jeudi 15 juin 2023

Cormac sous la cendre

Cormac McCarthy, 20 juillet 1933 – 13 juin 2023.

 Grand écrivain ou non ? Éludons, éludons… J'ai beaucoup aimé, il y a une quinzaine d'années, les romans de McCarthy, mort il y a deux jours. Voilà deux ou trois ans, j'ai voulu les relire, spécialement La Route, qui m'avait réellement soulevé d'enthousiasme. C'est toujours une expérience à risque, la relecture. Parfois, le livre que l'on rouvre s'est bonifié, enrichi, approfondi de lui-même, tel un grand cru dans sa cave bourguignonne ou bordelaise (c'est ce qui est arrivé, par exemple, à Dame Crevette) ; parfois non. 

Un à un, les romans de McCarthy que j'ai repris me sont tombés des mains après moins d'une centaine de pages – tous. Et j'ai regretté l'idée funeste qui venait de me faire les rouvrir : j'aurais préféré rester sur mon admiration première, plutôt qu'avec cet arrière-goût de déception, dont je ne discerne même pas précisément la cause. Et toujours la même question qui resurgit, dans ces cas-là : le changement de perspective, le renversement du jugement qui vient de s'opérer est-il imputable à un goût plus sûr, plus acéré… ou au contraire à son racornissement ?

Peu importe ; de toute façon, la question demeurera sans réponse. Comme je ne renie pas mes admirations passées, même ne les partageant plus, je remets ici le texte écrit en 2008, après ma première lecture de La Route. Si ma mémoire ne me trompe pas, je l'avais déjà repris en 2014 dans En territoire ennemi. C'est donc une resucée de resucée que je prétends maintenant vous imposer. La voici :


Comment parler d'un roman dont il est impossible de ressortir, pour la simple raison qu'il n'y a plus rien en dehors de lui ? D'un livre dans lequel le lecteur est pris au même piège que les personnages ? Et, déjà, les mots trahissent l'apprenti critique. Car il n'y a pas de piège dans La route, le roman de Cormac McCarthy. Un piège, ce serait encore trop de chance. Cela signifierait qu'il y a autre chose, une existence possible en dehors du piège, un au-delà du piège. Or, il n'y a rien, et on le sait dès les premières lignes. Il y a un homme et son jeune fils qui marchent vers le sud d'un pays dévasté par une apocalypse dont on ne saura pas les causes mais dont on va devoir supporter tous les effets. À travers des paysages calcinés, noyés sous la cendre (je reviendrai sur cette cendre, si je m'en crois capable), détruits, rouillés, terriblement froids, ils vont vers une mer dont ils ne savent même pas si elle sera encore là lorsqu'ils y parviendront. L'enfant, lui, marche plutôt vers une idée de mer, à travers des rêves de paysages. Car sa mère était enceinte de lui lorsque le cataclysme (humain ou naturel ?) s'est produit, et il n'a jamais rien connu d'autre que ce que ses yeux peuvent voir.

Les règles, d'une certaine manière, sont simples : il y a des jours gris, auxquels succèdent des nuits noires (l'écriture elle-même me semble grise et noire, mais jamais “blanche”). Durant les premiers, on avance, on cherche de quoi se nourrir dans un monde qui ne produit plus rien, sauf des dangers mortels auxquels on essaie d'échapper. La nuit, on se cache, on dort, en tentant de survivre au froid, à la peur. Le lendemain, on recommence.

En dehors du manque de vêtements et de nourriture, le principal ennemi de l'homme et de l'enfant, ce sont les autres hommes et l'absence d'enfant. Parmi les autres hommes, il y a ceux que l'enfant appelle les Gentils, que l'on cherche sans les trouver, et il y a les Méchants, sur qui l'on peut tomber à chaque moutonnement de la route, et qui mangent les enfants. Qui les mangent vraiment. C'est pour cela qu'il n'y a pas d'enfant dans le monde qui nous attend, qui nous précède de très peu. Si, il y en a un tout de même. Mais il n'est pas sûr que ce ne soit pas un simple rêve de l'enfant réel. Un désir un instant matérialisé. D'ailleurs, l'homme ne l'a pas vu. Trop affairé à trouver de la nourriture, de l'eau, une bâche pour s'abriter, des outils pour réparer le caddie de supermarché qu'il pousse devant lui, sur la route, jour après jour, et qu'il ne faut surtout pas se faire voler par d'autres ombres errantes. Trop occupé, aussi, à endiguer la peur de l'enfant, en de nombreux et brefs dialogues, dépouillés à l'extrême, comme l'est l'écriture de McCarthy lui-même, en tout cas ici.

L'enfant a peur, mais bien davantage, semble-t-il, du passé que de l'avenir. Peut-être parce que tout le monde sait, lecteur compris, qu'il n'y a plus d'avenir : on est déjà dedans et il n'y a pas de plan B. Le passé, en revanche, lui est effrayant. Lorsqu'ils arrivent devant la maison où l'homme a grandi, dans le monde d'avant, l'enfant est terrifié à l'idée d'y pénétrer, même à celle que son père y entre. Et, une fois dedans, il s'emploie à museler les souvenirs de l'homme et à tirer celui-ci au dehors de ce morceau de passé. Un passé qui ne peut absolument rien lui apprendre. Quand les hommes ne peuvent plus rien apprendre du passé, ils sont condamnés à avoir très peur de lui.

L'avenir n'est pas pour autant le sujet de La route, qui n'est lui-même pas du tout un roman de science-fiction. On est tout entier dans le présent, mais un présent situé légèrement en avant de nous, si peu en avant qu'il ne peut décemment porter le nom d'avenir. Et, au-delà, il n'y a plus rien, que la route. Avec, au bout, peut-être, la mer. La mer, mais pas d'espérance.

Y a-t-il seulement un dieu ? Y a-t-il Dieu, sous la route ? J'ai eu, tout au long de ce cheminement (ce mot même, n'est-ce pas...) la sensation d'une présence, muette c'est vrai, mais presque toujours là. Celle d'un dieu qui “fait le mort” mais qui observe. Un dieu qui n'a peut-être plus la volonté ou le pouvoir d'être psychopompe mais n'aurait pas tout fait renoncé à être psychostase. Et je me suis demandé si Dieu, plutôt que de se situer au bout de la route, n'était pas la route elle-même ; ce sur quoi il est encore possible d'appuyer ses pieds pour avancer, quand tout le reste disparaît sous la cendre.
 

Il s'agit toujours de Dieu invisible, inactif, de Dieu muet ; de Dieu sans Bach, si l'on veut. Néanmoins, McCarthy a introduit dans son roman quelques figures dont il me paraît difficile de ne pas discerner les aspects christiques. Tel ce vieillard presque centenaire, qui chemine lui aussi, avec sur le dos un sac vide. Lorsque l'homme lui demande comment il parvient à se nourrir, le vieillard lui répond que les gens “lui donnent des trucs”. Or, dans cet après-monde, dans ce déjà-futur, aucun homme ne nourrit un autre homme. Donc... Et la scène se poursuit par ce dialogue :

Les gens qui vous ont donné à manger. Où sont-ils ?
Il n'y a personne. J'ai inventé ça.
Qu'est-ce que vous avez inventé d'autre ?
Je suis sur la route, tout simplement. Exactement comme vous.
C'est votre vrai nom Élie ?
Non.
Mais vous ne voulez pas dire votre nom ?
Je ne veux pas le dire.
Pourquoi ?
Je ne pourrais pas vous le confier. Vous pourriez vous en servir. Je ne veux pas qu'on parle de moi. Qu'on dise où j'étais ou ce que j'ai dit quand j'étais à cet endroit-là. Vous voyez, vous pourriez peut-être parler de moi. Mais personne ne pourrait dire que c'était moi. Je pourrais être n'importe qui. Je crois que par les temps qui courent moins on en dit mieux ça vaut. S'il était arrivé quelque chose et qu'on soit des survivants et qu'on se soit croisés sur la route alors il y aurait quelque chose à dire. Mais ce n'est pas le cas. Alors il n'y a rien à dire.

Le prénom d'Élie peut-il être là par hasard ? Choisi d'un doigt pointé dans l'annuaire ? Et ce personnage qui ne veut pas dire son véritable nom, qui se cache derrière le masque d'Élie, et qui dit à l'homme qu'ils auraient pu se croiser mais que rien, en réalité, n'est arrivé, est-ce qu'il ne ressemble pas à un dieu, mais un dieu qui aurait sinon “jeté l'éponge”, en tout cas renoncé à se révéler à l'homme, à l'homme ancien ? Un dieu qui ne veut plus que l'on puisse utiliser ses paroles ou son nom, ni même se les rappeler. Il est vrai que, juste après le fragment de dialogue que j'ai retranscrit, lorsque l'homme émet l'hypothèse que son fils est peut-être un dieu, le vieillard annonce :

Là où les hommes ne peuvent pas vivre les dieux ne s'en tirent pas mieux. Vous verrez. Il vaut mieux être seul. Alors j'espère que ce n'est pas vrai ce que vous venez de dire parce que se trouver sur la route avec le dernier dieu serait quelque chose de terrible, alors j'espère que ce n'est pas vrai. Les choses iront mieux lorsqu'il n'y aura plus personne.

Il me semble que les allusions à la divinité se multiplient à mesure que le roman avance vers sa fin, que les oscillations de la figure christique se font de plus en plus rapides, entre l'homme et l'enfant. Mais je préfère ne pas trop parler de la fin. Donc, laissons Dieu sur le bord de la route, au moins pour l'instant.

Il nous reste le monde et les hommes. Et la cendre. La cendre qui noie les contours, efface les couleurs, abolit les différences. On va bien sûr ricaner que je suis obsédé, monomaniaque, mais comment ne pas voir là une sorte de prophétie girardienne ? L'enfer sera nôtre lorsque nous serons devenus tous rigoureusement semblables, lorsqu'il n'y aurait plus d'autre. Il semble qu'on travaille activement et avec enthousiasme à ce “prochain présent”, de nos jours. Alors, la guerre de tous contre tous pourra se répandre librement. De fait, dans le roman de McCarthy, à cause de la cendre omniprésente justement, tous les hommes portent sur le visage un masque, qui les rend parfaitement interchangeables. De là le meurtre et, “crise alimentaire” oblige, la résurgence de l'anthropophagie. Il est tout de même à noter que si McCarthy montre à plusieurs reprises l'homme ajustant son masque sur son visage, il ne le fait jamais pour l'enfant. L'enfant, né dans le “déjà futur”, ne porte pas de masque.

Je disais, en commençant ce texte sans plan ni structure ni queue ni tête, que l'on ne pouvait pas ressortir de La route, parce qu'il n'y avait rien en dehors d'elle, de même qu'il n'y a rien en dehors du monde sous la cendre, de ce futur dans lequel nous avons déjà mis un pied. Cormac McCarthy semble être là pour nous avertir que cela ne nous portera pas bonheur.


4 commentaires:

  1. J'ai lu la route en une nuit, je m'en souviens et j'avais aussi vu son adaptation au cinéma. Des personnes rencontrées au hasard de soirée m'ont parlé de ce livre. Chaque roman a son moment et on peut dire que celui de Cormac a eu un timing parfait et qu'il a touché je-ne-sais-quoi chez toutes ces personnes, moi compris. Plus d'une décade après, le moment est passé et les inquiétudes ne sont plus les mêmes...ça été un très beau roman. "Il n'y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes". Pousser le caddie comme Sisyphe pousse le rocher. Je voulais ajouter une lecture en contrepoint de la Route, Deon Meyer a publié l'année du Lion dans lequel et dans une situation comparable (post-apocalyptique), on a cette fois le point de vue du fils sur le père.

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    1. Oui, j'ai vu que vous citiez ce livre chez Dame Crevette : je vais voir à le trouver...

      DG

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  2. Après la lecture de cette note de redif et le saut chez dame crevette je me suis rué cette après midi chez mon libraire tonbreu qui m'a trouvé de suite un exemplaire de cette route en poche chez Plon.
    Il ne me reste plus qu'à dénicher du temps pour le lire.
    Cimer 😉, j'etais en désinspiration lectures.

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