J'ai fait, ce soir, une chose strictement interdite lorsque l'Irremplaçable est à la maison : j'ai écouté Édith Piaf. Elle a raison de l'interdire : on ne devrait jamais écouter Piaf quand on a comme moi une tendance à la déploration du monde ancien. Ça ravive. Il est très possible que ce billet, achevé ou non, finisse à la corbeille, dans la mesure où je ne sais pas trop ce que je souhaite dire, encore moins comment le faire. Ce ne sont même pas des idées qui se bousculent pour sortir, mais de simples sensations.
Par exemple, cette chanson, Marie la Française, qui parvient encore, à mon âge risible, à me faire les yeux humides, pourquoi a-t-elle ce pouvoir ? Je le sais : à cause de la vieille qui habite dans «sa» rue Rochechouart, ainsi qu'il est dit. Où est passé le peuple de la rue Rochechouart ? Pourquoi a-t-il disparu, ce peuple dont je sors ? Ma grand-mère paternelle a vécu rue Buzelin, pas loin de Rochechouart donc, aux alentours de la guerre de 14. Elle était petite main dans un atelier de couture de la rue d'Aboukir, alors. Je me souviens l'avoir amenée dans son ancien quartier, peu avant sa mort, survenue en 1985, parce qu'elle voulait revoir ce quartier arpenté par elle au moment où, trois arrondissements plus loin, Proust écrivait À l'ombre des jeunes filles en fleurs - ce dont Denise se foutait éperdument, comme l'on pense.
Il n'y avait plus de peuple, déjà. Plus d'ouvriers à casquette et à mégot de commissures. Plus de Piaf, plus de Doisneau. Je sais que je prête le flanc, mais j'aimerais qu'on me comprenne : je n'ai nulle animosité envers les gens installés là, qui ont remplacé mon peuple de petites mains. Je me souviens d'ailleurs que, ce jour de remontée dans le passé, ayant probablement sous-estimé l'état de fatigue et de vieillesse de Denise, je m'étais garé un peu trop loin. Au retour, elle m'avait fait comprendre qu'elle n'était pas sûre de pouvoir marcher jusqu'à la voiture. Je l'avais donc laissée à une terrasse, la confiant au patron du bistrot, qui s'appelait plus sûrement Ahmed que Jean-François (prénom hautement "piafien") et qui s'était montré d'une merveilleuse gentillesse, avec elle et avec moi. La question n'est pas là, on le comprendra si l'on est de bonne foi, je pense.
Il n'empêche que ce peuple (je mets un petit p, pour montrer que je ne joue pas les idéologues) avait disparu, ce peuple qui, de Nana à Denise, n'avait dû que très peu changer ; ce peuple qui avait, avec les heurts que l'on sait - car rien ne se fait jamais très facilement -, incorporé à lui des vagues polonaises, italiennes, espagnoles ou portugaises. Où était-il passé ? Où est-il ? J'ai eu, par deux fois, beaucoup plus récemment, la même sensation, en me rendant au Kremlin-Bicêtre. Ayant vécu porte de Vitry à mon arrivée à Paris, dans les années 1976 - 1979, je me souviens que ces banlieues (Vitry, Ivry, Le Kremlin, Montrouge, etc.) étaient des villes ouvrières. Ce n'est aujourd'hui plus rien d'identifiable. Désormais, tout le monde a l'air d'être déraciné et malheureux dans ces nulle-part qui tiennent pour moitié de la médina et pour l'autre du centre commercial généralisé. Je pensais, la dernière fois où j'y fus, à ce film superbe de George Romero, la suite de La Nuit des morts vivants, où l'on voit précisément des zombis errer dans un centre commercial, en singeant les humains.
J'ai l'impression que beaucoup de ces communes de la ceinture parisienne, et probablement ailleurs aussi, singent les anciennes villes. Tout le monde fait semblant. Semblant de rien. Personne ne se sent d'ici. Il n'y a plus aucune place pour la vieille mère de Marie la Française, elle est, littéralement, une morte vivante, «sa» rue Rochechouart a disparu et ne reviendra pas, Doisneau est devenu un photographe exotique. Si elle tente d'en sortir, de toute façon, elle butera contre des troupeaux de décérébrés à trottinettes, des bobos à landaus, des Fiso à vélo, des hordes festives.
On peut bien sûr trouver tout cela très bien. D'ailleurs, en période totalitaire, il est toujours préférable de trouver « très bien » la dictature en place. Néanmoins, j'aurais bien aimé, si ç'avait été possible, conserver la rue Buzelin de 1914, avec les gens qui vivaient dedans; ou quelque chose d'approchant, de coulant de source, de descendant. Tant pis.
Par exemple, cette chanson, Marie la Française, qui parvient encore, à mon âge risible, à me faire les yeux humides, pourquoi a-t-elle ce pouvoir ? Je le sais : à cause de la vieille qui habite dans «sa» rue Rochechouart, ainsi qu'il est dit. Où est passé le peuple de la rue Rochechouart ? Pourquoi a-t-il disparu, ce peuple dont je sors ? Ma grand-mère paternelle a vécu rue Buzelin, pas loin de Rochechouart donc, aux alentours de la guerre de 14. Elle était petite main dans un atelier de couture de la rue d'Aboukir, alors. Je me souviens l'avoir amenée dans son ancien quartier, peu avant sa mort, survenue en 1985, parce qu'elle voulait revoir ce quartier arpenté par elle au moment où, trois arrondissements plus loin, Proust écrivait À l'ombre des jeunes filles en fleurs - ce dont Denise se foutait éperdument, comme l'on pense.
Il n'y avait plus de peuple, déjà. Plus d'ouvriers à casquette et à mégot de commissures. Plus de Piaf, plus de Doisneau. Je sais que je prête le flanc, mais j'aimerais qu'on me comprenne : je n'ai nulle animosité envers les gens installés là, qui ont remplacé mon peuple de petites mains. Je me souviens d'ailleurs que, ce jour de remontée dans le passé, ayant probablement sous-estimé l'état de fatigue et de vieillesse de Denise, je m'étais garé un peu trop loin. Au retour, elle m'avait fait comprendre qu'elle n'était pas sûre de pouvoir marcher jusqu'à la voiture. Je l'avais donc laissée à une terrasse, la confiant au patron du bistrot, qui s'appelait plus sûrement Ahmed que Jean-François (prénom hautement "piafien") et qui s'était montré d'une merveilleuse gentillesse, avec elle et avec moi. La question n'est pas là, on le comprendra si l'on est de bonne foi, je pense.
Il n'empêche que ce peuple (je mets un petit p, pour montrer que je ne joue pas les idéologues) avait disparu, ce peuple qui, de Nana à Denise, n'avait dû que très peu changer ; ce peuple qui avait, avec les heurts que l'on sait - car rien ne se fait jamais très facilement -, incorporé à lui des vagues polonaises, italiennes, espagnoles ou portugaises. Où était-il passé ? Où est-il ? J'ai eu, par deux fois, beaucoup plus récemment, la même sensation, en me rendant au Kremlin-Bicêtre. Ayant vécu porte de Vitry à mon arrivée à Paris, dans les années 1976 - 1979, je me souviens que ces banlieues (Vitry, Ivry, Le Kremlin, Montrouge, etc.) étaient des villes ouvrières. Ce n'est aujourd'hui plus rien d'identifiable. Désormais, tout le monde a l'air d'être déraciné et malheureux dans ces nulle-part qui tiennent pour moitié de la médina et pour l'autre du centre commercial généralisé. Je pensais, la dernière fois où j'y fus, à ce film superbe de George Romero, la suite de La Nuit des morts vivants, où l'on voit précisément des zombis errer dans un centre commercial, en singeant les humains.
J'ai l'impression que beaucoup de ces communes de la ceinture parisienne, et probablement ailleurs aussi, singent les anciennes villes. Tout le monde fait semblant. Semblant de rien. Personne ne se sent d'ici. Il n'y a plus aucune place pour la vieille mère de Marie la Française, elle est, littéralement, une morte vivante, «sa» rue Rochechouart a disparu et ne reviendra pas, Doisneau est devenu un photographe exotique. Si elle tente d'en sortir, de toute façon, elle butera contre des troupeaux de décérébrés à trottinettes, des bobos à landaus, des Fiso à vélo, des hordes festives.
On peut bien sûr trouver tout cela très bien. D'ailleurs, en période totalitaire, il est toujours préférable de trouver « très bien » la dictature en place. Néanmoins, j'aurais bien aimé, si ç'avait été possible, conserver la rue Buzelin de 1914, avec les gens qui vivaient dedans; ou quelque chose d'approchant, de coulant de source, de descendant. Tant pis.
Moi aussi ma grand-mère vivait là. C'est beau, Didier, ce que tu écris. Je pense que je vais essayer de supporter la voix de Piaf, certains soirs ... XX
RépondreSupprimerOui, la Bohème de Puccini plutôt que la Bohème d'Aznavour, Mimi Pinson, Louise de Gustave Charpentier et tout un peuple quatrezarts, musiciens genzdelettres ! Certes la phtisie galopante aussi et la mort à trente ans ... les enfants qui tombaient comme des mouches ou qu'on confiait aux nourrices du Morvan comme le petit Jean Genet - il semblerait que notre Querelle de Brest n'avait pas le même souvenir attendri de son enfance que vous même s'il exagérait un peu question malheurs et pleurnicheries ! Disons que vous êtes l'enfant des trente glorieuses qui se cherchent encore ...
RépondreSupprimeriPidiblue sous les pavés Paris
iPidiblue : j'ai également écouté Aznavour (chanteur d'enfance pour moi) ce soir, dont La Bohème. Et relisez mieux : je ne parle pas du tout de mon enfance, ici...
RépondreSupprimerDidier : Je suppose que quand vous pissez, vous chantez goguenard :" Non rien de rien, je ne regrette rien"
RépondreSupprimerMes respects du soir.
Le Paris de Léautaud, bordel !
RépondreSupprimerLes gamins de Paris sont aujourd'hui des pré-délinquants et la tendresse elle-même a pris forme de méfiance...
RépondreSupprimerLes choses changent mais pas toujours comme on le voudrait. La question qui reste est de savoir qui décide de ces changements...
Beau texte !
:-)
Yanka : oui, c'est d'ailleurs curieux que le nom de Léautaud ne me soit pas venu au bout des doigts. On peut d'ailleurs noter que lui-même, au début des années cinquante, exprime déjà une profonde nostalgie du Paris de son père (dans les entretiens avec Mallet, je crois).
RépondreSupprimerPoireau : personne ne décide réellement. D'un autre côté, il faut essayer de ne pas trop "rosir" le tableau du pays ancien, sous couvert de nostalgie : les garnements de Doisneau savaient aussi jouer du gourdin et du couteau...
Didier Goux : il parait que même les philosophes grecs se plaignaient des méfaits de la jeunesse décadente.
RépondreSupprimerA croire qu'il s'agit d'une constante.
Je cite Daniel Mermet (gauchiste de radio) : la nostalgie, ça pue toujours un peu de la gueule !
:-)
[Un truc à écouter : "Nos années Pierrot" du même Mermet. Un CD plus le livre. Il profite de la mort d'un ami d'enfance, de galère de jeunesse, pour revisiter joyeusement et mélancoliquement ses souvenirs. J'adore au point d'en offrir toujours autour de moi et ça plait tout autant !].
c'est pas Marie la Nantaise ?
RépondreSupprimerLULU la Nantaise ! Élève Gaël, vous me relirez tout Audiard pour la semaine prochaine !
RépondreSupprimerautant pour moi, c'est une immanse confusion entre plusieurs titres de Pigalle... (Marie la rouquine et Sophie la Nantaise)
RépondreSupprimer@ Didier : rue Rochechouart ? Tiens, le monde est petit. J'y passe souvent, justement, soit en revenant du boulot, soit pour faire des courses. Il y deux ou trois samedis, je me suis fait la réflexion que le haut de la rue Rochechouart (là où elle débouche sur le boulevard du même nom) faisait très village. Ou petite ville du sud de la France, soleil oblige. (Eh oui, il faisait beau ce jour-là... Et puis comme c'est dans le sud que j'ai grandi, dans les années 70/80, ce sont mes références.)
RépondreSupprimerJe ne saurais pas dire ce qui m'a donné une impression si forte : peut-être les bistros à terrasse improvisée en bordure de trottoir, avec deux tables, quatre chaises et un parasol. Et des messieurs entre deux âges, sérieux, de vrais piliers de bistros !
Ou bien quelques gamins sur leurs vélos ou en trottinette qui filaient à tout berzingue entre les passants, toujours sur le trottoir, bien sûr ! Des gamins black-blanc-beur avec des yeux brillants et des sourires qui leur coupent la figure en deux...
Et tout ça au milieu des gens du quartier qui font les courses, dans des boutiques où tout le monde connaît tout le monde et discute sur la pas de la porte, l'épicier, la boulangère, le pharmacien, la quincaillerie qui fait aussi dépôt de colis pour la vente par correspondance... Les portes des boutiques restent ouvertes pour aérer (elles n'ont pas de climatisation, juste des ventilateurs), et parce que les gens vont et viennent. Il y a des enseignes que je ne voyais pas dans mon enfance, bien sûr : le restau chinois qui fait de la vente à emporter, les vendeurs de téléphones portables. Mais on en trouve aussi dans les patelins de province, bien sûr. Et pas de banques ni d'agences immobilières.
La plupart des gens qui passent par là n'habitent pas très loin, dans les rues du 9e et du 18e, mais il y a quelques touristes égarés à la recherche de Montmartre, et une partie de la clientèle qui vient de banlieue ou des autres quartiers de Paris, drainés par les grands magasins Tati et ceux du Marché St-Pierre. Mais dans l'ensemble, on a un petit coin de "province" en plein Paris. Un coin que les touristes ne verront pas, parce qu'ils ne le cherchent pas, et que les parisiens ne voient pas, parce que c'est trop ordinaire.
Irène : merci pour ce long commentaire. Vous avez probablement raison, au fond. Une part de moi sait que vous avez raison, mais l'autre part regimbe encore...
RépondreSupprimerDe toute façon, cela même va changer, et en pire je le crains : Balmeyer (qui vit dans ce quartier) me faisait remarquer aujourd'hui même qu'il sentait des prémisses de boboïsation dans cette partie du XVIIIe. Il n'est pas impossible, avec l'incohérence que la nostalgie entraîne, que je regrette d'ici 20 ans, les boubous, les djellabas, etc.
Irène : parler à Didier Goux "Des gamins black-blanc-beur avec des yeux brillants et des sourires qui leur coupent la figure en deux... ", je trouve que c'est un des trucs les plus croustillants du mois ! Manque plus qu'ils portent des T-Shirt "WWF Protégez les pandas", et le tableau est complet ! (une palette de smileys).
RépondreSupprimerSérieusement, quand on commence à s'habituer à un endroit, on en pense plus rien. Le côté exotique de Rochechouart, la Goutte d'or, j'ai de moins en moins de recul pour le voir. J'éprouve parfois des moments de plénitude, un peu comme le décrit Irène, quand je me ballade dans la rue, parmi la foule. Tout semble dériver nonchalamment.
J'éprouve des moments viditude, quand les gens me font chier, que je croise les épaves ravagées par les substances, dans la rue, ou même dans le pallier.
Bref, de l'ordinaire, des gens, de l'exception.