Rien de plus savoureux, de plus constamment jubilatoire, surtout lorsqu'on les devine excessifs, que les portraits qui émaillent les Souvenirs de Léon Daudet, dont les différents volumes, parus les uns derrière les autres après la Première Guerre, ont été réunis chez Robert Laffont en un seul gros volume de la collection Bouquins. Bien entendu, comme c'est la règle, c'est dans la démolition plus que dans la louange que le fils d'Alphonse excelle, même si certains hommages qu'il rend ne sont pas dénués d'émotion véritable. Léon tonitrue, raille, persifle, rugit puis éclate de rire, la phrase est charnue, joufflue, rubiconde, joviale, on a envie de lever son verre de bordeaux et de reprendre une tranche du rôti qui passe, en se disant que demain sera un autre jour et qu'on aurait bien tort de se priver. Donnons un court exemple. Je l'extrais du volume intitulé L'Entre-deux-guerres, étant entendu qu'il s'agit de l'entre-deux allant de 1871 à 1914. Il vient de régler son compte à Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des Deux Mondes, avant d'introduire ainsi dans son tableau un nouveau personnage :
« À peine Brunetière ouvrait-il la bouche qu'on entendait, d'un coin du salon Buloz, un glapissement nasillard : « Ahn, ahn, bravo, Brunetière, bravo ! » En même temps, s'avançait un être long, crevard, noir et plat, cravaté de noir, sur un plastron d'habit gondolé, terreur des cercles de conversation et des salles à manger, tueur de mouches, d'auditrices et d'auditeurs, le conférencier mondain Victor Du Bled. »
Suit un rapide et hilarant portrait de cet implacable raseur (surraseur, écrit Daudet), traquant dans tous les coins de salon ses victimes pour déverser sur le malheureux piégé sa filandreuse logorrhée. C'est une simple mise en train, Daudet se chauffe, en vue du clou de son petit spectacle, que voici :
« Un jour, Du Bled, qui court les antichambres comme les poètes crottés couraient les ruelles, eut l'idée baroque de rendre en une fois, à toutes ses victimes, leurs politesses, et l'idée plus baroque encore de me convier à ces agapes. Cela se passait dans un appartement assez grand, mais aplati, où deux cents personnes environ devaient déjeuner par petites tables. Les nains et les naines y tenaient à l'aise, mais les géants comme Costa de Beauregard y trituraient, courbés en deux, les ténébreux aliments que la prodigalité de Du Bled avait alignés dans nos mangeoires. Je reconnus tout aussitôt avec terreur les menus de la Revue des Deux Mondes, ses sauces vénéneuses, ses filets de bœuf à la fois chlorotiques et durs, d'une consistance de talon de facteur rural. La faveur de l'amphirasoirtryon m'avait placé à la même table que Brunetière, dont j'étais séparé par une ravissante et enthousiaste Américaine à tête d'ange géométrique. L'auteur des Motifs d'espérer et des Raisons de croire accablait cette jeune transatlantique des plus extravagants paradoxes, qu'il interrompait pour ingurgiter, en le savourant, l'infernal bordeaux de Du Bled. À un moment, haussant le ton, au milieu de la chaleur étouffante et de la suffocation du plein midi, il expliqua sur l'architecture je ne sais quoi, qui plongea ma voisine dans le ravissement. Elle répétait : « Cella est baô, cella est vouai ; oh, comme cella est baô ! » d'une voix extatique, et plus elle admirait, plus Brunetière s'exaltait. Alentour, les gens, intéressés par ce monologue, se levaient autant que le leur permettait le couvercle de la boîte à Du Bled ; et Du Bled lui-même, d'une voix de goéland, hurlait en entrechoquant ses battoirs : « Ahn, bravo Brunetière ! Ahn, bravo ! » On dut emporter une grosse et noble dame devenue apoplectique, couleur pivoine, et qui rendait le sang par le nez. »
Là-dessus, Daudet enchaîne sur trois ou quatre pages concernant Émile Faguet, pages qui, elles non plus, ne sont pas dans un pot, comme aurait dit Léautaud, qui atteignent même au burlesque pur. Mais on verra une autre fois.
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