dimanche 10 mars 2024

Charles-Maurice et la boule de cristal


 Se pourrait-il ? M. de Talleyrand aurait-il eu, par quelque mystère spatio-temporel, connaissance de la France de M. Macron, deux siècles avant qu'elle n'advînt ? On parierait bien que non ; pourtant, voici ce qu'il écrit dans ses mémoires : 

« La grande facilité dans les souverains inspire plus d'amour que de respect, et au premier embarras l'amour passe. On essaye alors quelques coups d'autorité ; mais il est trop clair que cet emploi de l'autorité n'est qu'un effort, et un effort ne dure pas. Le gouvernement, n'osant pas donner de la suite à ce qu'il entreprend, retombe nécessairement dans une fatale indolence. Arrive alors la grande ressource du changement des ministres ; on croit que c'est remédier à quelque chose ; c'est contenter telle maison, c'est plaire à telle personne et voilà tout. La France avait l'air d'être composée d'un certain nombre de sociétés avec lesquelles le gouvernement comptait. Par tel choix, il en contentait une et il usait le crédit qu'elle pouvait avoir ; ensuite il se tournait vers une autre, dont il se servait de la même manière. Un tel état de choses pouvait-il durer ? »

Poser la question, toute rhétorique, c'est évidemment y répondre. On me dira que “prévoir” la chute de l'Ancien Régime quand on écrit sous la Restauration est chose commode. Mais quand le même Talleyrand, dans ces années 20 de son siècle, annonce la montée en puissance de la Prusse et la façon dont elle risque de dévorer l'Europe, c'est bien l'avenir qu'il entrevoit et annonce. 

S'il prenait l'envie à quelqu'un (ou à quelqu'une : la journée gynolâtre n'est pas si loin derrière nous…) de les lire, ces mémoires du Diable boiteux, on ne saurait trop lui conseiller l'édition “Bouquins” qu'en a donné Robert Laffont. Le maître d'œuvre en est Emmanuel de Waresquiel, historien dont il convient de saluer le travail : je traîne assez souvent les cuistres faiseurs de notes dans la fange pour ne pas reconnaître, à l'inverse, le grand mérite des siennes, brèves et riches tout à la fois, strictement informatives et d'une clarté parfaite, sans rien en elles qui pèse ou qui pose.

Pour reprendre en conclusion mon hypothèse de départ, si vraiment M. de Talleyrand a eu une fois la possibilité de sauter de son époque en la nôtre, on aimerait beaucoup qu'il renouvelât l'exploit : sa profonde intelligence et ses talents hors-pair de diplomate remplaceraient fort avantageusement, dans le concert désormais atonal des nations, les gesticulations dérisoires et les risibles bravades de notre guignol élyséen.

15 commentaires:

  1. remplaceraient fort avantageusement, dans le concert désormais atonal des nations, les gesticulations dérisoires et les risibles bravades de notre guignol élyséen.

    Seriez-vous en train de retrouver une forme d'appétence pour la politique contemporaine ?

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    1. Je crois n'en avoir jamais été aussi éloigné...

      DG

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    2. Merci pour ce très beau portrait de Talleyrand que je ne connaissais pas, le "poudré" y est superbe !
      ( Talleyrand adorait recevoir durant sa toilette et exigeait d'être abondamment poudré, même quand ce ne fut plus du tout la mode.
      Je suis en train de lire l'excellente biographie d'Emmanuel de Waresquiel et je me réjouis de bientôt recevoir les Mémoires du prince de Bénévent, un personnage que j'admire infiniment.
      Et moi aussi j'ai relevé de nombreuses concordances avec aujourdhui, Talleyrand, non content d'être un génie de la finance (surtout pour lui) et de la diplomatie, était un visionnaire.

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    3. La "bio" de M. de Waresquiel est excellente… même si je persiste à préférer celle de Jean Orieux.

      Quant aux mémoires, j'espère que vous avez choisi l'édition "Bouquins"…

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    4. Oui bien sûr, j'apprécie beaucoup Bouquins dont je suis assidûment les parutions.
      En ce qui concerne Jean Orieux, de Waresquiel souligne plusieurs fois que celui-ci aurait fait des erreurs d'appréciation et bien des oublis.
      De plus Emmanuel de Waresquiel a pu avoir accès à des archives inédites, comme celles de Michel Poniatoswki par exemple.

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    5. Celle de Waresquiel est sans doute plus rigoureuse, historiquement parlant. Mais il y a, chez Orieux, un "souffle d'écrivain" qu'on ne trouve pas chez l'autre…

      D'Orieux, je recommande aussi vivement sa superbe biographie de Voltaire.

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  2. Guignol élyséen qui finira remplacé par un autre, puis un autre, puis un autre et ainsi de suite à tel point que l'on pourrait trouver, dans le futur, un écrivain de notre époque, assez fort en prévisions pour qu'on en fasse un billet de blog.

    Je ne dis pas ça pour vous déprimer.

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    1. Je ne suis plus déprimable depuis longtemps !

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    2. Comment cela "plus déprimable" ? En réponse à mon commentaire à votre chronique du 11 février dernier intitulée "Les émoluments de la phobie (film moderne)

      Didier Goux 13 février 2024 à 17:21
      Trop tard, trop tard, je sens que j'ai plus goût à rien...

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    3. N'avoir goût à rien n'entraîne pas obligatoirement d'être déprimé ! Cela peut être synonyme de "détachement"…

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  3. on est passé de Talleyrand à Stéphane Séjourné comme ministre des affaires étrangères, je ne suis pas sûr qu'il ait pu prévoir cela...

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    1. Impossible : à son époque, les films gore n'avaient pas encore été inventés…

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    2. Comparer S. Séjourné à Talleyrand est extrêmement cruel certes, mais peu de ministres des affaires étrangères peuvent y être comparé y compris Chateaubriand. Ce qui est plus affligeant dans le cas de Séjourné c'est qu'il ne peut pas non plus être comparé à des ministres plus récents comme Couve de Murville, Roland Dumas, Villepin, Le Drian ou Hubert Védrine. Même si tous ses prédécesseurs au quai d'Orsay n'ont pas toujours défendu au mieux les intérêts du pays, au moins leur action, leur parole avait plus d'élégance et de distinction que celle de cet histrion dyslexique.

      La Dive

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    3. Je pense que comme MAE il est comparable à douste-blazy et encore, je suis cruel avec Douste!!

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  4. Un ami, plus attentif que moi, me fait remarquer que les notes de bas de page dont j'ai fait compliment à M. de Waresquiel sont en réalité du duc de Broglie. Ce que j'avais en effet lu dans l'introduction… et aussitôt oublié !

    Shame on me

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.