mardi 4 août 2020

Le roi des Frank


J'ai dit déjà à quel point me plaisait la façon particulière, celle d'un gros chat feignant la somnolence, qu'avait Bernard Frank de lancer ses brusques coups de griffes, avant de rétracter celles-ci en patte de velours, comme si rien ne s'était passé, comme si on l'avait rêvée, cette brusque détente de la patte, comme si était un innocent artifice de maquillage cette estafilade qui apparaît maintenant sur la joue de sa victime stupéfaite, presque incrédule. Il est temps d'en donner un exemple.

Je le tire de sa chronique du Matin de Paris datée du 20 mars 1984, soit du lendemain de mon vingt-huitième anniversaire. Le Matin des livres paraissant dans le numéro du mardi, j'en déduis que cet anniversaire était survenu un lundi et, ayant donc été célébré à Paris plutôt qu'à La Ferté chez mes parents, que je devais traîner une jolie gueule de bois – ce qui explique que je n'aie pas eu connaissance de la chronique de Frank le lendemain : je n'étais sans doute pas levé à l'heure des journaux, bien heureux si j'étais déjà couché. Heureusement que les livres sont là pour jouer les séances de rattrapage.

Donc, ce jour-là,  Frank consacre une partie de sa page au Larousse gastronomique, un pavé de 1142 pages (395 F) établi sous la direction de Robert J. Courtine, que Frank ne semble pas trop porter dans son cœur. Les moins jeunes de mes lecteurs se souviennent probablement que Courtine signait “La Reynière” ses critiques gastronomiques dans Le Monde. Les encore moins jeunes, ou mieux renseignés, se rappellent aussi que, sous le pseudonyme de Jean-Louis Vannier, ce même Courtine avait publié, durant l'Occupation, de nombreux articles dans différents journaux dont le philosémitisme n'était pas le trait saillant. On en parlait peu voire pas du tout, dans les années quatre-vingt : son entrée au Monde avait valu à Courtine une sorte de retour de virginité. Ce silence vertueux, on sent qu'il agace les dents de Frank. Va-t-il se conduire en butor ? Foncer en pachyderme dans la fragile porcelaine vichyssoise ? Ce serait contraire à ses habitudes, à son “protocole d'attaque”. Il va procéder tout en douceur, presque en ronronnant, et comprenne qui pourra ou voudra. 

L'affaire tient en quelques lignes. On commence donc, de manière attendu, à parler du dictionnaire gastronomique qui vient de paraître. En toute innocence. Sauf que, évoquant le déjeuner offert pour le lancement de l'ouvrage, il fait entendre un premier, et très discret, appel de son thème. Notant que l'on a servi aux convive un château lacroix-paty, Frank glisse cette parenthèse : « (Paty ? Paty de Clam, nous sommes en pleine affaire Dreyfus !) » Nous y voilà presque, la tonalité est donnée. Mais, aussitôt après, dans les dix ou quinze lignes qui suivent, la chronique reprend sur un mode strictement gastronomique. Comme si de rien n'était.

Le thème revient à la fin du paragraphe suivant, toujours en ppp, comme notent les musiciens. Il se termine ainsi, ce paragraphe (c'est moi qui souligne, évidemment) : « Les encyclopédies ne cherchent pas la vérité, elles la gardent. Et puis pour Courtine, ce livre est un peu son bâton de maréchal. »

Et c'est à cet instant précis que la patte se détend et que les griffes déployées rencontrent l'épiderme de la victime. Car voici comment Bernard Frank enchaîne le paragraphe suivant, où il va se mettre à parler d'un tout autre livre (c'est toujours moi qui souligne) : « Puisque nous parlons de Pétain et de l'Occupation, je ne peux que vous conseiller, etc. »

Ce “puisque”, cette simple conjonction, c'est elle, la méchante estafilade, elle qui fait gicler les gouttes de sang. Lacération faite, le matou Frank rentre les griffes et, s'étirant et bâillant, se met à parler d'un livre de Jean Guitton, sans plus se préoccuper de Courtine.

Il n'a rien à se reprocher, rien ne s'est produit. Emporté par son imagination, le lecteur se sera fait tout seul des idées…

12 commentaires:

  1. Jean-Marc Théollyère,ancien chroniqueur judiciaire du Monde,ancien résistant torturé par les nazis, avait l'habitude, lorsqu' il se retrouvait avec Courtine face à une porte, de s'effacer en disant " Àprès vous,mon cher collaborateur"

    RépondreSupprimer
  2. Théolleyre, svp. Un sacré bonhomme.

    RépondreSupprimer
  3. Courtine était totalement "commercial", il avait encensé un restaurant du bled ou je résidais et qui était un infâme boui-boui.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @ realist
      Normal, pour un type tellement antisémite.

      Supprimer
    2. ???
      Franchement je ne vois pas le rapport.

      Supprimer
    3. Il me semble qu'un des reproches majeurs fait aux Juifs est d'être professionnellement malhonnêtes et vénaux... et j'ai plusieurs exemples vécus concernant Courtine, trop longs à raconter ici.

      Supprimer
  4. J'ai un trou sur ce que je faisais en mars 84. Je voulais absolument faire partie du club des vingt huit. Jim,l'autre fada en Porsche, ou brian. Bref je n'ai pas encore aujourd'hui
    de souvenirs précis de cette vilaine époque. Je suis un peu hors sujet. désolé

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Faire partie du club des 28" ? Aucune des personnes que vous citez n'est décédée à cet âge. James Dean est mort au volant de sa Porsche 550 à l'âge de 24 ans, il roulait à 90 km/h au moment de l'impact. Le fada, sorti indemne de l'accident, était le conducteur qui lui a coupé la route en ne respectant pas une priorité. Quant à Brian, Jimi, Janis, Jim, Kurt et Amy, ils font partie du Club des 27 et ce n'est pas prêt de changer !

      Supprimer
  5. Finalement, votre Frank, tout le monde s'en fout !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. ... alors que tout ce même monde attend votre "résumé" du mois de juillet !

      Supprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.