Au centre de Ferdydurke, premier roman de Gombrowicz, on trouve la question de l'immaturité, de l'inachèvement de l'individu censément adulte, de sa recherche désespérée d'une Forme qui soit vraiment sienne, et aussi son attirance secrète vers l'imperfection, le pas-encore-défini. Dit comme cela, évidemment, ça semble annoncer un livre rébarbatif et obscur… or il n'en est rien, c'est même tout l'inverse : Ferdydurke est d'une cocasserie souvent irrésistible, et s'il peut paraître parfois obscur, ce serait plutôt en raison de sa très grande clarté, laquelle peut éblouir les pupilles qui accommodent mal. Bref.
Le relisant, je suis tombé sur un paragraphe (page 310 du volume Quarto de Gallimard) qui m'a immédiatement fait plonger non dans l'immaturité mais dans un monde qui m'est tout de même plus familier que la Pologne de 1935 : celui des blogueurs ; de vous, de moi et de ces multiples autres dont je tiens à demeurer dans une saine ignorance. À dire vrai, il s'étend, ce paragraphe, bien au-delà de ce petit univers aussi étriqué et braillard qu'une cour d'école (tout le début de Ferdydurke se passe dans une école…), mais il me fallait bien un pépiant appeau à lecteurs, n'est-ce pas ?
Un dernier mot, pour ceux qui s'étonneraient de la bizarrerie de mon titre. Il fait allusion à deux chapitres de Ferdydurke, qui sont en réalité de courtes nouvelles enchâssées dans le roman, et qui ont pour titres respectifs (dans la traduction française) : Philidor cousu d'enfants et Philibert cousu d'enfants *. Et maintenant, le paragraphe. La scène se passe dans une salle de classe, entre un cours ébouriffant sur la poésie polonaise et un autre de latin, qui ne le sera pas moins. Voici donc mes blogueurs-avant-la-lettre :
« On échangeait des mots de plus en plus compliqués. Il apparut que chaque parti politique avait farci les têtes avec un type de garçon particulier. De plus, chaque théoricien les bourrait de ses propres goûts et idéaux, alors qu'elles étaient déjà bourrées de films, de journaux et de romans populaires.
« C'est ainsi que les divers spécimens d'Adolescent, de Gaillard, de Komsomol, de sportsman, de petit jeune homme, de voyou, d'esthète, de raisonneur, de sceptique, se mesurèrent sur le champ de bataille et se crachèrent dessus, fous de rage, en contrepoint de gémissements et d'exclamations : – Ce que tu es naïf ! Non, c'est toi le naïf ! En fait, tous ces idéaux, sans exception, étaient extrêmement étroits, petits, gauches et vains. Les élèves les sortaient dans l'ardeur de la dispute et reculaient aussitôt comme des catapultes, effrayés de ce qu'ils avaient sorti et incapables de retirer leurs paroles maladroites. Ayant perdu tout contact avec la vie et le réel, accablés par toutes sortes de courants, de fractions et de tendances, traités pédagogiquement et entourés de fausseté, c'est la fausseté qu'ils essayaient d'exprimer ! Imbibés de cette sottise, ils se montraient faux dans leurs émotions, affreux dans leur lyrisme, insupportables dans leur sentimentalisme, malhabiles dans leur ironie et leurs plaisanteries, prétentieux dans leurs élans, repoussants dans leurs faiblesses. Ainsi allait le monde. Le monde allait ainsi. Traités avec artifice, pouvaient-ils ne pas être artificiels ? Et étant artificiels, pouvaient-ils parler sans se couvrir de honte ? Donc leur terrible impuissance montait dans l'air alourdi, la réalité se transformait encore en un monde idéal et seul Kopyra ne se laissait pas prendre au jeu : il avait jeté sa lime à ongles et regardait négligemment ses jambes… »
Voilà donc la suprême leçon, mes bien chers frères internétiques : jetons tout de go nos limes à ongles, et regardons-nous les jambes.
* Dans la traduction plus récente que je lis, le mot “cousu” a été remplacé par “doublé”. Mais j'ai préféré reprendre celui de la première version, d'abord parce que je le trouve plus savoureux dans son étrangeté même, et ensuite parce que cette traduction était en grande partie due à Gombrowicz lui-même.
Cépafo.
RépondreSupprimerComme vous pouvez le constater, le camarade Gombro m'attire de plus en plus de commentaires : j'ai même réussi à décourager EA, ce qui n'est pas donné à tout le monde !
SupprimerJ'ai fait ma tournée de blog, ce matin : c'est pareil partout, pas de commentaires...
SupprimerN'en croyez rien : z'est pazque ze me zuis cazzé une dent hier, mais z'aurai la neuve demain matin
SupprimerEA
Le côté obscur de Ferdydurke m'ayant plus frappée que sa très grande clarté, je ne peux me risquer à commenter. Quelle édition avez-vous?
RépondreSupprimerVolume "Quarto" de Gallimard, qui contient tous les romans et les nouvelles.
SupprimerVous me la kopira cent fois.
RépondreSupprimer« il avait jeté sa lime à ongles et regardait négligemment ses jambes »
« il avait jeté sa lime à ongles et regardait négligemment ses jambes »
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