vendredi 5 juin 2020

Le trou noir du bulletin scolaire


On aura sans doute peine à le croire, tant l'affaire se dilue dans la nuit des temps, mais il m'est arrivé de fréquenter l'école primaire – et je ne sais trop pourquoi j'y repensais tout à l'heure. (En fait, si, je le sais : je venais de lire la première page de la nouvelle de Joseph Roth ayant pour titre Un élève exemplaire.) En ces années soixante, chaque mois, l'élève se voyait remettre solennellement son bulletin de notes, généralement un vendredi après-midi, à charge pour lui de le rapporter le lundi suivant, enrichi de la signature de l'un au moins de ses parents (lesquels, je le rappelle pour mémoire, étaient alors, toujours, un père et une mère). Ce bulletin ressemblait très exactement à celui qui me sert d'illustration.

Avant d'aller plus loin, je dois une mise en garde aux instituteurs de moins de 40 ans, c'est-à-dire ceux que l'on a, je crois, rebaptisés professeurs des écoles, depuis qu'ils fabriquent essentiellement des analphabètes égalitaires et antiphobiques : je vais devoir leur révéler des pratiques d'une violence à peine soutenable, qui risqueraient d'avoir sur leur délicat intellect le même effet traumatisant que la révélation du lynchage des nègres ou des descriptions de tortures médiévales.

La remise du fameux bulletin – moment attendu par toute la classe avec des battements de cœur et des fourmillements d'impatience ou de crainte – se faisait, je l'ai dit, d'une manière solennelle. Solennelle et publique. C'est-à-dire que le maître (quel mot atroce !) ou la maîtresse (vocable déjà plus prometteur…) énonçait à haute voix le nom et le classement de chaque élève, par ordre de moyenne croissante, soit en commençant par le dernier ; lequel se retrouvait ainsi nommément crucifié, ou lardé de flèches comme un saint Sébastien miniature, ou cloué nu au poteau de couleur – bref : stigmatisé.

Malgré ce qu'annoncé plus haut, je n'étais pas un élève exemplaire. Et même si j'étais toujours soit premier, soit deuxième, le chemin de retour à la maison, bulletin dans le cartable, prenait le plus souvent des allures de mini-Golgotha.

Les bulletins étaient fort détaillés, divisés en de nombreuses rubriques : calcul, récitation, dictée, histoire, etc. Les notes s'échelonnaient entre 0 et 10, assorties de leurs décimales médianes. Je ne descendais jamais en dessous de 8,5, sauf en dessin et en gymnastique, mais ça, mon père s'en foutait.

Quand je lui tendais le bulletin cartonné, son œil négligeait absolument toutes les matières où j'avais brillé comme à l'habitude, et pour lesquelles il devait sans doute considérer que je bénéficiais d'une sorte d'abonnement préférentiel à vie, pour descendre se vriller à l'avant-dernière rubrique, celle juste avant la moyenne générale, qui avait pour nom un mot qu'on aurait aussi bien pu me graver au fer à même la peau sans que j'en soufrisse davantage : le mot conduite. Autant dire le trou noir de ma galaxie scolaire.

La conduite, on l'aura compris, était l'équivalent enfantin de la discipline. Ce serait abuser de la litote de dire que je n'y brillais guère : ma note, chaque mois, oscillait lugubrement entre 2 et 4 sur 10, plus souvent 2 que 4. La voix de mon père se faisait tonnante – en tout cas elle tonne dans mon souvenir –, et je me retrouvais immanquablement puni, c'est-à-dire, en pratique, privé de quelque chose qui me faisait envie ou qui aurait normalement dû m'échoir. Je crois que j'aurais accepté d'enthousiasme que l'on me divisât toutes mes autres notes par deux pour pouvoir, en conduite, récolter au moins une fois un 7 ou un 8. Ce qui, bien entendu, ne m'empêchait nullement, dès le lundi suivant, retour en classe, de rendosser mon petit costume d'élève pénible et ramenard.

Et je me demandais, tout à l'heure, s'ils étaient nombreux, les premiers de la classe des temps obscurs, à avoir été systématiquement punis à chacun de leurs bulletins scolaires, pourtant constellés de 9 et de 10, avec éventuellement un ou deux 8,5 felliniens. Malgré cela, et c'est encore une chose qui nous sépare des apprenants d'aujourd'hui, je n'en ai conçu aucun traumatisme, ni n'ai requis les services de la moindre cellule de soutien psychologique.

On était vraiment des brutes, autant dire.

22 commentaires:

  1. Une mauvaise note en conduite ? Un peu comme la note que vous décernée la maréchaussée en rentrant de votre dernière cuite parfaitement véhiculée dans mon fief. Vous auriez dû tenter les huit grammes.

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    1. J'aurais dû rentrer en car, comme je le faisais de l'école…

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  2. Je suis trop jeune pour avoir connu les notes de conduites, mais j'ai eu un maître de la vieille école qui ne rigolait pas trop avec la conduite. Je me souviens d'une gifle faramineuse accordée au cancre de la classe, qui le fit passer par dessus son pupitre...
    Sinon, votre note vient en écho de mes lectures de la semaine, à savoir les tétralogie des souvenirs d'enfance de Pagnol ; il est fort question de ces bulletins et de la conduite dans les deux derniers tomes (et malgré ses dons et ses capacités, Pagnol semble avoir été, tout comme vous, fort dissipé).

    k.

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    1. Vous me rappelez opportunément que je devrais bien lire – enfin – Pagnol.

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    2. D'un autre côté, si vous ne supportez plus les histoires d'enfants (cf. votre journal du mois dernier), il va vous falloir commencer par autre chose que par les Souvenirs...
      Personnellement, je les trouve très savoureux parce que Pagnol se positionne délibérément comme un adulte racontant ce qu'il a vu enfant, avec les clients d'œil au lecteur (le "déboutonnage" de sa tante par exemple).

      En revanche, on peut se lasser de sa sa propension à se mettre en valeur et sans doute à mettre en scène (il y a une incertitude sur le fait de savoir si le château qu'il a finalement acheté était bien celui de la frayeur de sa mère !). C'est une saveur "marseillaise" pourrait-on dire. Fallois, qui en était bien conscient, l'a défendu à ce sujet dans une postface :"il pratiquait en somme ce que l'on pourrait appeler le "mensonge provençal", qui consiste, par un infime coup de pouce donné au réel, à dégager la vérité poétique des choses ou des gens, et qui est aussi différent du banal et vulgaire mensonge que la générosité est différente de la prodigalité, ou la sainte illusion de la hideuse hypocrisie". C'est très bien dit, mais c'est un plaidoyer pro domo !

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  3. A l'âge dont vous parlez, j'étais votre exact contraire ! Pendant deux ans, en CE2 et CM1, j'étais toujours dernière et avant-dernière ! Mais à la fin de l'année on m'octroyait le Prix de Bonne Volonté ! J'ai mis deux ans à comprendre de quoi il retournait parce que personne ne se croyait obligé de me l'expliquer.
    Il n'y avait qu'en catéchisme où j'étais imbattable parce que j'avais appris à lire sur un tableau noir où était inscrit une page de Bible : on allait en récréation quand on était capable de réciter la page. Là j'étais toujours la première, et j'avais emmené en France avec moi, cette science biblique dont mes compagnes ignoraient tout.
    L'avantage c'est que j'étais la chouchoute de l'aumonier, ce qui me valait chaque année le Prix d'Instruction Religieuse qui figurait en troisième place, juste après le Prix d'Honneur et le Prix de Satisfaction. Ce dernier concernait ce que vous appelez la Conduite !

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    1. Je n'ai connu, pour ma part, que l'école laïque. Donc, pas de "caté" dans ce cadre-là.

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    2. De mon temps, l'école débutait par le Cours Préparatoire. Le soir de la rentrée scolaire qui précéda 'ma' rentrée scolaire, j'avais donc 5 ans, je demandais à un voisin ayant participé à cette rentrée de me dire comment c'était, l'école. Celui ci me répondit que c'était 'vert'.
      Sauf que là où je vivais, tout était vert, la forêt, les vergers, les arbres, la salade, ...
      Ce n'est que dix ans plus tard, en observant la salle de classe du dehors, que je compris qu'il me disait que les murs de la salle étaient peints en 'vert'.
      Dix ans pour observer la couleur des murs d'une salle de classe, ça fait pas un peu trop. Non ?
      Mais bon. tant pis. C'est fait.

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    3. Je serais, quant à moi, bien incapable de vous dire de quelles couleurs ont pu être les murs de mes différentes salles de classe !

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  4. J'ai été enfant de chœur... Et sage comme une image..

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  5. Je suis entré à la maternelle en 1960, au CP en 1963, en sixième en 1968. Je n'ai eu que des institutrices, à la fois douces et strictes mais sans violences. Aucun mauvais souvenirs de cette période ne me revient sauf la corvée de bois l'hiver. A l'école de mon petit village du Quercy, les élèves devaient rentrer dans la cave la réserve de bois et chaque matin a tour de rôle alimenter en bûches le vieux poêle en fonte situé au centre de l'unique classe. Une vie scolaire de rêve par rapport à ce que mes parents et grands-parents avaient connu: séparation des garçons et des filles (et au temps de mon grand-père, il y avait 2 écoles: celle des curés et celle de la République), punitions sévères pour les enfants qui parlaient en occitan. (Fouet ou enfermement dans la cave ou station debout dans un coin avec un dictionnaire dans chaque main bras tendu, etc..).

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    1. Comme je suis entré en sixième en 1967, j'en déduis que je suis votre aîné d'un an. Mais j'ai échappé à la corvée de bois. Il faut dire que j'ai toujours été un écolier “urbain”, à défaut d'être discipliné.

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  6. "je n'en ai conçu aucun traumatisme," c'est vous qui le dites.

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  7. Sautons quelques années, et venons-en au lycée (français, de Lisbonne), de
    1952 à 1955 ( = pour moi: 2nde, 1ère et terminale). Combien de professeurs oseraient enore mettre des appréciations comme celle que j'ai eue en musique " Ventre affamé ?", ou un de mes copains en philo " Choisit très bien ses cravates " ?
    Et ne parlons pas de la traditionnelle distribution des prix de fin d'année, avec montée sur l'estrade, qui existait encore en 1955... Ce sont ces souvenirs d'un monde disparu qui vous font vous sentir très vieux... (à juste titre !)
    EA

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  8. Pour moi,c'était l'orthographe et le reste, mauvais en tout ,c'est plus court.

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  9. Trou Noir, prenez des risques vous, la brigade antiraciste va vous tomber dessus. D'ailleurs, votre relecture de Wolfe et du bûcher des Vanités vous éclaire-t-elle sur la situation actuelle. Personnellement, je trouve que c'est puissance 1000, et comment des manipulations aussi visibles sont-elles invisibles à des gens informés, les journalistes...le traitement de cette affaire par lemonde.fr ou encore le service public est infernal. Sans parler du grand guignol de Justin Trudeau ou encore de l'autre débile édile de Minesota qui s'agenouille...Justin Trudeau, c'est vraiment une merde lui, quand on pense qu'il est francophone...et qu'il devrait défendre la communauté québécoise...alors qu'il l'écrase, c'est un collabo anglo-saxon, lui, vraiment...une ordure

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    1. Ah, oui, Trudeau, c'est déjà "l'homme d'après", en quelque sorte.

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    2. Pas du tout d'accord : chaque homme politique n'a pas à défendre "sa communauté " ! Déjà, Pierre Trudeau ( le père de Justin), qui était premier ministre du Canada, a combattu les indépendantistes québécois.
      Vous me faites penser à ces gens du Comité Traoré qui s'en sont pris à un flic noir parce qu'il trahissait sa " communauté " ( = ceux qui ont la peau noire).

      EA

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    3. Cher Cherea,
      Cher EA,

      Au premier je dirais que si j'aime la lecture des commentaires des billets de M. Goux c'est parce qu'ils sont habituellement pertinents ou amusants mais toujours courtois. Le votre fait un peu tache ...
      Au second, je dirais que je suis tout a fait d'accord avec lui. L'esprit communautaire frappe tous les esprits et même les mieux intentionnés comme celui, sans aucun doute, de M. Cherea. Est ce un signe de la guerre civile qui s'annonce?

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