mardi 21 mars 2017

Le mal vient de plus loin


Il resterait à établir pourquoi, après avoir fait l'acquisition de trois ou quatre livres portugais, j'ai brusquement, sans même les avoir entrouverts, bifurqué vers Francis Scott Fitzgerald et Christopher Isherwood. Mais ce n'est pas très important ; et, du reste, je le sais fort bien : trois phrases de Bernard Frank y ont suffi. On n'est pas plus volage que moi.

Les Européens que nous sommes ont tendance à imaginer tout neuf le problème des minorités et de nos rapports difficiles avec elles ; nous pensons souffrir d'un cancer encore jeune, dont les métastases demeureraient encore réversibles – exception faite, bien entendu, de ceux qui, clamant leur pleine santé, se persuadent qu'ils le sont réellement. Or, il semble que le mal vient de plus loin, pour parler comme Flannery O'Connor ; plus loin dans l'espace, plus loin dans le temps.

Le bref roman de Christopher Isherwood intitulé Un homme au singulier (A Single Man) date de 1964 et a été écrit en Californie, où s'était réfugié l'auteur dans l'espoir d'y vivre son homosexualité de manière moins contrainte que dans son Angleterre natale. Il raconte une journée (la dernière ? Le doute demeurera) de la vie d'un professeur d'université nommé George, homosexuel presque quinquagénaire vivant absolument seul depuis la mort de son compagnon, Jim, quelques mois plus tôt dans un accident de voiture. Dans le premier tiers du livre, c'est-à-dire au milieu de la matinée, nous assistons au cours que donne George, sur un roman d'Aldous Huxley qui n'est pas nommé mais qu'un moins ignare en littérature anglaise n'aurait sans doute aucune peine à identifier. Vers la fin de ce cours, la discussion avec certains de ses étudiants l'amène à se lancer dans une sorte de péroraison à propos des minorités (j'en supprime quelques passages, incompréhensibles pour qui n'a pas lu les soixante-dix pages qui la précèdent ; les mots et passages soulignés le sont par Isherwood) ; voici :

« Bon… maintenant, voici les libéraux – dont font partie, j'espère, toutes les personnes qui sont dans cette salle ; ils déclarent : “Les minorités ne sont que des êtres humains, comme nous.” Bien sûr, que les minorités sont des êtres humains ; des êtres humains, non des anges. Bien sûr qu'elles sont comme nous – mais pas exactement comme nous ; voilà l'état d'hystérie libérale que nous ne connaissons que trop, où l'on se met à raconter qu'en toute sincérité l'on ne voit aucune différence entre un noir et un Suédois […]

» Ainsi, reconnaissons-le, les minorités sont formées de gens dont l'aspect, les actions et les pensées diffèrent probablement des nôtres, et qui ont des défauts que nous n'avons pas. Il se peut que leur aspect et leurs actions nous déplaisent, et que leurs défauts nous soient odieux. Mieux vaut reconnaître qu'ils nous déplaisent et nous sont odieux, que d'essayer de barbouiller nos sentiments de sentimentalité pseudo-libérale. Si nous considérons nos sentiments avec franchise, nous avons une soupape de sécurité ; si nous avons une soupape de sécurité, en réalité nous risquons moins de nous lancer dans les persécutions… Je sais bien qu'une pareille théorie n'est pas à la mode aujourd'hui. Tous autant que nous sommes, nous n'arrêtons pas de nous efforcer de croire que, si nous ignorons une chose assez longtemps, elle disparaîtra purement et simplement. […]

» Bien entendu, la persécution en elle-même est toujours un mal, je suis certain que nous sommes tous d'accord là-dessus… Mais le pire, c'est que nous tombons maintenant dans une autre hérésie libérale. Parce que la la majorité persécutrice est abominable, disent les libéraux, la minorité persécutée doit être nécessairement d'une pureté sans tache. Ne voyez-vous pas combien c'est absurde ? Qu'est-ce qui s'oppose à ce que les mauvais soient persécutés par les pires ? Tous les chrétiens massacrés dans l'arène étaient-ils obligatoirement des saints ?

» Autre chose. La minorité a son propre type d'agressivité. Elle provoque positivement les attaques de la majorité. Elle hait la majorité – non sans raison, je vous l'accorde. Elle hait même les autres minorités – parce que toutes les minorités sont en compétition : chacune proclame que ses souffrances sont les plus atroces, et que les torts qu'elle subit sont les plus graves. Et plus toutes ces minorités haïssent, plus elles sont persécutées, plus elles deviennent méchantes ! »

Texte écrit il y a plus d'un demi-siècle, donc, et dans quoi est démontée presque pièce à pièce cette “compétition victimaire” dont nous pensons qu'elle est apparue chez nous, à l'abri de nos anciens parapets, il y a vingt ou vingt-cinq ans tout au plus. Il reste que, faisant immédiatement suite à celle de Gatsby – cette valse lente animant des spectres –, la lecture d'Un homme au singulier n'est pas exactement de celles qui vous donnent envie de croire en l'homme et son avenir flamboyant – à moins qu'il ne flamboie comme un Walhalla en fin de tétralogie.

24 commentaires:

  1. Les "libéraux" de cette (mauvaise) traduction ne sont pas des "libéraux" au sens classique, comme Bastiat, car le "liberal" américain est fortement antilibéral, pro-socialiste, bref incarne la gauche bourgeoise...
    Il faut un autre mot en français pour le traduire en évitant cette fâcheuse confusion.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je sais bien. J'ai d'ailleurs failli faire une petite note pour expliquer un peu ce que vous dites. Mais, pris d'une sorte d'élan d'amour pour mes commentateurs habituels, je me suis dit qu'ils allaient rectifier d'eux-mêmes et comprendre de quoi il s'agissait.

      (Quant à la (mauvaise) traduction, le monoglotte que je suis ne peut que faire avec…)

      Supprimer
    2. Cela étant, voilà un écrivain dont nous n'avons jamais parlé (d'ailleurs, je remarque que nous ne parlons à peu près jamais des Anglo-Saxons), et dont je me demandais, écrivant ce billet, si vous l'aviez lu et, si oui, ce que vous en pensiez.

      Supprimer
  2. Il n'y a aucune vraie contradiction entre un socialiste (au sens courant du terme) et un libéral. Les deux considèrent que l'individu est la cellule de base de la société. D'ailleurs nous avons un Macron pour nous rappeler que c'est la même chose.
    Texte intéressant, au demeurant, bien qu'aujourd'hui il s'agisse d'un enfonçage de porte ouverte.

    RépondreSupprimer
  3. Cela fera bientôt quinze ans qu'Isherwood est sur ma liste d'auteurs à lire (la passerelle ayant été, dans mon cas, Michel Bulteau). Je n'ai jamais pris le temps. À la place, j'ai relu Fitzgerald. Je ne l'ai pas regretté (évidement, n'ayant toujours pas lu l'autre, je ne sais pas ce que je rate). Gatsby est un texte exceptionnel, sous des dehors banals. Un peu à la manière du Breakfast at Tiffany's de Capote.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nous sommes d'accord, à propos de Gatsby. Quant à Capote… encore un auteur que je n'ai jamais lu, Dieu sait pourquoi.

      Supprimer
  4. Et plus toutes ces minorités sont persécutées, plus elles deviennent méchantes et haïssent!
    A moins d'avoir un intérêt à attiser la haine en la pointant tout en niant la persécution comme première cause, la plus probable et réaliste pourtant et donc inassumable du fait de ce qu'elle a de parfaitement injustifié, injustifiable, gratuit, instinctif, irraisonné et absurde, cette phrase me parait plus honnête écrite ainsi.

    RépondreSupprimer
  5. Est-ce une manière raffinée d'aborder en cette période électorale certaines réalités démographiques qui pourraient peser de manière plus ou moins subliminale sur les élections présidentielles de ce printemps ?

    RépondreSupprimer
  6. "tout en niant la persécution" correction et ajout: dans le but de la nier et de cette manière, de transférer sa responsabilité à la victime qui deviendrait par ce tout de passe-passe abject, consentante, participante et donc responsable de ce qu'elle a subi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Rien n’échappe à l'économie personnelle, tout est fondé sur le ressentiment, le goût de revanche c'est pourquoi la dictature des minorités sur la majorité accouchera de bien des maux.

      Supprimer
  7. Didier a délaissé le Portugais, c'est normal ! Ma fille qui avait un petit ami portugais s'en est vite fatiguée aussi. Quand elle avait fait mine de vouloir le reprendre, il était marié avec enfant !
    Cette déconvenue sera évitée à Didier qui pourra toujours reprendre son livre et repartir à la page où il l'avait laissé.
    Mais il ne faudrait pas, qu'au détour d'une ligne, il puisse soupçonner son Portugais de n'être qu'un vulgaire Portugay, ce qui serait, bien entendu, inacceptable et intolérable.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les Portugais sont gais. Les Espagnols sont gnols. (Alphonse Allais, je crois.)

      Supprimer
  8. Didier, en lisant le récit que vous faites du roman, je me disais que cette histoire me rappelait quelque chose, et en effet, ce roman a été adapté au cinéma par le créateur de mode homosexuel (excusez la redondance) Tom Ford sous le titre original a single man. Peut-être allez-vous comparer le roman et le film. D'ailleurs, pour vous, quelles sont les adaptations réussies de romans voir qui les dépassent? Personnellement, le trou & du rififi chez les hommes me paraissent particulièrement bonnes.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'ai pas encore vu le film. Pour ce qui est des adaptations qui dépassent l'original, je citerai en premier lieu Belle de jour, de Kessel/Buñuel. Sans doute aussi Rebecca, de Du Maurier/Hitchcock.

      Supprimer
    2. J'aime beaucoup le livre et le film, mais la méchanceté de Mrs. Danvers envers la jeune de Mme de Winter est mieux rendue dans le livre.
      le seul film meilleur que le roman originel qui me vienne à l'esprit, c'est "Prisonniers du temps" : roman exécrable de Michael Crichton, film à peu près acceptable après une longue journée de travail. Mais on est loin de Fitzgerald...

      Supprimer
    3. En réalité, il doit y avoir quantités de romans moins bons que les films qu'ils ont inspirés : le truc, c'est qu'à peu près personne ne les a lus, qu'on ignore même qu'ils ont pu exister un jour.

      Supprimer
    4. ... Beaucoup d'histoires un peu fades sans doute qui ont été sublimées par les dialogues de Michel Audiard et l'interprétation de Jean Gabin. Jusqu'à une époque il était habituel d'aller piocher dans la production littéraire récente des scénarios pour des films. Gas-oil est considéré comme un classique, mais personne ne se souvient du Série noire correspondant.

      Cela dit, entre La Folie des grandeurs et Ruy Blas, parfois, mon cœur balance.

      Supprimer
    5. Je vote pour Gérard Oury sans hésiter !

      Supprimer
  9. J'ai toujours pensé que les films : "Mort à Venise" et "Tous les matins du monde" étaient supérieurs aux livres à cause de la musique.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Impossible de me prononcer, n'ayant lu aucun des deux romans… et n'ayant aimé aucun des deux films !

      Supprimer
    2. C'est vrai que les deux films manquaient un peu de zombis !

      Supprimer
    3. Je ne crois pas qu'il suffise de rajouter du Mahler en filmant un roman pour en faire un bon film.

      Et je crois qu'il n'y a aucun rapport entre un film et le roman dont il est tiré (ou inversement), car ce sont deux formes artistiques différentes; l'écrit et le visuel sont deux arts différents : le scénario du " Cuirassé Potemkine" n'est pas un grand roman, le film "Un amour de Swann" ne peut pas être un grand film - ou alors, pour des raisons purement cinématographiques et qui n''ont rien à voir avec le style de Proust. Un roman est toujours autre chose que l'histoire qu'il raconte.

      Supprimer
    4. J'avais lu Le Silence des agneaux, et puis j'ai vu le film : autant le roman n'est pas de la littérature (tout au plus un simple scénario), autant le film est du cinéma, et du bon. Sans doute le personnage de Lecter y est-il pour beaucoup.

      Supprimer
  10. Rien à voir, mais beaucoup plus important: je vous conseille le riesling Gustave Lorenz 2015 ( j'ignore combien il coûte, j'étais invité.)

    RépondreSupprimer

La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.