mercredi 19 avril 2017

Contrairement à ce qu'un vain peuple croit, les Portugais ne sont pas toujours gais


Cela fait quelque temps, une semaine, que je lis chaque jour, un peu le matin au réveil et encore un peu le soir avant le dîner, une trentaine ou une quarantaine de pages du Livre de l'intranquillité ; jamais davantage, et toujours en deux fois : c'est une lecture trop éprouvante, difficile, dérangeante, à la fois pénible – par son opacité même – et stimulante, dont je sens obscurément qu'à plus forte dose elle pourrait devenir néfaste, dangereuse ; sans être plus que cela capable de préciser en quoi. L'impression qui se dégage est celle d'un homme, Fernando Pessoa ou Bernardo Soares au choix, qui se meut à l'intérieur de son propre esprit comme les protagonistes du film The Cube se déplacent dans l'univers où ils viennent de s'éveiller : les différentes pièces du puzzle en trois dimensions ont beau être innombrables, presque infinies, au bout du compte on est toujours prisonnier, incapable de sortir – de la machine pour les héros du film, de son propre cerveau dans le cas de Pessoa. Sensation qu'il semble d'ailleurs éprouver lui-même, comme l'indiquent des notations de ce genre : « Entre la vie et moi, une vitre mince. J'ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. » Et on en arrive à se dire que, finalement, c'est sans doute le lot commun que l'on vient de découvrir (ou bien on le savait déjà mais on préférait regarder ailleurs) ; la différence est que la plupart d'entre nous, aux trois quarts sourds, muets et aveugles, est enfermée dans un cube unique dont nous ne discernons qu'à peine les parois, tandis qu'un Pessoa a au moins la ressource d'explorer toutes les chambres d'une prison beaucoup plus vaste. C'est lorsqu'on en arrive à ce type de réflexion que l'instinct de survie (ou le besoin d'un sommeil sans trop de soubresauts) commande de fermer le livre, jusqu'au soir ou au lendemain, et de revenir à Machado de Assis, quand ce n'est pas de remplir une grille de mots croisés.

26 commentaires:

  1. Quelle jolie note ! La clarté d'esprit comme prison, comme claustrophobie.
    Je ne me suis jamais attaquée à Pessoa, ni à aucun auteur portugais me semble-t-il. Que de livres ! Que de livres !

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    1. Ce n'est pas de la lecture de pédé, faites-moi confiance ! L'homéopathie est de rigueur.

      En fait, même si les deux écrivains sont fort différents, ça me produit à peu près les mêmes effets hallucinatoires que le journal de Kafka : un truc à ne pas s'injecter trop souvent dans les veines du cerveau…

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    2. Ca existe la vaseline en homéopathie ?

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    3. Uniquement pour les très petites bites…

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  2. (Attaquée : curieux, cette féminisation qui m'est venue ; pas même sûr qu'elle eût été juste, eussé-je été de sexe féminin... Le pronom ne me paraît pas COD d'un point de vue sémantique. Mes dictionnaires l'accordent, cependant.)

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    1. C'est parce que vous avez enfin lassé s'exprimer la femme qui est en vous : je ne vois pas autre chose.

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  3. « Reconnaître la vérité comme vérité, et en même temps comme erreur ; vivre les contraires, sans les accepter ; tout sentir de toutes les manières, et n’être à la fin rien d’autre que l’intelligence de tout – quand l’homme s’élève à un tel sommet, il est libre comme sur tous les sommets, seul comme sur tous les sommets, uni au ciel, auquel il n’est jamais uni, comme sur tous les sommets. »

    ***

    « Je ne sais quel est le chemin…"

    Un autre poème celui là? Je n'ai plus la source que j'ai du retrouver sur internet.

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    1. Ça pourrait bien sortir du livre que je suis occupé à lire. Mais allez savoir…

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  4. Saviez-vous que :

    -Pessoa et ses quatre hétéronymes ( Bernardo Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Ricardo Reis) ont non seulement des personnalités différentes, non seulement un style écrit différent^, mais aussi, sur les manuscrits ( j'ai un bouquin avec des photos), une écriture différente ?

    -Dès sa jeunesse en Afrique du Sud, Pessoa aimait prendre des identités différentes, et se faisait imprimer des cartes de visite à différents noms ?

    -Qu'en portugais, " Pessoa" signifie "une personne", mais pas "personne" dans le sens " aucune personne", "il n'y a personne", qui se dit "ninguem" ?

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    1. Oui mon cher, je savais tout cela ! D'autre part, Pessoa a eu beaucoup que quatre hétéronymes, même si ceux que vous citez sont en effet les plus importants. Et il a commencé sa carrière littéraire en tant que "poète anglais", avant de passer (ou plutôt de revenir) au portugais. Il a également écrit quelques poèmes en français.

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    2. (ne pas publier 2 fois, j'ignore si ça a marché la première)

      En tous cas, ce que vous ignorez certainement, c'est que Pierre Hourcade, qui était directeur de l' Institut Français de Lisbonne lorsque j'y ai passé mon bac en 1955, avait personnellement connu et "repéré" Pessoa, pourtant mort en 1935, et que son fils et mon camarade de classe au Lycée Français de Lisbonne, Rémy Hourcade, fut un des premiers traducteurs de Pessoa en français !

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  5. Je vous admire... j'ai essayé d'y accéder quand j'étais plus jeune et j'avoue avoir vite renoncé.
    "tandis qu'un Pessoa a au moins la ressource d'explorer toutes les chambres d'une prison beaucoup plus vaste." Cette prison n'est-elle pas tout simplement la culture, qui est simultanément ouverture et clôture ?

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    1. Dans la mesure où je ne dois pas comprendre plus de 10 % de ce que je lis, il n'y a vraiment pas lieu d'admirer…

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  6. Rien à redire à propos de ce que vous dites de Pessoa. Etant donné que je suis absolument névrosé et dépressif 6 jours sur 7, c'est une lecture qui ne me fait pas peur et dans laquelle je me plonge volontiers. Je vais donc me borner à préciser que les portugais ne sont "gais" que très très très rarement... Il s'agit sans doute du peuple latin le plus mélancolique de tous : c'est en grande partie ce qui fait sa beauté, du reste...
    En comparaison, les italiens sont beaucoup plus enjoués et optimistes, bien qu'ombrageux...
    Quant aux espagnols : et bien, ils sont simplement cons.

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    1. « Il s'agit sans doute du peuple latin le plus mélancolique de tous »

      C'est peut-être parce qu'ils ne le sont guère, latins…

      « Quant aux espagnols : et bien, ils sont simplement cons. »

      Là, on sent vos mauvaises fréquentations lusitaniennes !

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    2. Sinon, si vous avez des noms d'écrivains portugais méritant le détour (et traduits en français…) à me proposer, je suis preneur…

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    3. C'est vrai, je fais amende honorable : les lusitaniens ne sont pas latins. C'est sans doute ma condition de ritalalacon qui me pousse à cet infâme raccourci. Je connais, hélas, assez mal la littérature portugaise (pour ne pas dire que je ne la connais presque pas), outre les Pessoa, Saramago (etc.) dont tout le monde a déjà entendu parler...
      Enfin, je confesse bien volontiers que je trouvais les espagnols authentiquement cons avant de m'acoquiner à une belle famille portugaise... J'ai mes raisons mais je les garde pour moi : elles seraient trop longues à exposer... Et puis franchement, qui a envie d'entendre déblatérer sur quelque haine régionale un peu grotesque ?

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    4. A l'occasion, je demanderai à mon épouse... Mais je préfère vous prévenir, elle n'est pas d'une exigence comparable à la vôtre : la preuve, elle m'a bien épousé...

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    5. Il faut reconnaître que ça ne plaide guère en sa faveur…

      (Je parle de Mme Dorham et ses incompréhensibles penchants sentimentaux.)

      Pour le reste, profitez-en : les Espagnols sont parmi les derniers groupes humains que l'on peut encore détester en bloc sans se retrouver traînés devant je ne sais quel tribunal idéologique. Au train où ça va, bientôt on ne pourra plus haïr impunément que les Américains, les Scandinaves et les Monégasques.

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    6. Je suggère João Guimarães Rosa : Diadorim. Malheureusement, il n'est pas portugais mais brésilien. Les deux langues sont très proches, comme vous le savez. Pour ceux que ça intéresse :

      http://nebalestuncon.over-blog.com/article-diadorim-de-joao-guimaraes-rosa-105531898.html

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    7. Si vous aimez les romantiques, il y a Almeida Garrett; et les pré-romantiques, le poète Bocage.
      Et puis, plongé dans le lusitanisme comme vous l'êtes depuis quelque temps, vous devriez apprendre le portugais pour vous délivrer de ces trahisons que sont les traductions !

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  7. Les portugais ont un mot pour décrire cet état mélancolique" Sodade" ; intraduisible en français.

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    1. ...qui se prononce saoudadeuh

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    2. C'est toujours mieux que saoudien…

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    3. Sodade est de Cécarié Évora qui chante en créole cap-verdien, ancienne colonie portugaise.
      Mais c'est en écoutant cette chanson sue j'ai connu le nom saudade.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.