mercredi 21 juin 2017

L'esprit des rues ou la jonction des parallèles


Contrairement à ce qu'un vain peuple croit, induit en erreur par une poignée de géomètres péremptoires, il peut arriver que des parallèles se rejoignent pour se fondre l'une dans l'autre, ou au moins se superposer ; c'est notamment le cas lorsque ces parallèles sont des rues. J'ai eu l'occasion de le dire déjà : tous ces romanciers sud-américains que je suis occupé à relire depuis quelques semaines, je les ai découverts, sous l'influence bénéfique de Carlos, autour des années 1975, 1976 : à 20 ans, donc. C'est à ce moment-là que la rue du Sommerard a fait son entrée dans mon existence.

Je l'ai indiqué dans un précédent billet : c'est dans cette rue parisienne, toute proche de la place Maubert, que Julio Cortázar situe la scène centrale de Marelle, cette longue veillée autour du cadavre de Rocamadour, dont tout le monde a compris qu'il était mort, sauf la mère de l'enfant, la Sybille. Si la scène m'avait impressionné à l'époque, le nom de la rue n'avait laissé aucune trace dans ma mémoire. Mais, à quelque temps de là, lisant Cent ans de solitude, j'avais été frappé par le discret coup de chapeau que Gabriel García Márquez rendait à son aîné : vers la fin du roman, l'un des descendants Buendía quitte Macondo pour l'Europe et, arrivant à Paris, nous précise l'auteur, il va vivre “dans cette chambre où mourut Rocamadour”. Je me souviens de la formule, mais pas du tout si le nom de du Sommerard était indiqué. Quoi qu'il en soit, la rue s'était mise à exister pour moi, bien que sans nom : elle était celle qui abritait principalement des errants latinos un peu fantasques, et qui, partant de Marelle, aboutissait à Cent ans de solitude.

Durant l'année scolaire 1978 – 1979, j'ai passé dans un petit appartement qui n'était pas le mien, un certain nombre de soirées essentielles, et qui me sont très tôt apparues telles. Nous étions alors en seconde année au Centre de formation des journalistes, autant dire que la vie prétendue active menaçait sérieusement. Environ une semaine sur deux (mais la mémoire est-elle fidèle ?) André s'arrangeait pour “vendre” à nos Puissances tutélaires un sujet de reportage l'obligeant à se rendre en Alsace, ce qui lui permettait d'aller passer le week-end chez lui, à Strasbourg, aux frais de l'école. Il n'en revenait jamais les mains vides et, en général le mardi matin, avec des mines de conspirateur joyeux, il nous annonçait, à Philippe et à moi, qu'il nous attendrait chez lui le soir même, pour que nous l'aidions à mettre à mal les quelques flacons de riesling rapportés des marches de l'Est.

Je ne tenterai pas de dire en quoi ces soirées, qui se prolongeaient assez avant dans la nuit, comme il se doit, en quoi elles demeurent aujourd'hui d'une importance capitale pour l'individu que cahin-caha je suis finalement devenu : cela ne regarde personne et, surtout, je ne tiens pas trop à me pencher sur ces mystères, peur d'en apercevoir l'insignifiance. Pour ce qui m'occupe aujourd'hui, l'important est que, d'inconnue qu'elle m'était, croyais-je, la rue du Sommerard m'est alors devenue familière, au moins dans la courte partie qui séparait la place Maubert de l'immeuble où était perché l'appartement d'André. Elle n'avait bien entendu rien de commun avec celle dont je n'avais pas retenu le nom et qui continuait de relier la Colombie à l'Argentine sans pour autant sortir de Paris. 

Ce parallélisme strict, ce mutuel dédain ont donc duré un peu plus de trente-cinq ans ; jusqu'à ce que je relise Marelle. et m'aperçoive que c'était bien rue du Sommerard que mourait Rocamadour, peut-être même dans cette même chambre où j'avais, moi, vécu une sorte d'éveil benoîtement alcoolisé. Et, comme si cela ne pouvait suffire, la rue du Sommerard, désormais bien réelle, s'est enrichie il y a quelques jours d'un nouveau détour littéraire, puisque dans L'Ange des ténèbres, Ernesto Sábato y fait loger l'un de ses personnages, lequel n'est autre qu'un certain Ernesto Sabato, qui est en grande partie lui-même, mais sans doute pas complètement dans la mesure où son nom subit un déplacement de son accent tonique, ainsi que l'indique l'absence d'accent.

Je m'aperçois que j'ai peut-être été trop assuré de moi-même en affirmant que les parallèles s'étaient finalement rejointes : il est possible, au fond, qu'elles soient restée étrangères l'une à l'autre, mais que, par le simple effet de l'éloignement du temps, la rue du Sommerard réelle, physique, parisienne indubitablement, ait à son tour disparu dans l'imaginaire, tout en restant inconfondable avec celle de mes trois exilés magnifiques.

17 commentaires:

  1. Et c'est au 6 rue du Sommerard à l'Hôtel Wetter qu' habitait Vargas Llosa (il y termina son premier roman "La ville et les chiens" dans les années 60 ) pour ensuite étudier le poète Cesar Vallejo. Ils sont nombreux les écrivains (et écrivaines, qu'il est moche ce mot!) latinos à avoir écumer les parages.

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    1. La coïncidence est d'autant plus étonnante que, depuis hier, je suis occupé à lire… La Ville et les Chiens de Vargas Llosa !

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  2. Allons bon ! Pour un peu on se croirait dans Mulholland drive : on trouve ça très beau mais on n'y comprend rien !

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  3. Je crois avoir appris, après les nombres complexes -ou à peu près au même moment- que dans un référentiel non-cartésien, les parallèles finissaient par se rejoindre. Mes cours de science étaient-ils des rêves sud-américains ou des études de littérature idoine ?

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    1. Je sens qu'on ne va pas tarder à frôler des à-pics vertigineux…

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  4. Puisque vous êtes dans la période sud-américaine, que j'ai aussi eue par le truchement d'une ex-petite amie franco-dominicaine qui vouait un culte à Cortazar et à son Marelle...Beaucoup de Français ont dragué des sud-américaines un poil intello en les prenant par le côté littéraire...mais revenons à mon début de paragraphe et aux écrivains sud-américains: qu'appelle-t-on formellement la littérature sud-américaine? on prend l'acception géographique stricto-sensu càd tout le cône sud et donc les écrivains mexicains ne sont pas sud-américains et certains Français par la position de la Guyane peuvent en être, on prend l'Espagnol comme liant et alors les écrivains brésiliens n'en sont pas...vaste question...

    Mais puisque vous êtes dans la région, peut-on suggérer Bolaño? En tout cas la première partie de 2666 devrait vous plaire...( irez-vous de ce pas chez dame Amazon).

    J'échafaude le concept de littérature méditerranénne, qui regrouperait tous les écrivains de la zone, quelque soit la langue. Dedans, il devrait toujours y avoir une recette de cuisine, quelques rêves et aussi bien sûr l'intrusion de la mère. Il y aurait aussi du soleil, et des travailleurs paresseux. Enfin, la seule matière grasse autorisée est l'huile d'olive.

    "Je ne tenterai pas de dire en quoi ces soirées, qui se prolongeaient assez avant dans la nuit, comme il se doit, en quoi elles demeurent aujourd'hui d'une importance capitale pour l'individu que cahin-caha je suis finalement devenu : cela ne regarde personne et, surtout, je ne tiens pas trop à me pencher sur ces mystères..."

    C'est la sortie du placard la plus discrète et élégante que j'ai lue...bravo. C'est une blague bien sûr et une interprétation que l'on peut en avoir...

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    1. J'ai lu 2666, il y a trois ou quatre ans : en effet, j'ai aimé la première partie… et me suis assez profondément emmerdé en pataugeant dans les centaines de pages consacrées aux meurtres de femmes. En fait, je crois n'avoir à peu près rien compris à ce livre.

      Pour votre interprétation de ma phrase, bravo ! elle vient de me faire bien rire…

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    2. Le terme de littérature "latino-américaine" est donc préférable.

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    3. Peut-être. Je m'en tiendrai néanmoins à ce "sud-américaine" dont j'ai l'habitude et que je préfère.

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  5. En ces temps de forte canicule, ces auteurs sud-américains ont peut-être de fortes leçons à nous donner : comment ne pas devenir fou sous l'oppression de la chaleur. Ils nous montrent l'exemple en produisant des textes délirants et psychédéliques (révélateurs de l'esprit).
    Et c'est peut-être pour nous le meilleur moment de les comprendre...

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    1. Les températures moyennes de Buenos Aires ne sont pas très différentes des nôtres, vous savez…

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  6. Il est vrai. C'est peut-être pour ça que mon préféré d'entre eus, l'Argentin Jorge-Luis Borges avait choisi Genève comme lieu de résidence...

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    1. On lui a fait croire qu'il vivait à Genève, en profitant de ce que ce pauvre vieillard était aveugle : en réalité, il n'a jamais quitté la banlieue de Buenos Aires…

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    2. Sa cécité fût tardive.
      Sa famille s'étant réfugiée à Genève pendant la première guerre mondiale, il y fît ses études pendant trois ans.
      Puis après son décès en 1986 à Genève, son corps fût enterré au cimetière des Rois.
      Aveugle mais pas fou, donc.
      Néanmoins j'admets avoir manqué de précision dans mon premier commentaire !

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.