samedi 4 mars 2023

La littérature dans le sens contraire de la marche

Vassili Grossman, 1905 – 1964.

 J'ai déjà consacré plusieurs billets, partiellement ou en totalité, à ce livre majeur du vingtième siècle : Vie et Destin. Si l'on désire les retrouver, il suffit de taper “Vassili Grossman” dans le petit cartouche situé en haut et à gauche de cette page. Je ne crois pas exagérer en parlant de “livre majeur” : si je devais dire quels sont, à mon sens, les deux plus grands romans russes du siècle passé (mais je suis fort loin de tous les connaître), capables de se mesurer aux chefs-d'œuvre du XIXe, Vie et Destin serait l'un d'eux ; l'autre étant, toujours à mon humble avis, Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Seulement voilà…

Dans l'esprit de son auteur, Vie et Destin ne devait être, initialement, que le second panneau d'un diptyque consacré à Stalingrad. Confisqué par le KGB en 1960, il ne verra pas le jour du vivant de son auteur : au moment de la confiscation, Souslov, l'idéologue en chef de l'URSS récemment “dégelée”, a affirmé à Grossman qu'un tel livre ne pourrait être publié “avant deux ou trois cents ans”. Il le sera pourtant, en Occident, au tout début des années quatre-vingt, époque où je l'ai acheté et lu : cette fresque douloureuse et, paradoxalement, revigorante était bien la critique la plus profonde et la plus radicale non seulement du stalinisme mais du communisme soviétique dans sa totalité ; tout en étant une véritable épopée romanesque, consciemment placée par l'auteur – et cela dès son titre – sous le haut patronage du Guerre et Paix de Tolstoï, mais aussi, de façon moins éclatante peut-être, sous celui du Crime et Châtiment de Dostoïevski.

Mais quid du premier panneau de ce diptyque ? Il s'intitulait – et s'intitule d'ailleurs toujours – Pour une juste cause. Il avait d'abord été publié par la revue Novy Mir, en 1952, c'est-à-dire du vivant de Staline, même si ce fut au pris d'assez nombreux “adoucissements” et coupures imposés à l'auteur par les dirigeants de Novy Mir. Dès février de l'année suivante, le roman dut subir une descente au lance-flamme dans la Pravda, motivée en grande partie par l'antisémitisme d'État qui se mettait en place, mais officiellement parce qu'il donnait “une image déformée de l'homme soviétique”. 

Pourtant, à l'époque où il écrit ce premier livre, Grossman est encore, malgré quelques “lézardes” dans sa foi communiste, un romancier soviétique : le fait que Pour une juste cause (dont le titre lui-même “sonne” terriblement communiste…) ait pu être publié du vivant de Staline, le dit assez clairement. C'est juste après que va se produire en lui cette espèce de révolution spirituelle, morale, politique aussi, ce déchirement complet du voile du temple, qui va conduire Grossman de Pour une juste cause au chef-d'œuvre indubitable que sera Vie et Destin : le romancier soviétique va se métamorphoser en écrivain russe, et des plus grands. 

Longtemps j'ai cru que plus personne ne lisait Pour une juste cause ; et d'autant moins que, au prix de quelques notes explicatives en bas de pages, Vie et Destin souffrait fort bien d'être lu indépendamment. Or, une conjonction s'est produite, ces dernières semaines. Alors que j'achevais une quatrième (au moins…) lecture de Vie et Destin, j'ai découvert que Calmann-Lévy venait tout juste de republier plusieurs livres de Vassili Grossman… dont, précisément, Pour une juste cause. Je l'ai évidemment acheté et ai commencé à le lire hier : à peine cent pages sur les mille qu'il comporte.

Or, c'est une impression curieuse. Les deux romans sont, temporellement,  soudés l'un à l'autre : Pour une juste cause commence juste avant la grande attaque allemande sur Stalingrad, soit en avril 1942, tandis que Vie et Destin couvre la période allant du milieu du siège de la ville jusqu'à la capitulation du maréchal Paulus au début de 1943. Je me retrouve donc, toutes proportions gardées, dans la situation de quelqu'un qui découvrirait Les Trois Mousquetaires alors qu'il connaîtrait Vingt ans après depuis trois ou quatre décennies. Du coup, le lecteur a la sensation d'être un genre de dieu omniscient ou, plus modestement, une espèce de Nostradamus lisant l'avenir à livre ouvert.

Ce jeune Tolia frais émoulu de son école militaire, il sait déjà, ce lecteur qui est moi, que dans quelques mois il agonisera et mourra dans un hôpital de campagne ; ce commissaire politique à la foi communiste apparemment inébranlable, il est certain de le retrouver prochainement dans les caves de la Loubianka, interrogé “virilement” par d'impavides tchékistes ; quant à cet homme mûr et assuré de lui-même, c'est dans un camp de concentration allemand qu'il va échouer, et il ne sait pas encore qu'il sera amené à disputer une étrange joute verbale avec l'officier de la Gestapo, commandant de ce même camp, à propos des dangereuses ressemblances entre communisme et nazisme et des buts similaires de leurs deux tyrannies ; quant à cette fraîche et jolie Maroussia, il est bien triste de savoir qu'elle ne vivra pas au-delà du premier roman et de ne rien pouvoir faire pour lui éviter le sort qui l'attend ; etc. 

Et, par-dessus tout cela, englobant les destins individuels et les vies particulières, la vision surréelle d'une ville, Stalingrad, partant de ses ruines pour se reconstruire, immeuble par immeuble, rue après rue, comme dans un film projeté à l'envers.

Pour finir, que recommander, à qui n'a encore rien lu de Vassili Grossman ? Évidemment, l'idéal, et le plus logique, est de lire Pour une juste cause d'abord, Vie et Destin ensuite. Mais, en dehors des librophages de mon acabit, qui se sent le courage et l'endurance de s'engager dans un périple souvent éprouvant de près de deux mille pages ? 

Pour ceux qui trouveront qu'un demi-voyage est bien suffisant, c'est évidemment Vie et Destin qu'il leur faudra lire.

Tant pis pour la cause.

28 commentaires:

  1. En collection “Bouquins”, Vie et Destin ne compte que 750 pages… et ça vaut vraiment le voyage, comme on dit dans les guides touristiques.

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  2. Je pense que le risque reste très très mesuré…

    Mais vous avez raison : on ne sait jamais de quoi l'homme, surtout vieillissant, est capable !

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  3. «  Évidemment, l'idéal, et le plus logique, est de lire Pour une juste cause d'abord, Vie et Destin ensuite. Mais, en dehors des librophages de mon acabit, qui se sent le courage et l'endurance de s'engager dans un périple souvent éprouvant de près de deux mille pages ? »
    Moi !
    Catherine

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    1. Oui, mais, toi, je n'avais pas besoin de tartiner trente ou quarante lignes pour te convaincre…

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  4. Bon. 750 pages. Bigre diable. De plus j'ai déjà deux autres livres dans ma pile en stand by. Mais je note. J'ai toujours eu un faible pour les fleuves Russe.

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    1. De plus, comme Stalingrad est au bord de la Volga, vous aurez deux fleuves russes pour le prix d'un.

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    2. (Attention ! Stalingrad était au bord de la Volga, mais s'appelle maintenant Volgograd - alors que la bataille s'appelle toujours bataille de Stalingrad...)
      C' est qu'ils n'ont pas l'air très rigolos, vos 2 bouquins.. Et je suis à l' âge où on se demande si on vivra assez longtemps pour finir un livre de mille pages...

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    3. ... à quoi un ami me répliquait que si je m'apprête à regarder un film qui dure 2 heures, rien ne me garantit qu'il me reste encore 2 heures à vivre ( il serait intéressant de connaître le nombre de gens morts dans des salles de cinéma, où il étaient entrés en étant persuadés qu'ils seraient encore vivants à la fin du film - privant ainsi, par leur confiance excessive, leurs héritiers du prix d'un ticket de cinéma).

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  5. il y a quelques temps, vous aviez posté votre relecture de Dostoievski...que n'avez-vous fait, je vous ai imité...donc les Karamazov (j'ai pris plein de notes, je devrais les publier, il y a notamment une resucée de Crime et Châtiments), puis j'ai essayé encore Crime et Châtiment, et je n'y arrive toujours pas, et puis il y a eu Guerre et Paix mais je suis toujours au tome 3 et puis Vie et Destin...et enfin j'avais repris le Maître et Marguerite, je ne sais pas trop pourquoi ce livre a ce charme, c'est probablement pour moi en tout cas, la partie du procurateur de Judée qui a le plus de poids...très peu de choses de la Russie d'après l'urss...bon on peut dire que vous m'avez jeté dans un abîme de lectures sans fond, j'ai encore les Démons (ou les Possédés au choix) à relire...mais je manque de courage!!

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    1. Songez que, cet abîme sans fond dont vous parlez, je m'y plonge tout seul, moi ! Si bien que je n'ai même pas la consolation de pouvoir m'en plaindre…

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  6. Comment vous faites pour pondre de telles tartines avec votre iPhone ?

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    1. J'oublie que j'en ai un (ce qui m'est très facile), et je reviens à ce bon vieux Mac de nos grands-mères.

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    2. Je vais vous envoyer des SMS toutes les dix minutes (comme des commentaires d'Arié) pour vous rappeler son existence.

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    3. Vous n'allez probablement pas le croire, mais j'ai réussi à valider votre commentaire… depuis mon iBigo !!!

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    4. Ça ça fonctionne bien. Par contre, pour signer un commentaire, rien à faire depuis quelques mois.

      NJ.

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  7. Non ! Il faut effectivement cliquer sur écrire un commentaire, mais ensuite sur Anonyme puis Nom: vous pourrez alors inscrire votre nom ou pseudo, puis taper votre message et le publier; mais il faut recommencer à chaque commentaire...

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    1. "Une signature est une marque autographe permettant d'identifier son auteur et témoigner du caractère authentique ou valider le contenu ou l'œuvre auquel elle se rapporte." : mettre un nom dans un champ ne suffit pas à signer.

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    2. Triplement ( ou doublement ?) faux, M. Nicolas:
      1- Il existe des signatures autographes faciles à imiter, et la graphologie n'est pas une science exacte ( surtout sur un texte court comme une signature );
      2- Un pseudo n'est pas une signature ( enfin, je crois...);
      3- Il existe des signatures informatiques, qui ne sont pas des autographes ( par exemple: on peut envoyer par Internet, sur le site de La Poste, des LR - avec ou sans AR ).

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    3. Arié, arrête de ramener ta science pour tous les sujets...
      1. Il y a une différence entre une écriture manuscrite facile à imiter et un simple texte écrit sur un clavier. N'importe quel imbécile peut saisir Elie Arié dans une zone d'un formulaire électronique.

      On parle ici, à l'évidence, de signature électronique.

      2. Un pseudo peut être une signature. J'ai signé "Jégoun" pendant longtemps. Ca pointait sur mon profil Blogger et ça affichait ma "photo de profil", ce qui permettait de s'assurer que j'étais bien le rédacteur.
      3. La signature électronique ne peut, par définition (ou presque), pas être autographe (toujours "ou presque" : on peut signer sur un écran tactile) mais une signature informatique nécessite une authentification du rédacteur (sinon, on pourrait, par exemple, envoyer un recommandé de rupture de bail pour jouer un mauvais tour à un type).

      Que tu étales ta science est une chose, on est habitué. Mais que tu le fasses uniquement dans le plaisir de la contradiction te fait passer pour un con. Mais c'est une perte de temps : tu n'as pas besoin de cela.

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    4. Et me répondre uniquement sur le blog de Didier Goux à un commentaire que je vous avais envoyé auparavant sur votre blog où vous l'avez censuré vous fait passer pour quoi, d'après vous ?

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    5. NilocAs Géjou8 mars 2023 à 17:32

      Réflexion faite, Arié, vous ( excusez-moi pour mon tutoiement inapproprié) avez raison... comme d'habitude.


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    6. Bon, allez, fin de la récré : on se met en rang et on rentre en classe en silence !

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    7. Oui chef !
      Du coup je signe pas.

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  8. Réussir à spoiler -pardon- divulgâcher deux livres en un seul billet (fût-il d'une trentaine de lignes) force l'admiration. Cependant je ne vous en veux point, ayant la quasi-certitude de ne pas m'y plonger avant l'âge de la retraite.
    -l'â quoi ?

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  9. On peut divulguer beaucoup plus que 2 livres en un billet très court, par exemple :" Il faut absolument lire tout Balzac, sinon vous serez toujours un pauvre type".
    D'autre part : ce n'est pas une très bonne idée d'attendre d'être gâteux (=à la retraite) pour découvrir Grossman.

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  10. Il y a cela qui est plus court : "Carnets de guerre".
    Ce sont des extraits de ses articles écrits en tant que journaliste sur le front de Stalingrad.
    http://vehesse.free.fr/dotclear/index.php?2007/05/30/1140-bestiaire

    Sinon, pour ceux qui font beaucoup de voiture ou beaucoup de tâches manuelles, il y a ça qui peut donner une idée:
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-vie-et-destin-de-vassili-grossman

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    1. Ah, oui, j'ai lu ça aussi ! Je vais aller voir ce que donne l'émission de France-Culture (même si je ne prends plus la voiture que pour aller chercher le pain…).

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.