vendredi 18 septembre 2020

Les autoroutes d'Emmanuel Carrère


Lu d'une traite – avec tout de même la pause de la nuit… – les quatre cents pages du Yoga d'Emmanuel Carrère, reçu hier matin. Le livre m'a empoigné, comme l'avaient fait avant lui la plupart de ses prédécesseurs du même auteur, alors même que son sujet officiel est aussi éloigné de moi, a priori, qu'il semble possible : j'ai toujours plus ou moins considéré, et sans doute grandement à tort, toutes ces pratiques, yoga, tai-chi, méditation comme ci, méditation comme ça, comme d'aimables fumisteries.  Mais l'écrivain compte bien davantage que le sujet de tel ou tel de ses ouvrages.

Il y a quelque chose de diabolique, dans les livres de cet écrivain-là, cette façon qu'il a de nous faire croire qu'il saute du coq à l'âne sans savoir où il va, alors qu'en réalité tout est monté avec une précision parfaite, les thèmes les plus disparates en apparence se répondent impeccablement, s'unissent, se renforcent constamment. Le lecteur a l'impression d'être lancé au hasard dans des chemins qui ne le mèneront nulle part, des impasses dûment murées, des fondrières vouées à l'ensablement, alors que, au tournant suivant, il se retrouve sur la voie balisée et familière qu'il pensait avoir perdue définitivement. 

Non, il y a mieux que cette image des chemins, qui a le tort d'être en deux dimensions seulement : les livres d'Emmanuel Carrère font plutôt penser à ces inextricables (en apparence) et gigantesques entrecroisements autoroutiers que l'on voit aux États-Unis (ou dans les films américains, si l'on a jamais, soi-même, mis les pieds là-bas), aux abords des grandes cités, avec ces rubans rigides qui s'entrelacent sur deux, trois, quatre niveaux, qui semblent avoir été jetés là au hasard, s'enroulent les uns dans les autres comme des nœuds de serpents, mais dont le fouillis apparent est en réalité un tissu de correspondances grâce auquel toutes les destinations sont non seulement envisageables mais accessibles, et accessibles seulement par là, seulement à ceux qui acceptent d'affronter l'enchevêtrement, de s'y plonger de confiance.

Voilà un billet “survolé”, hâtivement troussé, à la limite de l'indignité. Si l'on préfère, on pourra lire, sur le site de Causeur, un véritable article, d'une mauvaise foi insigne et d'une sottise qui l'est presque autant. Article qui, pourtant, paraîtra comparativement d'une rare intelligence pour peu qu'on se risque sur les commentaires qu'il a suscités. 

Le mieux est sans doute de lire l'un ou l'autre, au hasard, des livres de Carrère, sans se soucier des états d'âme de Pierre ou de Paul, ou même de moi.


18 commentaires:

  1. Le seul talent de Carrère, c'est d'avoir établi au fil des années ce champ de distorsion de la réalité à travers lequel des lecteurs pourtant avisés y voient un grand écrivain, ou y trouvent de grands livres. En ceci il mérite effectivement un certain respect.

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    1. Si vous le dites…

      Et qui a parlé de "grand écrivain" et de "grands livres" ? Écrivain n'est déjà pas si mal.

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  2. Pour faire plus court,après avoir lu les 2 articles :"Yoga ",c'est bon ou pas?

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    1. Tout dépend si vous avez aimé les précédents livres de Carrère ou non.

      D'autre part, comme je dis d'entrée que je l'ai lu "d'une traite", cela doit vous donner une petite indication sur ce que j'en pense…

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    2. Après avoir lu quelques autres critiques et compris qu'il s'agit d'un livre de vrai déprimé sur la dépression,il est hors de question que je le lise, quel qu'en soit l'originalité littéraire, étant moi-même dans le même état : le risque de sauter par la fenêtre est trop grand ( ce qui ne serait pas grave si je vivais seul) : il n'est pas inutile d'en avertir vos lecteurs.

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  3. Vous avez tout à fait raison, une vraie déclaration d'adolescent emprunté avec les joues que j'imagine rosies par les vapes !

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    1. Vous devriez supprimer l'apéro du midi : l'estomac vide, ça peut faire des ravages.

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  4. J'en ai lu pas mal d'autres.j'aime bien les sentiers de cet auteur. Le sujet de celui ci était tellement dans ma cour, je me suis non, c'est trop téléphoné. Ben voila. Vous m'avez convaincu.
    Vous avez des acointences chez l'éditeur pour être aussi persuasif.

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    1. Non, aucune. Et même, d'une façon générale, j'ai tendance à me méfier un peu de ce qui se publie chez P.O.L ; moins qu'aux Éditions de Minuit, certes, mais un peu tout de même.

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  5. Lu l'article de Causeur. Il lui reproche son narcissisme. Même si c'est un peu fort pour un écrivain, ça peut se défendre. Tous les écrivains n'écrivent pas à la première personne comme le fait Carrère.
    J'ai lu le Royaume, et j'avoue que je n'ai toujours pas vraiment compris où l'auteur voulait nous emmener.

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    1. Le Royaume n'est pas mon préféré non plus, à vrai dire. Je recommanderais plutôt Un roman russe ou encore D'autres vies que la mienne.

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  6. Puisqu'on parle d'écrivains déprimés et dont on ignore où ils veulent nous emmener, jetez un oeil sur ce qu'a fait depuis aujourd'hui l'ami Juan de son blog.

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    1. S'il veut transformer son boui-boui en club privé, c'est son droit. De toute façon, je n'y mets plus les pieds depuis belle lurette, alors…

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  7. Le commentaire de l'ex-compagne d’Emmanuel Carrère, Hélène Devynck, récemment publié dans Variety, est totalement convaincant à propos d’un des mensonges de l’auteur : « Le lecteur peut croire qu’après Saint-Anne, Emmanuel s’en sort en allant deux mois à la rencontre des vrais malheurs du monde, ceux de jeunes réfugiés piégés sur la route d’une vie meilleure dans l’île grecque de Leros. Les deux mois n’ont duré que quelques jours, en partie en ma compagnie. Mais surtout, c’était avant l’hôpital, avant même qu’un diagnostic soit posé sur un comportement insensé dont j’essayais, avec les moyens du bord, de contenir les débordements d’agressivité. Un travail de reportage me semblait être une planche de salut pour lutter contre les violences d’un égo despotique. L’épisode dilaté est présenté comme une sortie de dépression, un retour à la vie. Le contraire de la réalité. ». Selon mon expérience, ce désir mégalomane de sauver l’humanité tout en manifestant, de façon discordante, des « débordements d’agressivité », suivi par une dépression proportionnelle à l’excitation qui l’a précédée, est une description parfaite de la manie, qui pourrait figurer dans un manuel de psychiatrie ; et l’illusion que sa propre conduite, « avec les moyens du bord », peut enrayer ou mitiger la folie de l’autre, est l’éternel lot des compagnons de vie des bipolaires, jusqu’à ce qu’ils fassent leur valise. Cela étant, le degré auquel ce très probable et énorme mensonge affecte la qualité de l’œuvre (que je n’ai pas lue) est un autre débat, qu’on peut aussi mener à propos de Chateaubriand et de ses rencontres fictives avec George Washington ou les chutes du Niagara (personnellement, je n’ai jamais pu dépasser les 300 magnifiques premières pages des Mémoires d’Outre-tombe, en partie pour cette raison).

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    1. Bien sûr que Carrère "arrange" les choses et réorganise les faits ! La preuve : il le dit lui-même, dans le corps du livre, révélant que tel personnage que l'on vient de suivre durant plusieurs dizaines de pages (dans l'épisode "migrants" justement) est en fait totalement fictif.

      Cela étant,par principe, je me méfie toujours un peu des témoignages d'ex-compagnes (ou d'ex-compagnons aussi bien)…

      Quant à Chateaubriand, je comprends fort bien que ses affabulations puissent rebuter, bien que, personnellement, elles ne me gênent en rien : elles m'amuseraient plutôt.

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    2. "En principe", je me méfie aussi. Mais il est des témoignages qui cochent toutes les cases de la vraisemblance pour qui a une expérience de première main, et jusque dans leur bizarrerie. En l'occurrence, il ne s'agirait pas d'arranger les choses, mais de fausser complètement leur sens. Comme le dit cette dame, si ce voyage appartient à un épisode maniaque, il est le contraire d'une guérison, d'un "retour à la vie", et il n'a aucun sens sinon d'être le symptôme d'une maladie psychiatrique. Du coup, son récit truqué devient lui-même un symptôme, et rien ne me fait décrocher d'une œuvre aussi efficacement. Concernant votre amusement aux affabulations de Chateaubriand, il me semble me souvenir que vous étiez reparti à l'assaut des Mémoires. Les avez-vous terminés? Malgré tous mes efforts, le livre me tombe des mains au moment de l'exil en Angleterre: affabulations, narcissisme, vantardise, name-dropping ont raison de la magie du style. J'en reste à Combourg et aux "campagnes pélagiennes" de Saint-Malo.

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    3. Je n'ai jamais réussi, moi non plus, à lire lesMémoires jusqu'au bout. Je trouve qu'ils perdent beaucoup de leur intérêt après la disparition de Napoléon. Si bien que, sur les deux volumes de la Pléiade, j'ai dû lire trois fois le premier… et jamais le second ! En tout cas, jamais en entier.

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    4. Sinon, pour ce qui concerne Carrère, quelle importance que son récit soit "truqué" ? Il puise ses matériaux dans sa propre existence, puis les remodèle, les réagence autrement : n'est-ce pas son droit ? D'autant plus que, contrairement à Chateaubriand, il n'appelle nullement le résultat "mémoires" ou "autobiographie". Et que, encore une fois, dans le corps même du livre, il déclare avoir inventé tel personnage, considérablement rallongé son "épisode migrants", etc.

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