leur “amour” envers le peuple et de leur haine envers ses “ennemis”, mais plus généralement par leur façon d'être, aussi bien extérieure qu'intérieure. Toutefois, dans l'ensemble ils se montraient assez étroits, bornés, intolérants, et professaient une doctrine plutôt simpliste : l'humanité c'est nous, et avec nous les “humiliés et offensés” de tous bords ; tout le mal est à droite, tout le bien à gauche ; toute la lumière est dans le peuple, dans “sa sagesse traditionnelle et ses espoirs” ; tous les malheurs viennent du régime et de cette bande d'incapables au pouvoir (que l'on semblait même assimiler à une peuplade spéciale) ; il n'y a de salut que dans la révolution, la constitution ou la république…

« Tel était le milieu auquel je m'intégrais à Kharkov. »

Ivan Bounine, La Vie d'Arséniev, Bartillat, pp. 250 – 251.