vendredi 24 mars 2023

Femmes entre elles


 Mon vieil ami dominico-français (pour les mal-comprenant : adjectif forgé par mes soins à partir de France Dimanche…), Jean S., m'envoie une coupure de presse émanant de France Info Bretagne. Ce qui, déjà, est curieux, vu qu'il n'habite point en cette riante province. 

Elle relate, cette coupure, qu'à Dinan, le 10 mars dernier, une femme a été massacrée à coups de couteau, et jusqu'à ce que mort s'ensuive, par… par… par sa concubine

Voulant me mettre en règle avec ma conscience, je suis allé fouiller les entrailles du compte touitteresque d'Élodie J., pour voir si elle avait bien pensé, alors, à pousser un grand cri d'indignation face à cette violences-faites-aux-femmes (syntagme figé), comme elle le fait environ cinq fois par semaine. 

J'ai été fort surpris de ne rien trouver. 

Un moment d'inattention peut-être ? Ou bien, quand les petits meurtres se passent entre femmes, peut-être ne peuvent-ils être officiellement comptabilisés comme féminicides

Du coup, dois-je lui signaler l'affaire par himmel privé, afin qu'elle puisse tenir ses fiches bien à jour ?

Mais, si je le fais,  la demoiselle sera-t-elle éperdue de gratitude envers nous – moi et ma vigilance citoyenne – ou bien si elle m'en voudra pour la légère trace de sarcasme qu'elle s'imaginera déceler chez son lanceur d'alerte, pourtant bien innocent de toute arrière-pensée ironique ? 

Je me perds en conjectures.

mardi 14 mars 2023

Le Maître et les Précieuses


 Repris ce matin Le Maître et Marguerite, dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont. Très pratique puisque, en un seul volume, sont proposés les quatre romans écrits par Boulgakov. Pratique… à condition d'éviter comme la peste et le choléra réunis les abondantes notes déposées en bas de page par les deux redoutables bas-bleus, Femmes savantes hyper-moliéresques, Précieuses passées au-delà du ridicule, malencontreusement chargées de cette édition, à savoir Mmes Laure Troubetzkoy et Marianne Gourg, toutes deux universitaires bien entendu, comme l'indique assez l'impeccable sabir de leur copieuse introduction. 

Mais leur vrai chef-d'œuvre, ce sont donc les notes, dont ces deux pénibles punaises d'amphithéâtre ont maculé à peu près près chaque page. Elles sont en gros de deux sortes, les bénignes et celles qui devraient, dans un monde bien ordonné, relever de la justice pénale voire des Assises. Les bénignes sont celles dans lesquelles nos Bécassines surdiplômées étalent leur pseudo-science hors de propos, avec une candeur qui ferait sourire d'indulgence si la chose n'était pas aussi répétitive. Les notes “malignes” sont toutes celles où ces dames se croient autorisées à nous révéler brutalement et tout de suite ce que le malheureux écrivain qu'elles mettent à la torture avait choisi, lui, de nous distiller subtilement et plus loin dans son roman. 

Pour donner à ceux qui ne lisent pas une image à peu près correcte de ce que cela représente, qu'ils imaginent se trouver au cinéma avec, derrière eux, deux harpies discoureuses qui ont déjà vu le film et ne cessent de commenter et d'expliquer à haute voix ce qui va se passer sur l'écran dans la demi-heure suivante.

Le malheureux et bouillonnant lecteur de Boulgakov, lui, soupire de regret en songeant aux belles époques médiévales, celles où Mmes Troubetzkoy et Gourg auraient été condamnées à subir deux jours complets de pilori sur la place publique, tandis que les ribaudes de la ville seraient venues leur jeter au visage, à grandes brassées rigolardes, pommes pourries et trognons de chou, voire déjections canines.

Le miracle est que, constamment interrompu par ces Cathos et Magdelon piaillantes, Mikhaïl Afanassievitch s'en sorte non seulement vivant mais plus grand que jamais.

vendredi 10 mars 2023

Du travail bien fait ou L' Arrestation d'un roman

Le 15 février 1961, aux alentours de midi, on sonna à la porte du petit appartement moscovite de Vassili Grossman. Dès qu'elle fut ouverte par la femme de ménage, cinq hommes entrèrent, dont un colonel en costume sombre qui informa l'écrivain qu'ils appartenaient au KGB et qu'ils étaient là pour “extraire” – ce fut son mot – son roman Vie et Destin. Il ne se fit pas faute d'exhiber un mandat dûment signé et tamponné.

Tandis que Grossman, livide dans son fauteuil, était victime d'un malaise, les cinq hommes entreprirent de fouiller méticuleusement son bureau, fourrant dans de gros sacs de toile non seulement les exemplaires dactylographiés du chef-d'œuvre non encore publié, mais également les brouillons de chapitres écartés par l'écrivain, ses ébauches, jusqu'à la dernière note griffonnée. Au bout d'une heure environ, la moindre trace du roman avait été engloutie par les sacs voraces, eux-mêmes enfouis dans le coffre de la voiture garée au bas de l'immeuble. Était-ce tout ? Non.

Ayant demandé à l'écrivain s'il existait d'autres exemplaires de son roman, celui-ci répondit par l'affirmative et indiqua qu'il en existait trois : l'un chez un de ses cousins, le deuxième à la rédaction de la revue Novy Mir et le troisième chez sa secrétaire, pour correction. Après avoir ordonné à quelques-uns de ses sbires d'aller immédiatement récupérer les deux premiers, le colonel du KGB intima à Vassili Grossman l'ordre de le suivre.

Dix ans plus tôt, ainsi embarqué, Grossman aurait probablement disparu sans laisser de trace. Mais, en 1961, c'était le “dégel” à la mode soviétique : on ne fusillait plus les écrivains, on se contentait d'arrêter leurs romans. Ce qui n'excluait nullement le travail bien fait, consciencieux, poussé jusqu'à l'art. C'est ainsi que, chez la secrétaire-dactylo de Grossman, les agents du KGB raflèrent non seulement les copies sur papier pelure, mais également les feuilles de papier carbone… et jusqu'aux rubans de la machine à écrire : on n'est jamais trop prudent.

Les KGBistes ignoraient pourtant une petite chose : si Grossman leur avait si volontiers indiqué où trouver les trois copies supplémentaires de Vie et Destin, c'était en quelque sorte pour anesthésier leurs soupçons. Car il était seul à savoir qu'il avait mis, plusieurs semaines auparavant, deux autres exemplaires de son roman en sécurité, l'un chez une amie de jeunesse, l'autre chez le poète Sémion Lipkine – chacun des deux dépositaires ignorant l'existence de l'autre. Et c'est grâce à cette double précaution que le monde et moi-même découvrîmes ce chef-d'œuvre russe au début des années quatre-vingt.

Cette “arrestation” de Vie et Destin avait été décidée au niveau du Comité central, par le responsable du département Culture. Cet apparatchik de haute volée avait pour nom Polikarpov.

Et, soudain, c'est le fantôme de Flaubert qui traverse la scène avec un long rire silencieux.

 

samedi 4 mars 2023

La littérature dans le sens contraire de la marche

Vassili Grossman, 1905 – 1964.

 J'ai déjà consacré plusieurs billets, partiellement ou en totalité, à ce livre majeur du vingtième siècle : Vie et Destin. Si l'on désire les retrouver, il suffit de taper “Vassili Grossman” dans le petit cartouche situé en haut et à gauche de cette page. Je ne crois pas exagérer en parlant de “livre majeur” : si je devais dire quels sont, à mon sens, les deux plus grands romans russes du siècle passé (mais je suis fort loin de tous les connaître), capables de se mesurer aux chefs-d'œuvre du XIXe, Vie et Destin serait l'un d'eux ; l'autre étant, toujours à mon humble avis, Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Seulement voilà…

Dans l'esprit de son auteur, Vie et Destin ne devait être, initialement, que le second panneau d'un diptyque consacré à Stalingrad. Confisqué par le KGB en 1960, il ne verra pas le jour du vivant de son auteur : au moment de la confiscation, Souslov, l'idéologue en chef de l'URSS récemment “dégelée”, a affirmé à Grossman qu'un tel livre ne pourrait être publié “avant deux ou trois cents ans”. Il le sera pourtant, en Occident, au tout début des années quatre-vingt, époque où je l'ai acheté et lu : cette fresque douloureuse et, paradoxalement, revigorante était bien la critique la plus profonde et la plus radicale non seulement du stalinisme mais du communisme soviétique dans sa totalité ; tout en étant une véritable épopée romanesque, consciemment placée par l'auteur – et cela dès son titre – sous le haut patronage du Guerre et Paix de Tolstoï, mais aussi, de façon moins éclatante peut-être, sous celui du Crime et Châtiment de Dostoïevski.

Mais quid du premier panneau de ce diptyque ? Il s'intitulait – et s'intitule d'ailleurs toujours – Pour une juste cause. Il avait d'abord été publié par la revue Novy Mir, en 1952, c'est-à-dire du vivant de Staline, même si ce fut au pris d'assez nombreux “adoucissements” et coupures imposés à l'auteur par les dirigeants de Novy Mir. Dès février de l'année suivante, le roman dut subir une descente au lance-flamme dans la Pravda, motivée en grande partie par l'antisémitisme d'État qui se mettait en place, mais officiellement parce qu'il donnait “une image déformée de l'homme soviétique”. 

Pourtant, à l'époque où il écrit ce premier livre, Grossman est encore, malgré quelques “lézardes” dans sa foi communiste, un romancier soviétique : le fait que Pour une juste cause (dont le titre lui-même “sonne” terriblement communiste…) ait pu être publié du vivant de Staline, le dit assez clairement. C'est juste après que va se produire en lui cette espèce de révolution spirituelle, morale, politique aussi, ce déchirement complet du voile du temple, qui va conduire Grossman de Pour une juste cause au chef-d'œuvre indubitable que sera Vie et Destin : le romancier soviétique va se métamorphoser en écrivain russe, et des plus grands. 

Longtemps j'ai cru que plus personne ne lisait Pour une juste cause ; et d'autant moins que, au prix de quelques notes explicatives en bas de pages, Vie et Destin souffrait fort bien d'être lu indépendamment. Or, une conjonction s'est produite, ces dernières semaines. Alors que j'achevais une quatrième (au moins…) lecture de Vie et Destin, j'ai découvert que Calmann-Lévy venait tout juste de republier plusieurs livres de Vassili Grossman… dont, précisément, Pour une juste cause. Je l'ai évidemment acheté et ai commencé à le lire hier : à peine cent pages sur les mille qu'il comporte.

Or, c'est une impression curieuse. Les deux romans sont, temporellement,  soudés l'un à l'autre : Pour une juste cause commence juste avant la grande attaque allemande sur Stalingrad, soit en avril 1942, tandis que Vie et Destin couvre la période allant du milieu du siège de la ville jusqu'à la capitulation du maréchal Paulus au début de 1943. Je me retrouve donc, toutes proportions gardées, dans la situation de quelqu'un qui découvrirait Les Trois Mousquetaires alors qu'il connaîtrait Vingt ans après depuis trois ou quatre décennies. Du coup, le lecteur a la sensation d'être un genre de dieu omniscient ou, plus modestement, une espèce de Nostradamus lisant l'avenir à livre ouvert.

Ce jeune Tolia frais émoulu de son école militaire, il sait déjà, ce lecteur qui est moi, que dans quelques mois il agonisera et mourra dans un hôpital de campagne ; ce commissaire politique à la foi communiste apparemment inébranlable, il est certain de le retrouver prochainement dans les caves de la Loubianka, interrogé “virilement” par d'impavides tchékistes ; quant à cet homme mûr et assuré de lui-même, c'est dans un camp de concentration allemand qu'il va échouer, et il ne sait pas encore qu'il sera amené à disputer une étrange joute verbale avec l'officier de la Gestapo, commandant de ce même camp, à propos des dangereuses ressemblances entre communisme et nazisme et des buts similaires de leurs deux tyrannies ; quant à cette fraîche et jolie Maroussia, il est bien triste de savoir qu'elle ne vivra pas au-delà du premier roman et de ne rien pouvoir faire pour lui éviter le sort qui l'attend ; etc. 

Et, par-dessus tout cela, englobant les destins individuels et les vies particulières, la vision surréelle d'une ville, Stalingrad, partant de ses ruines pour se reconstruire, immeuble par immeuble, rue après rue, comme dans un film projeté à l'envers.

Pour finir, que recommander, à qui n'a encore rien lu de Vassili Grossman ? Évidemment, l'idéal, et le plus logique, est de lire Pour une juste cause d'abord, Vie et Destin ensuite. Mais, en dehors des librophages de mon acabit, qui se sent le courage et l'endurance de s'engager dans un périple souvent éprouvant de près de deux mille pages ? 

Pour ceux qui trouveront qu'un demi-voyage est bien suffisant, c'est évidemment Vie et Destin qu'il leur faudra lire.

Tant pis pour la cause.

mercredi 1 mars 2023

Schnaps et troïkas comme s'il en pleuvait

 

Père Joseph et oncle Adolf m'ont bien occupé en février.

Plus que Dame Ternette en tout cas…

vendredi 10 février 2023

Un tunnel sombre et long


 Ce billet sera très probablement raté ; je ne sais pas trop par quel bout le prendre, ni comment lui donner forme et cohérence. Je vais tout de même essayer, ne serait-ce que pour me défaire d'un poids, comme on se débarrasse du sac à dos au retour d'une longue randonnée.

Il s'agit de quatre livres, lus ou relus à la suite, chacun appelant le suivant, le rendant comme nécessaire, évident. Trois livres d'historiens, un livre d'écrivain.

Je ne reviens pas sur le premier, Les Chuchoteurs d'Orlando Figes, lui ayant déjà, le mois dernier, consacré un billet. Livre important en soi, puisqu'il a servi d'étincelle primordiale, livre de résurrection qui a, tout naturellement, appelé le deuxième.

L'auteur des Disparus, Daniel Mendelsohn : c'est lui, le véritable écrivain de mon quatuor – même si les trois autres, vus sous cet angle, ne déméritent pas. Livre de résurrection, là encore, qui se double d'une quête. Mendelsohn, universitaire et critique américain, a passé des années de sa vie et parcouru plusieurs continents, pour retrouver les traces de son grand-oncle maternel, Shmiel Jäger, de sa femme et de leur quatre filles, disparus entre 1942 et 1944 de la petite ville de Galicie – aujourd'hui en Ukraine – appelée alors Bolechow. Il s'agissait d'exhumer des documents, quand il en restait, mais surtout de rencontrer, au tournant des années 2000, ce qui vivait encore de survivants de Bolechow ayant connu la famille Jäger, Juifs rescapés de ce que l'on sait et dispersés ensuite entre l'Australie et l'Amérique, en passant par la Scandinavie ou, pour certains, demeurés en la Galicie originelle. Les quelque six cents pages du livre sont parsemées de brefs chapitres – jamais plus de deux pages –, présentés en italique, dans lesquels Mendelsohn éclaire divers épisodes de la Genèse, depuis le meurtre d'Abel jusqu'à la destruction de Sodome et Gomorrhe, en s'appuyant sur deux ou trois exégètes rabbiniques, en particulier Rachi, né à Troyes vers 1040, qu'il compare et parfois confronte à des commentateurs nettement plus récents. Passages lumineux alors qu'ils auraient pu être arides, toujours en étroite relation avec les différentes étapes de la quête qui se vit sous nos yeux. Un livre prodigieux, essentiel.

Essentiel, mais non suffisant. Le refermant, il m'a paru que je ne pouvais pas “en rester là” ; qu'il était nécessaire de prendre de la hauteur, ou du recul, afin d'élargir le champ de vision. Ce qui m'a conduit à rouvrir les Terres de sang de l'historien américain Timothy Snyder. Là encore, inutile de s'y étendre, puisque j'ai déjà, il y a dix ans, consacré deux courts billets à ce livre, celui-ci d'abord et, une semaine plus tard, celui-là. Disons seulement que le Bolechow de Mendelsohn se trouvait justement inclus dans ce que Snyder appelle les terres de sang, lesquelles recouvrent un territoire englobant l'Est de la Pologne, les États baltes, la Biélorussie et l'Ukraine, c'est-à-dire des contrées ravagées par l'Allemagne nazie et la Russie communiste, souvent l'une après l'autre mais parfois simultanément.

À l'exception de son ultime chapitre qui pousse quelques pointes vers l'année 1950, Snyder interrompt son livre lorsque se termine la Seconde Guerre mondiale. Or, destructions et massacres ne se sont pas arrêtés par miracle le 8 mai 1945. C'est bien pourquoi il m'a fallu reprendre, en guise de conclusion du cycle, L'Europe barbare, de l'Anglais Keith Lowe, livre qui, en quelque sorte, “ausculte les ruines” de notre continent entre 1944 et 1949 ; ruines matérielles, ruines physiques, ruines économiques, ruines sociales – et aussi, sans doute moins immédiatement visibles mais sûrement plus profondes et dommageables : ruines morales.  

La plupart de ces ruines ont été relevées. Mais les morales ? Celles qui sont les plus difficiles à mettre en lumière et qui ont pourtant déchiré des millions d'individus ; ainsi, probablement, que leurs fils et petits-fils ? On nous affirme et affirmera encore que oui. Que “la vie a repris le dessus”. Que l'avenir a encore de beaux jours.

Pourtant, dans le temps que je lisais ces quatre livres, on pouvait voir, dans les villes de France, des jeunes gens de vingt ans descendre dans les rues – apparemment vierges de ruines – et manifester pour leur retraite

mercredi 1 février 2023

Prenez les patins !


 Drôle d'idée que de parcourir la Russie en janvier.

lundi 30 janvier 2023

François-René et le Petit Chinois

 

Changeons pour ce soir de monture, voulez-vous ? Ramenons Muray à l'écurie, pour un repos amplement mérité après nos galops de ces derniers jours, et faisons un peu prendre l'air au coursier Chateaubriand, avec un simple paragraphe des Mémoires d'Outre-Tombe.  Pour l'apprécier à sa juste valeur, on se contentera de remplacer “choléra” par… par quoi, d'ailleurs ? Eh bien, tenez, tout à fait au hasard : par “covid-19”. Donc, voici :


« Le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d'incrédulité, de journaux, d'admiration matérielle. Ce fléau sans imagination n'a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s'est promené d'un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu'on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu'il avait faites, où il en était, l'espoir qu'on avait de le voir encore finir, les précautions qu'on devait prendre pour se mettre à l'abri, ce qu'il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. »


(Cela dit, je vous dois un aveu : je n'ai nullement “changé de monture” comme annoncé, dans la mesure où c'est bien dans le journal de Muray que je suis tombé (voire outre-tombé) sur la citation de Chateaubriand. Disons que je les ai attelés ensemble et n'en parlons plus.)

dimanche 29 janvier 2023

Je vous en remets une louchette ?


 Une louchette de Muray, c'est-à-dire un paragraphe. Il a été écrit en février 1993 et, à une minuscule exception près, il pourrait dater de ce matin. Voici :


« SDF au lieu de clochard, ethnie au lieu de race, érémiste au lieu de pauvre, agent de fabrication au lieu d'ouvrier, technicien de surface au lieu de balayeur, quartier sensible au lieu de banlieue de merde, beur au lieu d'Arabe, black au lieu de nègre. Quoi encore ? Devoir d'ingérence au lieu de business ? Tourisme au lieu de destruction ? Kouchner au lieu de Tartuffe ? Cordicole au lieu d'ordure ? Je me souviens qu'en lisant le livre de Hilberg sur la destruction des Juifs d'Europe, j'avais été visité par l'idée que l'euphémisation était toujours une façon d'aider ses propres bourreaux. Les futurs exterminés des camps nazis appelaient entre eux le crématoire “la boulangerie”, et les malades en route pour la chambre à gaz des “musulmans”. C'était une manière d'essayer d'accepter l'abomination. L'ennemi parle toujours euphémistique. C'est même, et plus que jamais aujourd'hui, un des très bons critères permettant de l'identifier. La police de la pensée n'a jamais été fondée sur de meilleurs sentiments qu'aujourd'hui. »


On aura compris que la minuscule exception dont je parlais est, ici, constituée par l'exemplarité de Kouchner, pantin humanitaire dont plus personne, en ce siècle, ne doit encore savoir de qui il a bien pu s'agir. 

On observera par ailleurs que cette euphémisation dont parle Muray – et on pourrait s'amuser à prolonger la liste des exemples qu'il donne – va très bien de pair avec la dramatisation bouffonne, la mise en tragédie à tendance mélo qui sévissent en d'autres domaines, quand une gifle devient féminicide, qu'un regard se mue en agression, qu'une invite se fait harcèlement.

Dans le même temps, les bombardements sont ripolinés de frais en frappes aériennes. Bien content encore quand elles ne sont pas en outre chirurgicales – c'est-à-dire, je suppose, destinées à soigner les populations qui ont eu la mauvaise idée d'habiter en dessous.

samedi 28 janvier 2023

Plaidoyer pour les femmes exotiques


 À la fin de 1992, il y a donc trente ans plus une poignée de semaines, Philippe Muray notait ceci dans son journal, que je refeuillette depuis quelques jours :

 

« […] la métamorphose des femelles occidentales, dans les trente ou quarante dernières années, a rendu désirables toutes les femmes du monde sauf celles d'Occident.

« Qui, de gaîté de cœur, choisirait de vivre avec une Française ou une Américaine ?

« Qui peut rêver, rêver d'une Française ? D'une Allemande ? D'une Suisse ? D'une Américaine ? D'une Hollandaise ? Et maintenant, hélas, depuis que leurs pays montrent tant d'ardeur pour l'Europe, qui peut rêver d'une Italienne ou d'une Espagnole ?

« Femmes occidentales, horribles petites cafteuses françaises, désastreuses Européennes et vos grandes sœurs frénétiques, les abominables Américaines, vous savez que vous n'avez plus aucune chance avec les hommes ! Votre seul espoir, c'est de refiler au plus vite la disgrâce de votre émancipation au reste de l'humanité féminine ! Par Saint Nietzsche, par Saint Sade et par tous mes saints, on vous en empêchera ! »


C'est par l'optimisme presque béat de sa dernière phrase que Muray date fâcheusement. Car si j'en juge par l'atonie virile des hommes de moins de quarante ans actuels, ces élégantes et fluettes larves paritaires, ce n'est pas demain qu'ils seront en mesure d'empêcher quoi que ce soit, ni même d'oser l'imaginer, dès lors que leurs dragons reproductibles auront haussé un sourcil. Je peux les comprendre : même si c'est peu valorisant pour l'amour-propre, ou ce qui en reste, il est tout de même moins dolore de se faire traîner dans la boue que devant un tribunal.

C'est une réflexion assez semblable à celle de Muray que Catherine et moi nous faisons régulièrement, lorsque nous regardons une série télévisée américaine dans laquelle on nous laisse entrevoir ce que peut être la vie familiale, avec ou sans enfants, mais de préférence avec, de tel ou tel personnage ; réflexion sous forme interrogative : 

« Mais comment les mâles américains ont-ils encore le courage, ou l'inconscience, ou le masochisme, de se lier par contrat nuptial avec leurs compatriotes femelles ? » 

Car quel que soit le genre, la tonalité, l'esprit de ces séries, il en va toujours, ou presque toujours (les exceptions sont rares) de même : l'épouse ne sait faire que deux choses, alternativement et selon des dosages qui varient finalement assez peu : pleurnicher ou récriminer. Et s'il est une expression qu'un mari américain a intérêt à apprendre dès le lendemain de sa nuit de noces, car elle lui servira presque quotidiennement jusqu'à ce que mort ou divorce s'ensuive, c'est bien : I'm sorry !

On me dira que cette vision du couple – forcément caricaturale – émane de l'indécrottable misogynie du mâle blanc et obtus qui bidouille les scénarios. Que nenni ! Nombre de ces séries sont en grande partie écrites par des femmes… qui œuvrent exactement dans la même tonalité que leurs confrères. Ce qui laisserait à penser que non seulement c'est la réalité qu'elles décrivent, mais qu'en plus elles la trouvent suffisamment satisfaisante pour ne pas se soucier de la dissimuler,  ou au moins de l'arranger un peu.

Du reste, peut-être bien qu'elles l'arrangent ; et que, in real life, tout est encore bien pire.

Pour en revenir à Muray, on terminera en constatant que, dans son appel à négliger les harpies d'Occident au profit des femmes et filles exotiques, il annonçait les romans de Michel Houellebecq – en particulier Plateforme –, qui, en cette année 1992, étaient sur le point de naître.

mercredi 25 janvier 2023

Les facéties de Dame Ternette


– Dame Ternette, ici, a sombré dans un coma sans doute maléfique le dimanche 15 au soir. Bon, pas grave : on commence à avoir l'habitude, dans nos sauvages contrées.

– Dès le lendemain, on nous annonçait que le prince charmant – encore appelé : agent Orange – avait déjà sauté sur son fringant coursier et que, si tout se passait bien, il pourrait réveiller la belle d'un baiser… le lundi 23 en fin de journée. Au vu d'un tel délai, j'ai compris que, restrictions budgétaires obligent, on lui avait troqué son coursier contre un percheron voire un ardennais de labour. D'autre part, je m'inquiétai aussitôt pour ce pauvre prince : à prendre un baiser non consenti à la Belle Endormie, ne s'exposait-il pas à une bonne vieille mise en examen pour harcèlement sexuel ? Je n'avais plus un poil de sec.

– Le 24 au soir, le message orangé restait inchangé et, par conséquent, nous promettait une reconnexion pour la veille au soir…

– Ce matin, l'Orange virait au gris et nous annonçait que “la panne étant plus grave que prévue, la connexion ne pourrait être rétablie que le 6 février en fin de journée”. Je notai illico l'aveu qui nous était fait : la panne était prévue ! Comme quoi les complotistes n'ont pas toujours tort, et qu'on a bien raison de se méfier des nuisances de l'agent Orange.

– À  deux heures et demie ce même 25 janvier, la connexion du 6 février était bel et bien rétablie. Et sans même attendre la traditionnelle “fin de journée”.

Quant à Dame Ternette, elle est radieuse et fraîche comme une rose tout juste déclose.

dimanche 15 janvier 2023

Mâles au dodo, femelles au boulot

La nullité me laisse rêveur de cet argument brandi depuis quelques jours par les opposants à la réforme des retraites – dont, par ailleurs, je me fous totalement. En gros, d'après ces énervés professionnels, il serait inhumain de repousser l'âge du départ à 64 ans car, à ce moment, “29% des hommes les plus pauvres sont déjà morts”.

Sans doute, sans doute. Et ? Ferai-je preuve d'une nauséabonderie excessive si je fais remarquer qu'à 62 ans, l'âge actuel de mise en sommeil, le pourcentage des hommes pauvres “déjà morts” doit être à peine inférieur, et que nul n'a jamais songé à le brandir comme argument ? Sera-ce du mauvais esprit si je signale en passant que, vivant dans de moins bonnes conditions, les pauvres ont toujours eu la fâcheuse et déprimante tendance à mourir plus tôt que les riches, et ce quel que soit l'âge du départ en retraite des uns et des autres ? 

Et puis, quoi : si l'on tient à tout prix à raboter toutes les inégalités, il serait temps de songer à la plus criante et la plus pérenne, celle qui conduit les femmes à vivre en moyenne six ans de plus que les hommes. Pour mettre fin à ce scandale, je propose une solution toute simple, à inclure d'urgence dans la réforme : 

laisser la retraite des mâles à 62 ans et passer celle des femelles à 68.

Avantage collatéral d'une telle réforme : durant les années où leurs épouses travailleront encore quand eux resteront à la maison, les hommes pauvres de plus de 62 ans pourront vraiment se reposer ; et, ainsi, peut-être, rattraper les hommes riches dans leur enviable longévité.

Je me demande d'ailleurs comment le gouvernement a pu avoir l'inconscience de se lancer dans ce gigantesque chantier parsemé de chausse-trapes sans avoir l'élémentaire prudence de me consulter longuement au préalable.

Décidément notre président GSF (Grand Syndic de Faillite) n'est entouré que de galopins sans cervelle ni jugement, d'impulsifs branquignols. 

Tant pis pour eux.

samedi 14 janvier 2023

Comment transformer une descente du KGB en soirée mondaine

Vladimir Boukovsky, 1942 – 2019.
 

Je sais que mon titre a des allures de gag ; ce pourrait être un genre de farce tirée d'un film de Lubitsch. Ce n'est que la réalité de ce qui se produisit mainte fois à Moscou à la fin des années soixante et au début de la décennie d'après, si l'on en croit les mémoires de Vladimir Boukovsky (… et le vent reprend ses tours, Robert Laffont).

On me demandera peut-être à quoi il est bon de lire, ou relire, ce livre, de s'intéresser encore à toutes ces “vieilleries” d'un demi-siècle. J'y vois au moins deux raisons : 1) car tel fut ma fantaisie et mon bon plaisir ; 2) parce qu'il est hautement intéressant – et réconfortant – de voir sur quatre cents pages se dessiner la silhouette d'un homme qui, durant exactement vingt ans (1957, prise de conscience – 1976, expulsion d'URSS), de sa quinzième année à sa trente-quatrième, n'a jamais cédé un pouce de terrain, fait la moindre concession à l'ubuesque tyrannie dans laquelle le hasard l'avait fait naître ; et qui, pour s'opposer à elle, a fait preuve de ressources multiples, toujours sous-tendues par une volonté que n'ont jamais brisée la prison ni l'hôpital psychiatrique.

Parmi ces ressources, l'humour, le sens de la cocasserie, l'attrait du pied-de-nez, et le talent de jouer de ces cordes-là. Ce qui me ramène, et vous avec, à mon titre.  Nous sommes donc autour de 1970, juste avant ou juste après. Sentant les lézardes se multiplier et s'agrandir, la dictature soviétique multiplie de son côté les arrestations, les descentes, perquisitions, presque toujours suivies de procès. Comment transformer cela en jeu ? En occasions de fêtes entre amis ? Je cède la parole à Boukovsky :

« Quand on se retrouve sans cesse avec les amis, il est facile de détecter le moment où se produit dans leur appartement quelque chose de suspect : leur téléphone ne répond pas, mais les fenêtres sont éclairées. Ou bien on s'est donné simplement rendez-vous, et les voilà disparus, ils n'arrivent pas : pourquoi ? Mystère. Et immédiatement, les coups de téléphone à travers tout Moscou : perquisition chez les Untel ! Taxi, en vitesse : les invités arrivent de toutes parts rapidement. Exact, perquisition. On laisse entrer tout le monde, mais laisser sortir, interdit. L'appartement regorge de monde : tapages, rires. Pas moyen de se retourner. L'un arrive avec une bouteille de vin, l'autre avec une pastèque. On en fait les honneurs à chacun, en se payant la tête des tchékistes. Dans le va-et-vient, des papiers vont s'égarer dans les poches des invités : du samizdat encombrant, des lettres imprudemment conservées et autres pièces à conviction. Allez donc prendre en filature une foule pareille !

« Les tchékistes, ruisselant de sueur, tentent de chasser les intrus : qu'est-ce que vous faites là ! Mais tous connaissent leur affaire : la loi interdit d'expulser les personnes présentes, tant que dure la perquisition. Prenez patience. Sur la table, le Code pénal, à la disposition de quiconque veut le consulter.

– Pas si fort citoyens !

– Et où est-il dit qu'il est défendu de faire du vacarme pendant une perquisition ? Montrez l'article ! »

Et la fête continue tant que dure la perquisition, c'est-à-dire, assez souvent, “jusqu'au bout de la nuit”, comme dit une publicité occidentale.

Dans son livre, Boukovsky fait découvrir à son lecteur bien d'autres façons, pas toujours aussi drôles, de résister à cette “bêtise au front de taureau” qui caractérise essentiellement les régimes communistes en général et le pouvoir soviétique en particulier. Il me semble, au bout du compte, que si l'on devait tirer une leçon unique de ces mémoires foisonnants et éblouissants de santé, sans jamais la moindre trace d'apitoiement ou de glorification de soi, ce serait quelque chose comme : aller porter le fer sur le terrain de l'adversaire (Boukovsky excelle à ce jeu dangereux), ne jamais céder, ne jamais reculer, ne jamais plier.

Ce qui est plus facile à énoncer qu'à mettre en pratique chaque jour durant vingt ans.

jeudi 12 janvier 2023

Des risques de la lecture en automobile, y compris à l'arrêt

Mais qu'as-tu donc dit, Graham, qu'as-tu donc dit ?

 Il y a parfois des frustrations qui vous tombent dessus sans s'être annoncées. Je me trouvais tout à l'heure à Pacy, dans la voiture – moteur coupé pour sauver la planète –, attendant Catherine qui naviguait entre église et pharmacie – médecine du corps, médecine de l'âme. J'empoigne le second volume de L'Esprit des lettres de Jacques Laurent, que j'ai assigné à résidence sur la banquette arrière afin qu'il m'aide à combler ce genre de menus temps d'attente. J'en étais arrivé à l'article qu'il écrivit juste après la mort de Colette, en 1954 donc ; et je tombe sur ce paragraphe, qui se trouve être le deuxième (c'est moi qui souligne) :

« Mon intérêt, dans les lignes qui suivent, se limitera aux funérailles de Colette. Il n'est pas question du refus, pour une fois digne, de l'archevêché, ni de la sotte intervention de Graham Greene. C'est bien le caractère national des funérailles qui me retient. »

Monsieur Laurent, je vous le dis rondement et sans fioriture : vous m'emmerdez considérablement ! C'est que, depuis plus d'une heure que j'ai lu votre incise malencontreuse, je ne pense plus qu'à cela : quelle fut-elle donc, cette “sotte intervention de Graham Greene” que vous passâtes si cavalièrement sous silence, la pensant, je suppose, connue de tous ? Pas moyen, au moins dans l'immédiat, d'éclaircir la chose ! Et, la découvrirait-on, cette intervention, est-il bien sûr que nous la jugerions aussi sotte que M. Laurent nous le dit ? Allez savoir ! Peut-être y trouverait-on matière à discussion – voire à débat, comme on dit si imbécilement de nos jours.

Le seul avantage des interrogations entre lesquelles je me débattais, faisant presque tanguer l'habitacle qui m'hébergeait, c'est que Catherine, soudain, se trouvait de nouveau assise à ma droite dans la voiture et que j'avais perdu toute conscience du temps, lequel en avait profité pour s'enfuir sans m'en apercevoir.
 
Mais tout de même…

lundi 9 janvier 2023

Et les chuchoteurs se mirent à parler

Comment rendre compte d'un tel livre * ? Quels mots trouver pour évoquer ces légions de fantômes qui se matérialisent et prennent chair à chaque page que l'on tourne ? Poser la question, c'est déjà admettre que l'on n'y parviendra pas ; ou fort mal. Pourtant, parvenu presque au bout de ces huit cents pages, le lecteur se sent comme tenu de s'y essayer.

Le sous-titre du livre d'Orlando Figes, historien anglais des plus remarquables, ce sous-titre dit à la fois tout et peu de choses : Vivre et survivre sous Staline. Il dit tout sur le sujet de son extraordinaire livre ; mais rien, rien encore, à propos de ces dizaines, ces centaines d'hommes et de femmes dont il a recueilli les témoignages avant qu'ils ne disparaissent, dont il a lu les journaux, mémoires, lettres, dont il a interrogé les descendants, etc. Et il ne dit rien de l'art prodigieux avec lequel il a composé sa fresque, orchestré et dirigé cette immense cacophonie de souffrances, de misères, de malheurs, de morts, de trahisons quotidiennes et, parfois, de sublimes dévouements.

Comme le dit Emmanuel Carrère dans sa préface, « Ce livre est né d'une urgence : la génération qui avait accédé à l'âge adulte sous Staline était en train de disparaître, ceux qui avaient connu la répression avaient plus de quatre-vingts ans […], il restait à faire quelque chose qui ne pouvait être fait qu'à ce moment-là, juste avant que les dernières voix se taisent ».

Les Chuchoteurs est composé de neuf chapitres strictement chronologiques, qui sont comme les stations du chemin de croix de la Russie entre 1917 et 1956 (bien que l'ultime de ces stations, intitulée Mémoire, s'étale de 1956 à 2006, date qui est le temps présent du livre). Et c'est parce que cette chronologie est rigoureuse que certains individus, certaines familles apparaissent dans un chapitre, puis s'effacent pour laisser place à d'autres individus, d'autres familles, avant de revenir trois ou quatre chapitres plus loin, lorsque la tyrannie les rempoigne ou que le temps les libère… momentanément.

Ces individus, qui sont-ils ? À de rares exceptions près – l'écrivain Constantin Simonov par exemple –, des inconnus, des anonymes, des silencieux, appartenant à toutes les classes de l'Union soviétique : paysans, ingénieurs, professeurs, ouvriers, artistes, policiers, membres de la nomenklatura ou semi-vagabonds. Tous destinés à disparaître et ressuscités ici. Grâce à Figes, ils cessent d'être anonymes et se mettent à nous parler. Et leur présence devient évidente.

Prsésence renforcée par les dizaines de photographies qui jalonnent le livre : clichés en noir et blanc, souvent d'assez mauvaise qualité, faisant émerger des visages, quelques bribes de décor parfois, par quoi le lecteur est pris souvent plus violemment encore que par le texte qui les entoure et les justifie. 

J'ai ainsi rêvé longtemps, à la page 104, devant la photo de la famille Vittenbourg, prise en 1925 à Olguino, station huppée du golfe de Finlande, pas très loin de Saint-Pétersbourg. On y voit, dressée en plein air, la table de ce qui semble être un goûter.  Autour, Pavel et Zina, les parents, jeunes et assez élégants, et leurs trois filles, Veronica, Valentina et Evguenia, toutes trois vêtues de robes blanches légères et dont les âges s'échelonnent de 3 à 13 ans. Les deux aînées ont leurs cheveux bruns nattés, la plus jeune, cheveux plus courts, est assise dans une chaise haute de bébé et tourne la tête vers le photographe – et donc vers nous, vers moi.

Ici, à la page 104, j'ignorais encore ce qui allait arriver à Pavel, le brillant géologue, à Zina, sa femme médecin, ni quels vents contraires allaient disperser leurs trois filles, si sages devant leur tasse de thé et leur part de gâteau. Mais le fait de savoir qu'il allait fatalement se produire tôt ou tard une violente déflagration dans leur vie somme toute privilégiée, cette prescience me rendait plus intense, plus authentique l'existence qui fut la leur, qui était encore la leur au moment où le photographe appuyait sur le déclencheur.

Et je me rends compte que, comme pressenti, je suis en train d'échouer : si je fais mine de me concentrer sur le paradis perdu des Vittenbourg, c'est tout bonnement pour tenter de masquer mon impuissance à évoquer, seulement évoquer, l'ensemble du gigantesque tableau offert par Orlando Figes.

C'est peut-être normal, après tout. Il doit en aller de ce chemin de croix livresque comme de tous les autres : en parler ne sert à rien, il faut le parcourir – mieux : le lire.

* Orlando Figes, Les Chuchoteurs – Vivre et survivre sous Staline, Denoël, 2007, 792 p.

dimanche 8 janvier 2023

Quand on s'promène au bord de l'eau…

 

Ce serait tellement plus drôle d'aller patauger dedans

plutôt que de rester assis au bord.

Mais il y a cette maudite laisse…

dimanche 1 janvier 2023

Le partage des ans

 

En décembre, longue remontée de l'Orénoque.

jeudi 29 décembre 2022

Pensées du dernier jour (ou presque)

Les gens qui se font un blé noir ont les moyens de déjeuner tous les jours de pain blanc.   

 

– Une prostituée native de Sainte-Mère-l'Église, dont le nom de guerre serait Omaha Bitch.

 

–  L'homme descend du singe : le darwinisme. L'homme descend des singes : un safari. 

 

–  S'il se trouvait, par ici, un spécialiste des peuples guerriers de l'Antiquité, je lui serais reconnaissant de bien vouloir laisser, de son savoir, quelques Thraces sur ce Scythe.

 

Un chrétien qui séduit une jeune et belle juive est un véritable play-goy.  

 

Si tu voulais manger du homard, il aurait suffi que tu me l'écrivisses. 

 

Le monde à l'envers : mon chien est décédé et le voisin mord. 

 

Lire une grammaire comme un récit de voyages. 

 

L'Italien, un Monsieur qui s'ignore. 

 

Quand un Ibère et une Helvète engendrent une fille, c'est une Hispano-Suiza, en général superbement carrossée. 

 

En cas de régime strict, ne jamais déjeuner en compagnie d'un gros mangeur : il y a risque d'obésité passive. 

 

Un Croate peut-il se permettre d'être acerbe ? 

 

– Donner régulièrement du sucre à son cheval, afin de lui éviter l'hippoglycémie.

 

– Très mauvais pour le souffle, le riz indien peut même rendre basmatique.

 

– L'homme est une truie qui doute d'être habitée par un cochon qui sommeille. 

mardi 27 décembre 2022

Tomber dans le panneau… mais lequel ?

3 Billboards est un film émouvant, dur et drôle : bizarre cocktail mais parfaitement réussi par Martin McDonagh, déjà auteur d’un savoureux Bons Baisers de Bruges, avec notamment Colin Farrell et Brendan Gleeson, subtil acteur irlandais à trogne de buveur de stout. Ce film-ci est porté par un trio d’acteurs eux aussi parfaits : le toujours remarquable Woody Harrelson, le toujours jubilatoire Sam Rockwell… et Frances McDormand, colonne centrale du dit trio.

Il n’est nullement étonnant que l’actrice se retrouve là, elle qui illumina littéralement le Fargo des frères Coen, ses mari et beau-frère : 3 Billboards doit beaucoup aux deux frangins, plus précisément à leur art presque unique de dessiner des personnages englués dans une bêtise congénitale qui leur est à la fois un cocon et une prison, dans laquelle ils se lovent ou se débattent avec plus ou moins de conviction et d’atouts ; en tout cas, ils tentent de faire avec. Et l’émotion naît – une émotion non sollicitée, non frelatée, et donc singulièrement efficace – lorsque, soudain, parce qu’il s’est passé quelque chose, cette bêtise est déchirée par un brusque et inattendu éclair. Le personnage qui est ainsi brutalement “éclairé” peut alors (c’est souvent) dérailler complètement, mais il peut aussi (parfois) s’acheminer vers une sorte de rédemption, s’élever de quelques centimètres au-dessus de lui-même. C’est ce qui se produit pour le personnage joué par Sam Rockwell, peut-être le plus intéressant des trois que j’évoquais il y a un instant.

 Bref, voilà un film, et ils ne sont pas si nombreux finalement, qui doit fort bien supporter d’être revu trois, quatre, six fois, à intervalles plus ou moins longs, sans jamais en souffrir, et même en y gagnant un peu de patine à chaque fois. C’est d’ailleurs, aussi, le cas de Fargo.

samedi 17 décembre 2022

Goncourt de prison

Jurés Goncourt procédant au vote final.

 Découverte, à l'instant, d'une chose absolument merveilleuse, qui me fait osciller de l'incrédulité à l'hilarité – et retour. 

En plus de cette invention déjà ancienne – et néanmoins absurde – qui s'appelle le “Goncourt des lycéens”, voici qu'existe désormais un “Goncourt des détenus”. Tout premier du genre, celui de cette année, nous apprend l'Académie du même nom, a été attribué par cinq cents taulards votant dans 31 centres pénitentiaires.

C'est évidemment une excellente initiative, mais je la trouve tout de même un peu trop “attrape-tout”, un peu trop globale. Et je le verrais bien, ce Goncourt des détenus, se ramifier presque à l'infini : Goncourt des assassins par égorgement, Goncourt des violeurs, Goncourt des pilotes de camions fous, Goncourt des voleurs de sacs à l'arraché, Goncourt des flambeurs de voitures, etc. 

Si l'on diversifie suffisamment, on devrait vite arriver à ce que chaque roman publié en septembre obtienne son petit Goncourt en décembre. 

Ce qui serait, n'en doutons pas, un grand facteur d'apaisement au sein de la gent livresque.

lundi 12 décembre 2022

Durs à queer


 Deux titres d'Atlantico, le premier d'hier, le second de ce jour, qu'il serait sans doute particulièrement nauséabond de prétendre rapprocher l'un de l'autre. Je le fais pourtant, n'étant pas plus que cela dérangé par les relents méphitiques se dégageant de ma personne :

1) Selon une étude de Cambridge, moins de la moitié des étudiants se déclarent désormais hétérosexuels.

2) Le nombre des adolescents atteints de troubles mentaux ou qui se suicident explose.

Ce sera tout pour ce matin.

samedi 10 décembre 2022

Le mobil du crime


 Désireux de me reposer un peu des fracas de la guerre de 14, qui fait actuellement rage dans le Journal de Maurice Garçon, j'ai saisi à main gauche l'un des trois volumes de Donald Westlake qui m'attendaient sans impatience notable sur la desserte. Son titre français était : Comment voler une banque.

Le petit pion syntactique qui loge dans une partie de ma tête soulève aussitôt la paupière de celui de ses deux yeux qui ne dort jamais et fronce simultanément le sourcil lui correspondant : ce titre est incorrect ! On ne peut pas voler une banque : on peut juste la dévaliser ; ou à la rigueur, si l'on tient à l'encanaillement, la braquer – ce qui n'est déjà pas si mal.

Il ne m'a fallu qu'une vingtaine de pages pour comprendre que le pion avait tort et que, dans le roman-ci, Dortmunder et son guignol's band avaient effectivement en projet de voler une banque ; au sens propre.

L'affaire était rendue envisageable par le fait que, en attendant la démolition puis la reconstruction de cette agence de Long Island, les guichets et surtout le coffre-fort avaient été installés de l'autre côté de la rue, dans un imposant mobil home. Il ne va donc s'agir “que” de trouver une cabine de semi-remorque, de l'atteler à l'engin et d'emporter la banque ailleurs, loin, dans un coin discret, pour lui faire tranquillement sa fête.

Lorsque Stan Murch, le chauffeur attitré de la bande pénètre dans l'arrière-salle du O.J. Bar, il apporte aux autres deux nouvelles, une bonne et une mauvaise comme il est de règle. La bonne, c'est que le mobil home en question est bel et bien muni d'un crochet permettant de l'arrimer à un camion.

La mauvaise nouvelle, c'est qu'il est totalement dépourvu de roues.

À l'heure où je mets sous presse, nous en sommes là.

lundi 5 décembre 2022

En revenant de la Nouvelle-Orléans

 

Treme – à prononcer Trémé – est un quartier de la Nouvelle-Orléans ; c'est même l'un des plus anciens. Il est aussi le centre de la culture noire et créole de la ville. La série qui porte ce nom, Treme, a été imaginée, créée, et en grande partie écrite, par David Simon, auquel on devait déjà la meilleure série policière jamais proposée à la télévision : Sur Écoute, en anglais : The Wire.

Treme est une réussite au moins égale à Sur Écoute.

Ses quatre saisons, originellement diffusées de 2010 à 2013, se déroulent donc à la Nouvelle-Orléans, durant les trois années qui ont suivi le passage de l'ouragan Katrina, en 2005. S'agit-il d'une série politique ? Policière ? Musicale ? Sociale ? Intimiste ? C'est tout cela à la fois, et encore davantage, les différents plans s'entrelaçant et s'équilibrant d'une manière absolument parfaite, servis par un rythme jamais défaillant, totalement exempt de ces “trous d'air” qui plombent trop de séries télévisées.

Évidemment, la dimension musicale est prépondérante. Si le jazz se taille la part du lion, il est loin d'être le seul genre représenté, et représenté “en action”. Car de très nombreux musiciens, locaux ou internationaux, viennent faire preuve de leurs divers talents au fil des épisodes, mais jamais de façon gratuite, plaquée : toujours en étroite relation avec l'un ou l'autre des événements et des personnages. Ils sont présents dans les bars, les clubs, sur scène, au coin des rues ou lors de ces nombreuses fêtes et processions qui ponctuent la vie néo-orléanaise, le point culminant étant le Mardi-Gras et ses étonnants “Indiens” qui, de fait, sont tous des noirs plus ou moins métissés.

Les personnages, disais-je. Ils sont divers, subtils, changeants, jamais manichéens ni tout d'une pièce : ils vivent, là, sous nos yeux. Ils vivent si bien que, lorsqu'il parvient au dernier épisode de la quatrième saison, le spectateur se surprend à ressentir cette forme particulière de mélancolie nostalgique que l'on éprouve lorsque, déménageant d'une ville pour une autre, on sait bien que l'on ne retrouvera plus jamais les gens que l'on a fréquentés, parfois aimés, et qu'on laisse derrière soi. 

On laisse aussi derrière soi les questions en suspens et les problèmes non résolus. La plupart sont liés aux ravages exercés par l'ouragan, aggravés ou au moins prolongés par l'incurie des pouvoirs publics, la bêtise tatillonne des administrations, la mauvaise foi des compagnie d'assurance, la rapacité d'un certain nombre de “reconstructeurs” ; tout cela sur fond d'inefficacité d'une police trop souvent brutale et encline à cacher “la merde au chat” sous les tapis, ou plutôt, ici, dans les décombres des maisons dévastées. Pour tous ces aspects “sociaux”, on retrouve le très grand savoir-faire de David Simon, celui qui avait permis à Sur Écoute d'être la série qu'elle est. 

Mais quelles que soient la maîtrise et l'intelligence avec lesquelles sont traités ces “arrière-fonds”, c'est aux personnages qu'il faut revenir. Car tout commence par eux, tout vit et palpite à travers eux, servis qu'ils sont par des acteurs presque tous remarquables (certains d'entre eux arrivent directement de Sur Écoute, ils ont juste eu à changer de costume…). Parfois découragés mais jamais abattus, optimistes mais non béats, idéalistes sans être niais, ils sont les ornements les plus précieux de la série, les perles du collier dont la Nouvelle-Orléans est le fil.

Pour conclure, je signalerai à l'attention des messieurs de l'assistance – mais aussi à celle de nos sœurs de Lesbos – qu'on croise et recroise au fil des saisons trois ou quatre jeunes femmes non tout à fait désagréables à regarder.

C'est anecdotique mais ça ne gâte rien.

jeudi 1 décembre 2022

Winston aux manettes


Ce fut le cas durant une bonne partie de novembre.

lundi 28 novembre 2022

La franchise est la première qualité d'un défunt


 Joachim Maria Machado de Assis est un écrivain brésilien, ce qui est loin d'être le cas de tout le monde. Il est né à Rio en 1839, d'un père mulâtre descendant d'esclaves et d'une émigrée portugaise. Il quitte l'école à 12 ans pour se mettre à travailler. Autodidacte, il apprendra ensuite le français, l'anglais, l'allemand, le grec ancien ; et se forgera une culture comme on en souhaiterait à tout le monde (mais peut-être que, peuplé uniquement de gens cultivés, le monde se révélerait invivable : hypothèse à considérer sérieusement) et sera l'un des co-fondateurs de l'Académie brésilienne des lettres, dont il deviendra le premier président.

Je suis occupé à relire le premier volume de ce qu'on appelle sa “trilogie réaliste” – par opposition à ses premiers écrits, encore entachés de romantisme –, lequel s'intitule Mémoires posthumes de Bràs Cubas. Le titre n'est nullement mensonger puisque, dans le premier des 160 courts chapitres du livre, le narrateur nous expose en effet les circonstances de sa mort toute récente. Et nul ne songerait à mettre ses paroles en doute puisque “la franchise est la première qualité d'un défunt”.

Ensuite, le senhor Cubas va nous raconter sa vie, la présentant comme une mosaïque plutôt que comme une fresque, tantôt ironique, tantôt macabre, parfois d'un pessimisme noir, lequel est tempéré par un humour vif, lui-même adouci par le voile de la mélancolie, “cette fleur jaune, solitaire et morbide, au parfum enivrant et subtil”.

Machado de Assis est mort en 1908, dans la ville qui l'avait vu naître. Ce qui est d'une cohérence louable.