vendredi 25 novembre 2022

Mari et les sept nains

 

Tiago est un nain andalou. Il vit à Ubeda, où il est tour à tour, chaque jour, cireur de souliers, aide-coiffeur, garçon de ménage au couvent des Carmélites, pourvoyeur de menus services en tous genres pour Mme Polentinos, la tenancière de l'hôtel de passe où il loge. En outre, il se rend tous les après-midis chez don Luis Fernandez de Los Cobos, vieil aristocrate aveugle à qui il lit le journal, et en particulier les comptes rendus tauromachiques ; pour complaire au vieillard, il lui invente des corridas imaginaires lorsque celles du journal ne sont pas propres à satisfaire ses marottes d'aficionado. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de quitter l'Espagne pour rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela prend quelques semaines.


Art est un nain nord-américain, il vit à Chicago. Métis d'un noir et d'une Mexicaine, il est pianiste, comme Art Tatum qu'il révère et dont il porte le prénom. Il n'écoute jamais Lester Young ni Thelonious Monk, parce qu'ils lui font peur. Il déteste les chiens, mais aime beaucoup Wren, la jeune Chinoise fumeuse de joints qui travaille à l'Étoile de Siam, la gargote asiatique occupant le bas de son immeuble de brique, planté au milieu d'un terrain vague. Art est sur le point de sortir son premier disque, mais se fâche avec son producteur, avant de se rendre au Park Wyatt, où il doit accompagner une fille de famille qui enterre sa vie de chanteuse médiocre. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de traverser l'Atlantique pour rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela dure une journée.

Jacques est un nain de Gascogne. Contrefait, bossu, boiteux, sa description fait penser à Michel Petrucciani, sauf qu'il ne joue pas de piano contrairement à Art. Entre son père et sa mère, il porte tous le poids moral de sa propre disgrâce et se laisse traîner de lieux de pèlerinage consacrés en fontaines miraculeuses sans jamais protester. Après la mort de son père devenu alcoolique, il se fait lui-même alcoolique, au sein de la même bande de Gascons dont il devient une sorte de mascotte. Puis, renonçant à l'alcool, il prend le chemin de Compostelle : c'est Jacques le Minus – son surnom à l'école – claudiquant à la rencontre de Jacques le Majeur. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela s'étale sur de nombreuses années.

En dehors de leur correspondante lisboète, ces trois nains n'ont aucun point de contact entre eux (même si, un jour, sur une plage des environs d'Arcachon, Jacques lit un roman de la Série noire se déroulant à Chicago). Quant à la correspondante, elle apparaît une fois dans chacun de ces trois chapitres, en une très courte annotation rédigée à la première personne, imprimée en italique – et c'est pour nous avertir que le temps n'est pas encore venu pour elle d'intervenir dans l'histoire.

Elle ne ne prend vraiment la parole que dans les toutes dernières pages de cette première partie, intitulée assez mystérieusement (mais en fait pas tant que ça) : Les Invités sont des fuyards. C'est pour nous présenter, brièvement, les quatre autres nains qui, d'un peu partout, s'apprêtent eux aussi à converger vers Lisbonne…
 
 
Dans la seconde partie du roman de Pierre Veilletet dont je parle ici, apparaît donc la mystérieuse correspondante de Lisbonne, narratrice éponyme répondant au nom de Mari-Barbola. Il s'agit de la naine que l'on voit au célèbre tableau de Velazquez, Les Ménines – titre que Mari-Barbola dit ne pas aimer : elle préfère l'appeler La Familia –, sur la droite de la toile, avec le chien couché à ses pieds.

Car tel est le scoop que nous assène le romancier bordelais : en cette fin de vingtième siècle – le livre est paru en 1988 –, Mari-Barbola, arrivée d'Autriche en 1649, avec sa maîtresse Marie-Anne, bientôt Mariana, qui s'apprête, à 14 ans, à devenir reine d'Espagne en épousant son oncle, Philippe IV, Mari-Barbola la naine est toujours vivante ! Il n'y a d'ailleurs aucune raison d'en douter puisqu'elle est là, devant nous, à nous raconter certains épisodes de sa très longue vie, dont elle-même ne s'explique pas très bien la pérennité.

Mais pourquoi cette correspondance assidue avec les sept nains que j'évoquais en commençant ? Quelle raison de les réunir à Lisbonne, où elle vit depuis de nombreuses décennies dans un isolement presque complet ? Qu'attend-elle d'eux et de leur réunion autour d'elle ? Que veut-elle leur donner ou leur prendre ? Quel secret leur confier ou leur arracher ?

Je ne vous en révélerai rien. Comme le dit un jour, à la Casa del Tesoro, Velazquez à Mari-Barbola : « Tout est caché. » 

À moins d'ouvrir et de lire le roman de Pierre Veilletet.

29 commentaires:

  1. Mais pourquoi Lisbonne? Quel rapport avec Madrid, à part le Tage ?
    Et pourquoi 7 nains? Quel rapport avec Blanche- Neige ?

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    1. Dans quel univers parallèle le Tage a-t-il quitté Tolède pour traverser Madrid ?

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    2. C'est vrai, j'imaginais Tolède comme une banlieue de Madrid, mais 74 km. quand même...

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    3. Tolède a été fondée un peu plus de mille ans avant Madrid : comme banlieue, ça se pose là !

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    4. Alors là, je ne vous suis plus... " Banlieue = Ensemble des agglomérations qui entourent une grande ville." C'est la plus petite taille ou la population moindre qui fait la banlieue, pas sa date de fondation.

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  2. Las Meninas, la jeune infante Marguerite-Thérèse, entourée de deux demoiselles d'honneur, d'un chaperon (la nonne), d'un garde du corps (à gauche de la nonne), d'une naine, d'un nain et d'un chien. Derrière le peintre Velásquez, le miroir avec le reflet du Roi et de la Reine, il s'agit d'une séance protocolaire, ce qui explique la présence de l'infante accompagnée de sa truste. Dans l'ouverture de la porte, Nieto Velásquez, un possible parent du peintre. Pour les curieux qui veulent savoir comment ça finit : ici

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  3. Cher maître,
    je me souviens avoir lu chez vous que Veilletet vous avait "ébloui" et il me semblait que c'était pour La pension des nonnes. Décidé par votre avis éclairé, je m'étais fait offrir le gros volume rassemblant tout ce qu'il a écrit et j'avais effectivement particulièrement apprécié le roman, et plus encore celui nommé Cœur de père.
    En revanche, je n'ai pas un souvenir net de Mari-Barbola.

    Maintenant, je viens de faire un petit détour sur vos archives...
    Au moins, vous n'avez pas changé d'avis !

    K.
    ps : ôtez-nous d'un doute : vous le relisez parce que vous ne vous en souveniez plus non plus ?

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    1. Ma mémoire étant ce qu'elle est devenue, je puis en effet relire presque indéfiniment ce que j'ai déjà lu. Ce qui a au moins l'avantage d'être économique…
      En effet, mon avis reste inchangé, pour ce qui est de Mari-Barbola. Seul bémol : je dirais que le chapitre concernant le troisième nain, le nain français, m'a paru, à cette relecture, un peu en deçà du reste du roman.

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  4. Dans vot'bouquin, trouve-t-on un nain hongrois, toxique et grimacier, monté sur talonnettes ?
    Si oui, j'achète pas !

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  5. Decidément, vous cherchez à me ruiner ! Moi qui pensais ne plus acheter de livres, je crois que je vais le commander, même si j'ai encore un Westlake qui m'attend !

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    1. À Didier Goux : Jacques Étienne serait-il un pseudo que vous utilisez pour inciter les gens à acheter les livres que vous leur conseillez comme " influenceur " ?

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    2. En fait, Jacques Étienne est mon "baron" (vous trouverez ce que c'est sur internet…) : je le rémunère grassement pour tenir ce rôle essentiel entre tous !

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    3. Grassement, c'estvous qui le dites, Didier ! Sans les revenus que m'apporte mon blog, j'aurais bien dumal à honnorer les traites de ma Bentley Continental.

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    4. Disons que j'ai payé le bouchon de réservoir et le cendrier amovible, et n'en parlons plus…

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    5. D'autant que les Anglais disent bien que la Bentley est la Rolls des pauvres.

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  6. Ah les Ménines, le tableau qui fait mal au crâne lorsqu’on essaie de l’analyser, trop de mise en abyme, de miroir…moi qui aime Velazquez, j’ai été ébloui et je le suis toujours par son Christ!! On parle de Madrid pour les Ménines et Guernica mais le vrai bijou de cette ville d’un point de vue pictural est bien ce Christ de Velazquez!!

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    1. Moi, mon vrai choc, au Prado (mais ça remonte à très très loin…), ce fut les vieillards de Goya.

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    2. pas vraiment la même esthétique, peut-être est-ce dû à l'époque à laquelle chacun vit..;Goya commence assez traditionnellement...dirais-je...puis Napoléon qui passe par là...ça laisse des traces... ce serait assez marrant de faire le avant-après Napoléon pour les artistes qui ont vécu son épopée, surtout du point de vue des ennemis...Velazquez vit l'âge d'or.

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  7. Pour ceux qui l'ignoreraient ( mais il n'y en a sans doute pas ici ), " Menina", en portugais, signifie " Mademoiselle " ( en espagnol :" Señorita").

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  8. L'illustration des Menines en tête de votre billet m'étonne. Je ne suis jamais allé au Prado mais j'ai quelques livres qui reproduisent ce tableau et tous montrent un cadrage plus serré où l'envers de la toile ne représente qu'environ 10 % du tableau. Sur votre image, on voit tout l'envers de la toile et des tableaux sur les murs en plus. J'aimerai avoir l'avis de quelqu'un qui est allé au Prado. Est-ce ainsi que la toile est présentée? Est-ce que Velasquez l'aurait peinte plusieurs fois avec des cadrages différents? Je suis un peu tourneboulé par votre illustration et je crois qu'il va me falloir aller à Madrid pour combler bien tardivement mes lacunes.
    La Dive

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    1. Mes souvenirs du Prado remontent à quarante ans, alors…
      Cela dit, s'il me semble évidemment possible de cadrer, en photo, un tableau de façon plus "serrée" que ce qu'a exécuté le peintre, je vois mal comment on pourrait l'élargir.

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    2. Ce qui ne doit pas, bien entendu, vous empêcher d'aller à Madrid pour vérifier !

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    3. Très bien vu, je n'y avais pas prêté attention, ni même regardé la reproduction en illustration du billet, mais ceci n'est pas les Ménines...et on se demande bien ce que viennent foutre les tableaux à droite et à gauche et la toile en totalité...je me demande bien où l'ami Goux a trouvé cette illustration qui à mon avis ne peut être qu'un canular ou encore une couche d'abstraction supplémentaire bien dans le style des Ménines, avec la tableau dans le tableau qui n'est pas le tableau qu'on regarde...à moins bien sûr DG ait découvert la version longue des Ménines dont personne n'a jamais soupçonné l'existence...Je suis tout de même étonné que ce faux ait pu passer les fourches caudines...je me demande bien d'où vient ce canular...

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    4. Illustration trouvée chez Dame Ternette… Le pis est que, maintenant, alors que j'aurais aimé retrouvé l'origine de la supercherie, je ne retrouve même plus mon illustration elle-même !
      En revanche, en cherchant sur Google images, je m'aperçois qu'il existe bien d'autres "pastiches" (je ne sais trop comment appeler ces choses…) des Ménines.

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    5. petite investigation menée, apparemment ça viendrait de là https://auroconfort.com/mm/1/ et l'idée était de mettre le spectateur dans les conditions du peintre et donc de voir ce que le peintre voyait non seulement avec les indices laissés dans la toile mais aussi avec le contexte historique!!

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.