mardi 27 juillet 2021

Ceux de 14… et ceux d'après

Robert Porchon, 1894 – 1915
Plongé depuis ce matin dans la lecture de Sous Verdun, la première partie de la tétralogie “genevocale” : Ceux de 14. Lecture bouleversante et difficile, ceci parce que cela. L'impression d'être à la fois très proche et à des années-lumière de ces hommes-là. Ou plutôt : comme dans un roman de science-fiction où les habitants de deux univers parallèles très semblables l'un à l'autre peuvent se voir, ont l'illusion qu'ils pourraient presque se toucher, mais sont à tout jamais incapables d'entrer en contact ni même de se comprendre vraiment. D'où la frustration et le chagrin.

Autre chose me frappe. Dans le gros volume Flammarion que j'ai sont proposées, dans les dernières pages, en “annexe”, les rapides biographies des personnages qui apparaissent tout au long de Ceux de 14. Ces pages-là sont agrémentées de photographies de ces soldats, souvent prises quelques jours, semaines ou mois avant leur mort au front. Tous donnent l'impression d'appartenir à une race plus ancienne, quaternaire, plus solidement posée sur la terre, avec de vrais visages d'hommes, dont on ne parvient pas à croire, dont on ne veut pas croire que, quatre ou cinq générations plus tard, elle a pu aboutir à ces grappes d'ectoplasmes oxygénés et tarlouzoïdaux sur quoi l'on tombe immanquablement dans les rues piétonnes, les centre de remise en forme et les marchés bio. Il est heureux que “ceux de 14” n'aient pas su, ni même pu deviner, qu'ils souffraient, se battaient et mouraient pour permettre plus tard à ça d'exister – si toutefois on peut parler d'existence dans le cas de ces androgynes fantomatiques qui piaillent de trouille devant le premier microbe passant devant leurs muselières.

Un extrait de Sous Verdun, pour donner le ton et faire entendre la langue de Maurice Genevoix :


« Porchon, regarde-les. »

J'ai dit cela tout bas. Tout aussi bas, il me répond :

« Mauvais ; nous aurons du mal tout à l'heure. »

C'est qu'en se retournant il a, du premier regard, aperçu toutes ces faces anxieuses, fripées d'angoisse, nouées de grimaces nerveuses, tous ces yeux agrandis et fiévreux d'une agonie morale

Derrière nous, pourtant, ils marchent ; chaque pas qu'ils font les rapproche de ce coin de terre où l'on a peur aujourd'hui, et ils marchent. Ils vont entrer là-dedans, chacun avec son corps vivant ; et ce corps soulevé de terreur agira, fera les gestes de la bataille ; les yeux viseront, le doigt appuiera sur la détente du lebel ; et cela durera, aussi longtemps qu'il sera nécessaire, malgré les balles obstinées qui sifflent, miaulent, claquent sans arrêt, malgré l'affreux bruit mat qu'elles font lorsqu'elles frappent et s'enfoncent – un bruit qui fait tourner la tête et qui semble dire : « Tiens, regarde ! » Et ils regarderont ; ils verront le camarade s'affaisser ; ils se diront : « Tout à l'heure, peut-être, ce sera moi ; dans une heure, dans une minute, pendant cette seconde qui passe, ce sera moi. » Et ils auront peur dans toute leur chair. Ils auront peur, c'est certain, c'est fatal ; mais, ayant peur, ils resteront.


Robert Porchon, présent dans cet extrait, est l'un des rares personnages qui apparaissent dans Ceux de 14 sous leur véritable nom. Sous-lieutenant sorti de Saint-Cyr en juin 1914, à 20 ans, il rejoint en août, à Châlons-sur-Marne, le même régiment que celui de Maurice Genevoix (le 106e RI), dont il devient l'ami. Il est tué le 20 février 1915, aux Éparges. Genevoix, lui-même grièvement blessé deux mois plus tard, lui dédiera Sous Verdun l'année suivante.

39 commentaires:

  1. Faites gaffe tout de même, votre pâmoison devant la mâlitude de "ces hommes-là" frôle le tarlouzoïdal.

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    1. La "tarlouzerie", dans mon esprit, est désormais déconnectée de l'orientation sexuelle (même si, évidemment, elle y trouve son origine). Il y a des tarlouzes hétérosexuelles comme il y en a d'homosexuelles. Et, à mon avis, il doit aussi y avoir des tarlouzes qui sont des rien-du-tout-sexuelles.

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  2. Ce beau texte mériterait la corretion de la faute de frappe " c coin de terre où l'on Peurt aujourd'hui".
    Ceci dit, l' homosexualité qui aurait été moins fréquente à l'époque, passons... Cpmme disait Clemenceau " Lyautey est le seul de nos généraux qui a des couilles au cul, malheureusement ce ne sont pas les siennes".
    .

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    1. Corrigé ! Pour le reste, voir plus haut ma réponse à M. Brunet.

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    2. Mais vous êtes en pleine théorie du genre ( à laquelle j'avoue ne pas comprendre grand-chose ), ma parole ! Je n'aurais jamais cru ça de vous !

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  3. Et on se demande, avec un certain ahurissement, comment on a pu en arriver là…

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  4. Un peu comme comparer les écritures d'hier, nettes, viriles, et celles d'aujourd'hui, rondes et pataudes, la cursive des fillettes.
    V.H

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    1. Oui, aussi. Comme s'exclamait le père du Narrateur, chez Proust : « Mais c'est tout un ensemble ! »

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    2. Très juste !

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  5. "Ceux de 14", "Les Éparges" de Genevoix, lus en Livre de Poche il y a un quart de siècle maintenant parce que ma mère se plaignait de ne jamais avoir réussi à les faire lire à mon frère féru de guerre, d'armée, de casques, d'uniformes, d'armes, d'engins...

    Nous avions pourtant dans la famille d'un bord, notre mort amèrement pleuré par les survivantes jusqu'à leur extinction respective, et de l'autre, un atrocement mutilé de dix-neuf ans et pour la fin de ses jours... Il pose, entier, en tenue, calot vissé, quelques semaines ou mois auparavant, et, à tout juste dix-neuf ans (moustache de rigueur, mais à seize sur une photo au lycée il l'arborait déjà, ainsi que la majeure partie des garçons de sa classe, encadrés par les curés) on jurerait un homme qui en a vingt-huit/trente.

    "Il est heureux que “ceux de 14” n'aient pas su, ni même pu deviner, qu'ils souffraient, se battaient et mouraient pour permettre plus tard à ça d'exister [...]" :
    Je viens de terminer "La victoire en pleurant" de Daniel Cordier, dernier volet posthume de "Alias Caracalla", publié en 2009 - Mémoires concernant la suivante cette fois -, et je me faisais la même désolante réflexion que vous. On ne peut QUE se la faire.

    Toutefois, ne mettez pas tous les acheteurs de fruits & légumes bio dans le même panier à provisions... Mais là encore je vois ce que vous voulez dire ; pour ma part je l'observe plus dans certaines grandes enseignes bio que sur les marchés en plein air.

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    1. À vrai dire, j'ai dit "marché bio" un peu au hasard, vu que ce n'est jamais moi qui fais ce genre de courses…

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    2. Sinon, Les Éparges sont la quatrième partie de Ceux de 14 et non un livre séparé…

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    3. Ce n'est pas "Livre de Poche" comme j'ai indiqué mais une édition "J'ai lu" datant de 1964, celle de mes parents à l'origine et que j'ai lue en mon temps. Effectivement, l'ayant cherchée, c'est bien un tome IV.

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  6. À noter l'usage du mot "race" humaine dans ce texte, où les caractéristiques habituelles qui lui sont attachées ( notamment la couleur blanche ou noire de la peau) sont oubliées au profit des comportements ( et les tirailleurs sénégalais : tous dans la même race, on
    revient à la seule couleur de la peau ?), pris cette fois dans l'acception de la modification du comportement et peut -être des sentiments de gens pourtant issus de la même " race biologique"
    , mais en ayant aujourd'hui changé du fait de la seule èvolution des moeurs et des modes... Comme quoi ce mot sert à en faire ce qu'on en veut.

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    1. Le mot "race" a toujours été polysémique, comme je crois qu'on dit. Ainsi Bernanos parlait des "enfants de ma race" pour désigner les gamins de l'Artois, et Brassens, lui, daubait sur "la race des chauvins, des porteurs de cocarde".

      Tout cela, cette richesse de sens, c'était avant que les généticiens ne mettent l'embargo sur ce malheureux mot, et que les idéologues au petit pied ne l'entourent de barbelés électrifiés.

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    2. J'ignorais qu'en cherchant le sens exact des mots que j'utilise, j'étais devenu un idéologue, et que je devais acheter désormais des chaussures d'une pointure inférieure...

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    3. Arié : c'est que vous êtes de la race de ceux qui croient que chaque mot ne peut avoir qu'un sens et un seul. Regarder à "race" dans le Littré : il y en a deux colonnes pleines…

      Fredi : Évidemment, et des tas d'autres avec lui ! Mais c'était l'époque où les gens savaient depuis l'école primaire que le mot "chien" ne mord pas…

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    4. C'est que, selon le sens utilisé, cela peut entraîner la mort de personne, ou de quelques dizaines, centaines , milliers ou millions d'individus, il est bon de remplacer les mots polysémiques par d'autres, en fonction du chiffre souhaité.

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    5. Voilà : supprimons les mots et les choses qu'ils désignent disparaitront d'elles-mêmes !

      Bien vu, Mr Orwell…

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  7. Excellent choix que cet auteur. Quatorze revient en force. Je ne sais plus où j'ai entendu que les générations actuelles ne sauraient plus marcher autant. C'est loin les Dardanelles.Quant au sacrifice, c'est un mot oublié non ? Quant on voit deux ou trois péteux en bottes de cocher avoir peur d'une piquouze. Tarlouzoïdaux n'est pas adapté. Trop connoté sur un périmètre restreint. J'opterai plus pour denoyautaux. Voila voila.

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    1. Je garderai donc mon "tarlouzoïdal" pour mon usage personnel !

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    2. Disons que ce sont des gens qui veulent agrandir le cercle de leurs amis.

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    3. Remarque scandaleusement homophobe : je vous signale immédiatement à qui de droit.

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  8. Connaissez-vous "Mémoires d'un rat" (de Verdun au Chemin des Dames) de Pierre Chaine ?
    Je ne l'ai pas lu mais l'ai vu joué au festival off d'Avignon .
    C'était bouleversant.

    Bibi

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    1. Mais je vois que son roman est élogieusement "noté" par Jean Norton Cru, qui est la référence en la matière.

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  9. On peut se consoler en entendant le constat que Léon Bloy faisait déjà à cette époque : "Je suis devenu extrêmement défiant depuis le jour où je me suis aperçu de l’inexistence absolue d’un très grand nombre d’individus qui semblaient situés dans l’espace et qu’il est impossible de classer parmi ceux qui ont une appréciable et suffisante raison d’être. Les recensements ne signifient rien. On ne saura jamais combien est infime le nombre réel d’habitants de notre globe."

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    1. Malgré mon peu d'appétence pour l'énergumène Bloy, je dois reconnaître que cette citation-là valait la peine d'être faite !

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  10. « Les temps difficiles créent des hommes forts. Les hommes forts créent des périodes de paix. Les périodes de paix créent des hommes faibles. Les hommes faibles créent des temps difficiles.»
    Ibn Khaldûn (1336 – 1406) in « Prolégomènes», Al muqqadima (1377).

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    1. Parfaitement résumé, en effet.

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    2. Ne serait-ce pas plutôt que l'homme le plus banal paraît fort lorsque les temps sont difficiles ?

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    3. Il me semble que nous vivons des temps particulièrement difficiles – pour ne pas dire pénibles – et je vous jure que les hommes ne me paraissent pas vraiment forts. J'irais même jusqu'à les trouver le contraire.

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    4. Peut-être suffit-il, pour paraître fort dans les temps difficiles, d'avoir une seule idée et de s'y tenir ?( " Vers l'Orient compliqué, je volais avec des idées simples", De Gaulle) 2ème guerre : Churcill et De Gaulle " On ne négocie rien avec l'Allemagne, on tient le coup jusqu'à ce que l' URSS et les USA entrent en guerre"; Staline et Hitler " On fusillera tous ceux qui ne voudront pas se battre jusqu'à la fin". Un grand homme n'est-il pas,parfois,celui qui a une idée peu originale mais qui s'y accroche jusqu'au bout ?

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    5. Un peu simpliste, non ?

      Tous les monomaniaques ont une idée à laquelle ils s'accrochent "jusqu'au bout" : est-ce que ça fait d'eux des grands hommes ?

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    6. Bien sûr, très simpliste : mais comment voulez-vous être un grand homme quand tout va bien ?

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    7. À Agan : Cycliquement superbe... Tout s'explique ! Je prends note.

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    8. Citez-moi le nom du chef de l'exécutif Suisse, ce dont la plupart des Helvètes seraient incapables.Il y a un problème ? Une votation, et basta !

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  11. https://twitter.com/patchagil/status/1421742394161176577/photo/1

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.