mercredi 29 janvier 2020

Les chats d'Istamboul


À Fredi Maque, pour le Gabier.
À Michel Desgranges, pour les chats
et le vent épicé de l'histoire.


Le dernier livre du cycle de Maqroll s'intitule Le Rendez-vous de Bergen. Contrairement aux six précédents, il ne s'agit pas d'une histoire d'un seul tenant mais de trois récits séparés. Séparés mais unis, par le personnage de Maqroll le Gabier comme il se doit. Le deuxième de ces récits porte un titre à rallonge et aux allures anciennes : Relation véridique des rencontres et complicités entre Maqroll le Gabier et le peintre Alejandro Obregón. La fiction et la réalité se rejoignent donc, puisque l'artiste en question, hispano-colombien et ami d'Álvaro Mutis, a bel et bien vécu, de 1920 à 1992, ainsi qu'en atteste Sa Majesté Wiki. D'un autre côté, à mesure qu'il suivra le cours hautement méandreux et ramifié de l'œuvre de Mutis, le lecteur sera de moins en moins persuadé de la non-existence de l'insaisissable Maqroll.

La première rencontre, fortuite, entre le Gabier et le peintre a lieu à Carthagène, en Colombie : rentrant chez lui et passant au volant de sa jeep par une rue mal famée, Alejandro voit un homme titubant qui, au sortir d'un bordel, est en train de se faire tabasser par deux malandrins, qu'il met aussitôt en fuite. Maqroll – c'est évidemment lui l'agressé – ayant proposé de prendre un verre, Alejandro le ramène chez lui, Calle de la Factoría, où ils vont finir la nuit à écluser du rhum en parlant des endroits du monde qu'ils connaissent tous les deux. C'est notamment le cas d'Istamboul, et c'est Maqroll qui lance le sujet de mon titre :

« Les chats d'Istamboul, expliqua le Gabier, sont d'une sagesse absolue. Ils contrôlent complètement la vie de la ville, mais ils le font d'une façon tellement prudente et silencieuse que les habitants ne se sont jamais rendu compte de ce phénomène. Cela doit remonter à Constantinople et à l'empire d'Orient. Je vais vous dire pourquoi : j'ai soigneusement étudié les itinéraires que prennent les chats à partir du port, et ils suivent toujours, sans jamais dévier, ce qui fut les limites du palais impérial. Celles-ci ne sont plus visibles car les Turcs ont construit des maisons et ouvert des rues là où se trouvait jadis l'espace sacré des oints de la Théotokos. Et pourtant les chats les connaissent d'instinct et les parcourent toutes les nuits, entrant et sortant des constructions élevées par les infidèles. Après quoi, ils montent jusqu'à la pointe de la Corne d'Or et se reposent un moment dans les ruines du palais des Blachernes. Au lever du jour, ils regagnent le port pour faire le compte des navires qui sont arrivés et s'assurer du départ de ceux qui quittent les quais. Mais le plus inquiétant, c'est que si vous amenez un chat d'un autre pays et que vous le laissiez dans le port d'Istamboul, la nuit même, sans hésitation, le nouveau venu accomplit le parcours rituel. Ce qui veut dire que les chats du monde entier conservent dans leur mémoire prodigieuse les plans de l'auguste capitale des Comnènes et des Paléologues. Je n'ai jamais voulu confier cela à personne, parce que l'imbécillité des gens est incommensurable et qu'il y a des secrets qu'ils ne méritent pas qu'on leur confie. »

Secret que je viens donc à mon tour de trahir, la peste soit de moi et de tous les inconsidérés bavards ! Juste après, comme pour preuve de sa théorie, le Gabier cite à son compagnon de beuverie le cas de deux d'entre ces chats, Orifiel et Miruz (en réalité les deux chats de Mutis lui-même, et dédicataires de cette partie de son livre…), dont il affirme qu'ils lui ont révélé tous les recoins intimement liés à l'histoire de Byzance. Il en énumère alors quelques-uns :

« […] l'endroit où fut torturé Alexis Comnène ;  celui où tomba mort le dernier empereur, Constantin XI Paléologue ; la maison où Zoé, l'impératrice, fut violée par un Saxon à qui l'on avait ordonné de lui arracher les yeux ; le lieu où les moines de la Sainte-Trinité définirent la doctrine qui ne peut être nommée et se coupèrent mutuellement la langue pour ne pas en révéler le secret ; celui où Constantin Copronyme passa une nuit de pénitence parce qu'il avait abrité des désirs impurs pour le corps de sa mère ; celui où les mercenaires germaniques prêtaient le serment occulte qui les liait à leurs dieux ; celui où vint s'amarrer la première trirème vénitienne qui apporta la peste algique ; je pourrais ainsi vous énumérer bien d'autres refuges secrets de l'âme de la ville qui m'ont été révélés par mes deux compagnons félins. »

Plus tard, le lecteur retrouvera le peintre colombien au bar de l'hôtel Wellington de Madrid, en compagnie du matador Pepe Dominguín et d'Álvaro Mutis lui-même. Le Gabier, lui, cinglait déjà vers d'autres rêves fantasques, d'autres prévisibles échecs, d'autres femmes accueillantes, aux Baléares ou à Kuala Lumpur, à Helsinki comme à Guayaquil, dans un bouge marseillais ou le delta de l'Orénoque.

Et c'est ainsi que Mutis est grand.

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