vendredi 19 août 2016

Simon Leys ou l'anti-Belkacem

Simon Leys / Pierre Ryckmans sur le quai de la gare de Canberra, le 26 avril 2014, quatre mois avant sa mort.

Je dois d'abord adresser un grand merci à l'ami cher qui m'a chaudement recommandé la biographie de Simon Leys, sous-titrée : Navigateur entre les mondes. Elle est signée d'un certain Philippe Paquet, dont je n'avais onc ouï dire quoi que ce fût. Me renseignant, je découvris qu'il était coiffé de la triple casquette de sinologue, d'historien et de journaliste, ces deux derniers couvre-chef ne m'incitant guère à commander son œuvre. Fort heureusement, l'enthousiasme de l'ami fut plus fort que mes préventions, car il s'agit d'une biographie remarquable, telle qu'on n'en voit que rarement paraître en France – mais il est vrai que l'auteur est belge, à l'instar de son modèle. Il n'est pas si facile, pour un biographe, de trouver la bonne distance où se situer par rapport à son personnage, de repérer la frontière toujours assez mouvante qui sépare l'empathie de l'approbation béate, de se garder aussi bien de l'hagiographie que de l'enquête de police vétilleuse. Philippe Paquet y parvient sans peine apparente. Pas facile non plus de reconstituer les divers milieux, époques, pays dans lesquels a vécu le modèle, de les restituer vivants, aussi bien dans leur unité que dans leurs contradictions, d'en montrer les énigmes et d'en suggérer les clés. Là encore, M. Paquet s'en tire avec les honneurs. Comme, en sus de tout cela, il écrit dans une langue claire et précise, jamais jargonnante (mais qui trébuche à quelques reprises, pourtant ; notamment lorsqu'il semble croire que “expérience” et “expertise” sont, en français, synonymes…), et même assez élégante, il n'est pas exagéré de dire (formule journalistique) que ces six cents pages sont une complète et passionnante réussite. Il est vrai que l'homme qu'il a pris pour sujet est à soi seul un monument, dont on se sent parfois absurdement fier d'avoir été le contemporain ici-bas.

J'ignore tout à fait où l'on peut joindre M. Paquet ; si je le savais, je lui poserais sans tarder la question qui me taraude, depuis plusieurs jours que je vis partiellement avec lui. À plusieurs reprises, il fait allusion au journal que, si j'ai bien compris, Pierre Ryckmans a tenu pendant toute sa vie, ou, au moins, durant une très longue période. Et je donnerais gros pour savoir s'il est prévu d'éditer ce journal, et si oui dans des délais qui ne m'obligeraient pas à le consulter post mortem. Pour finir, et parce qu'il faut bien que je justifie mon titre racoleur, voici quelques lignes de Simon Leys. Elles sont tirées du discours qu'il prononça le 18 novembre 2005, lorsqu'il fut reçu docteur honoris causa de l'Université catholique de Louvain, où Pierre Ryckmans avait fait une partie de ses études, un demi-siècle plus tôt. Les voici :

« Si l'exigence d'égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre – qui est celle de la justice sociale –, l'égalitarisme devient néfaste dans l'ordre de l'esprit, où il n'a aucune place. La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n'a d'application qu'en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n'est pas démocratique, ni l'intelligence, ni la beauté, ni l'amour – ni la grâce de Dieu. […] Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais, dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste. »

Son biographe rapporte que le vénérable auditoire de Simon Leys avait été quelque peu secoué, ce jour-là, à Louvain, en l'entendant commencer son discours par une citation de Flaubert (dans une lettre à Tourgueniev) : « J'ai toujours tâché de vivre dans une tour d'ivoire. Mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler. » Simon Leys n'a jamais eu la langue dans sa poche, en les deux acceptions du mot langue : on s'en apercevra en lisant ou relisant la plupart de ses essais, qu'ils concernent ou non la Chine.

37 commentaires:

  1. Merci, je note et me procure l'ouvrage dès que possible.

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  2. Vous pourrez sans doute joindre Philippe Paquet à la "Libre Belgique" de Bruxelles. Et si vous obtenez une info sur le journal de Leys, faites nous en part, je vous prie. A propos : pourquoi anti-Belkacem seulement ?

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    1. L'idée est bonne : je vais voir de ce côté-là, en effet.

      Pour Belkacem, elle n'est là que comme emblème de l'écroulement général.

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  3. Belkacem ne mérite pas l'honneur que vous lui avez fait, de figurer avec Simon Leys dans le titre de ce billet !

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  4. Dans les années 80, j’ai tenté d’ouvrir les yeux d’une communiste en lui faisant lire du Simon Leys, du Jean-François Revel et du Vladimir Boukovski. Vous allez rire : ce fut peine perdue. Pire, elle s’enfonça dans ses convictions. Ma longue fréquentation des gens de gauche depuis cette sinistre époque m’a fait comprendre quelle erreur c’est de vouloir sortir un imbécile du tas de merde où il se roule avec volupté.

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    1. Ah, comme il faut être jeune encore, pour penser que l'on pourra ouvrir les yeux d'un communiste !

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    2. Souvent vieillards précoces, les communistes (et leurs épigones décomposés) n'ont rien appris. Ils aiment s'unir de façon grégaire pour penser en rond, c'est plutôt réconfortant.
      Si seulement ils avaient pu lire le bref "Orwell ou l'horreur de la politique" de Simon Leys.

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    3. C'est précisément ce que je lui ai fait lire, entre autres !

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  5. Tout pareil que Dame Ginette : merci d'attirer notre attention sur ce bouquin. Et de vous poser à haute voix la question du Journal de Simon Leys et de sa possible publication.

    Cet homme me manque.

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    1. Oui, on sent qu'il y a, d'un coup, un peu moins d'intelligence et d'honneur en ce monde.

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  6. Merci pour cette référence de rentrée!

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    1. Je rappelle et précise que la biographie de Simon Leys ne dispense nullement de lire ses Essais sur la Chine (collection Bouquins), ni ses différents recueils d'articles divers.

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    2. Oh, ne vous contentez surtout pas des "Essais sur la Chine". Tout le reste est un vrai bonheur...même lorsqu'on n'est pas d'accord sur tout. Lucidité, profondeur, clarté d'expression : c'était un sacré bonhomme.Et le jour où il a claqué Macciochi chez Pivot ! J'ai cherché sur You tube à retrouver ce grand moment, je ne l'ai pas trouvé. Quelqu'un a-t-il une idée là-dessus ?

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    3. Sur le site de l'INA peut-être ?

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    4. Il y en a un petit extrait jubilatoire sur Daily Motion : ici.

      Je signale que l'émission est trouvable intégralement en DVD dans le premier coffret "Apostrophes" paru aux éditions Montparnasse (douze émissions).

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    5. Là peut-être.
      http://chinelectrodoc.hypotheses.org/6420

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    6. Ah, merci ! Pour les fainéants, je refais un lien propre…

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    7. Francis, vous trouverez la vidéo intégrale ici
      pour la modique somme de 2,99 €.

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  7. Pourquoi s'obliger à lire le ventre creux ?

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  8. Une ancienne maoïste (mais est-on jamais tout à fait "ancienne maoïste" quand on a été maoïste ?) qui cependant connaît et apprécie Simon Leys (sans savoir qu'il s'appelle aussi Pierre Ryckmans), me dit dans l'oreillette que, plutôt que de lire une biographie, il faut lire ses livres, et en particulier celui intitulé "Les Naufragés du Batavia".

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    1. Bon, il va de soi que la biographie dont je parle ne dispense en aucune façon de lire l'œuvre elle-même !

      Pour le livre dont vous parlez, oui, pourquoi pas ? À condition d'aimer les histoires de mer, de marins et de bateaux ; qui, moi, ont tendance à m'ennuyer assez profondément. À chacun de voir…

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    2. En exergue de ce livre Leys a écrit cette phrase d'Edmund Burke : "Tout ce qu'il faut pour que le mal triomphe, c'est que les braves gens ne fassent rien." Il semblerait donc, plutôt que d'un de ces livres de navigateurs qui vous ennuient tant, ce serait plutôt un livre sur la violence de la lutte pour le pouvoir.

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  9. Je viens de m'égarer sur Yahoo actualités avant de vous lire, et c'est un vrai bonheur

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  10. Ancien maoïste ! On retrouve ça sur les boites de vieille carne... J'ose pas dire de rations de survie...

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    1. Pour info: José Manuel Barroso, ancien président de l'UE, aujourd'hui vice-président de Goldmann-Sachs, a commencé sa carrière politique comme président des étudiants maoïstes portugais.

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    2. Faire dans le maoïsme fut le meilleur départ possible pour ceux qui envisageaient de diriger leurs semblables. Une école du crime neo libérale...

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  11. Qui sera le Philippe Paquet de mon oeuvre ? Peut-être vous, Didier Goux ?

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  12. Dans le dernier numéro de la revue "Commentaire" (154) à la page 422 il y a une critique mitigée de cette biographie. L'article rédigé par René Viénet : "Une biographie contestable" enlève l'éventuelle envie de se coltiner cette biographie. Si vous voulez que je vous donc plus de renseignements, cher Didier, je vous les ferai parvenir par mail.

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    1. L'article m'intéresse, en effet. Cela dit, il n'est pas très étonnant que Viénet puisse trouver cette biographie "contestable", dans la mesure où il ne s'y présente pas toujours sous son jour le plus avantageux…

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  13. Et rien sur Michel Butor ?

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    1. Ah! chère Mildred, vous êtes l'indispensable directrice de ce collège d'élite et c'est donc toujours vous qui donnez le tempo et qui sonnez la fin de la récré de l'Auteur.
      Et toujours fort à propos, vous proposez aussi une petite énigme à la manière d'un Sphynx...

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    2. Mesurez vos paroles ou craignez de réveiller le butor qui dort !

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  14. Dans son article, Viénet raille "la manière puérile dont il (Paquet) se met en scène".Il est vrai que Paquet fait parfois état de ses liens avec Leys. Mais Viénet, dans son article relativement court, recourt sans cesse au même procédé : "mon départ" "il me propose" "notre rencontre" (onze auto-citations en une centaine de lignes). Il me semble que Viénet est tout simplement jaloux que Paquet l'ait grillé sur la bio de Leys. Et il en trépigne...

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  15. Bien, c'est entendu.

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  16. Merci de m'avoir fait retrouvé cette citation formidable de Leys sur l'égalité. Finkie en avait fait une émission et il la citait d'ailleurs, je l'avais griffonnée sur un vieux carnet à l'époque. ("Les visages de la Gauche", Répliques, 6/10/2012, vers 31'30'').

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