samedi 22 octobre 2016

Les tiroirs de l'inconnu


Il arrive que ce soit les doigts, plus que l'esprit ou même le regard, qui vous fassent choisir un livre, parmi tous ceux qui se proposent silencieusement à vous dès que vous entrez dans la pièce où ils se tiennent rangés. Les miens, hier, se sont posés sur ce roman-ci plutôt que sur un autre ; et je l'ai relu. Le finissant, il m'a semblé que je pourrais inciter quelques-uns de vous à sa découverte, par le truchement d'un petit billet hâtivement troussé. C'est alors que, fouillant les entrailles impalpables du grand cadavre à la renverse – en un mot : ce blog –, je me suis aperçu que le billet en question avait déjà été écrit, en 2012, et même qu'il avait eu les honneurs du Salon animé par le Père Joseph. Comme je m'apprêtais à dire à peu près la même chose que ce qu'il contient, le revoici, sans y changer mot :

« Le dernier roman publié par Marcel Aymé l'a été en 1960, sept ans avant la mort de l'écrivain. Il porte un titre étrange mais très aymable : Les Tiroirs de l'inconnu. Comme je me sens d'humeur joueuse, je ne vous dirai pas pourquoi il s'appelle comme cela, ni ne vous mettrai de lien pour vous faciliter la tâche. De toute façon, sous la signification immédiate, clairement indiquée en quatrième de couverture de l'édition folio, s'en dissimule évidemment une autre, probablement plus essentielle puisqu'elle touche à l'amour ou, plus précisément, aux stratégies amoureuses entre les hommes et les femmes.

» (Évidemment entre les hommes et les femmes ! Nous sommes en 1960, rappelons-le. Marcel Aymé semble tout ignorer de la trans-genritude et, s'il est bien au courant de l'existence des homosexuels (qu'il appelle sans la moindre trace d'animosité ni de mépris des “pédales” : on sent qu'on est encore dans la pré-post-histoire), il semble se soucier comme d'une cerise de leurs éventuelles manœuvres à visées coïtales.)

» Donc, l'inconnu est là, il s'appelle l'amour, et il va s'agir d'en entrouvrir les tiroirs. Non pas tant pour regarder ce qu'il y a dedans – colifichets, lettres enrubannées, grands serments dénoués, flacons de parfums éventés, pièges à mâchoires, etc... – que pour tenter de lire ce qui pourrait être écrit dessous, sur cette surface plus ou moins secrète, plus ou moins invisible que possède tout tiroir qui se respecte. Et on va y lire beaucoup de choses, à l'envers de ces tiroirs que le narrateur – assassin de son voisin de palier, tout juste sorti de prison – va déchiffrer pour nous.

» Parmi les personnages qui circulent d'un tiroir à l'autre – et s'y coincent parfois –, il y a l'étrange Porteur, le frère du narrateur. Ce prénommé Michel, parasite total et assumé, a vaguement essayé d'une carrière de comédien quelques années plus tôt, sous le nom de scène de Porteur, donc ; il y a presque tout de suite renoncé. Mais, depuis, son nom circule de proche en proche ; d'abord infime noyau, ses admirateurs sont de plus en plus nombreux, se constituent en chapelles excluantes ; on se reconnaît entre initiés à un simple sourire. D'une idée ou d'une phrase, ou d'un rien, on murmure avec extase : "C'est bien une idée à la Porteur..."

» Or, Porteur (le personnage réel, le frère, Michel) ne dit jamais rien, ne fait aucune déclaration en public, ne publie pas de livres, fuit ses admirateurs. Il n'empêche : sa renommée et la ferveur qu'il suscite ne cessent de croître. Certains jeunes gens ont même de retentissants succès féminins simplement parce qu'il se chuchote qu'un soir, à Saint-Germain, ils ont rencontrés Porteur. Encore n'est-ce jamais sûr...

» À son frère qui, un soir, lui demande ce qui à son avis peut bien susciter un tel engouement, Michel commence par répondre qu'il n'en sait vraiment rien, avant de hasarder cette tentative d'explication : « Je ne sais pas, j'essaie de comprendre. J'ai pensé que peut-être les gens étaient saturés de publicité, écœurés par tous ces noms d'artistes, d'écrivains, de footballeurs, de ministres, célébrés par les journaux, les magazines, la télé, la radio, les disques, le cinéma, les affiches, et qu'ils avaient besoin d'admirer quelqu'un d'obscur, de murmurer un nom encore imprégné de mystère. »

» Quarante ans plus tard allait naître la télé-réalité, avec ses héros inconnus tellement anonymes, encore tellement plus obscurs que Porteur qu'ils n'auraient plus droit, eux, qu'à un simple prénom – avant de réintégrer les tiroirs dont ils seraient à peine sortis.

» Il faudrait maintenant parler de la grande peur qui saisit les patrons capitalistes du roman, douloureusement conscients – mais sur un mode à la fois odieux et burlesque – qu'une certaine société est en train de se dérober sous leurs pas et que leurs enfants vivront dans un monde totalement nouveau ; ce qui, avec huit ans d'avance, est une étonnante prescience de ce qui adviendra après mai 68. Il faudrait, mais je suis un peu las ; et l'heure de l'apéro approche à une vitesse… »

J'ajouterai, ce qui semble ne m'avoir pas frappé il y a quatre ans, que deux des personnages du roman, qui sortent en volutes de ces fameux tiroirs de l'inconnu dont j'ai pris soin de ne rien dire, se livrent à des actes répréhensibles dans un état d'esprit qui, avec presque quinze ans d'avance, les fait étrangement ressembler aux deux pénibles crétins que l'on voit évoluer dans Les Valseuses de Blier le Jeune ; avec moins de complaisance chez l'auteur toutefois.

12 commentaires:

  1. C'est gentil d'avoir remis votre blogroll. Je vais pouvoir reprendre ma dose d'infâme en allant chez Corto, de là voir comme va la Boutfil, et revenir jeter un petit regard des collines...

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  2. Quand vous recyclez vos billets, il me semble qu'une correction de bon aloi voudrait que vous nous mettiez un lien, histoire de nous assurer si oui ou non, nous ne pourrions pas, nous aussi, recycler nos commentaires !

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    1. Il n'y avait que trois commentaires, dont l'un était de moi…

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    2. On peut dire que ces commentaires avaient une assise assez élevée (800 mm environ).

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  3. Merci pour votre billet de la semaine (du samedi), tant attendu et toujours retardé...
    Assez effrayant par son caractère tortueux, voire labyrinthique. Une sorte de Borges qui aurait fumé quelques substance pourrait aussi bien en être l'auteur. Si bien qu'au final on ne sait plus qui écrit quoi, bien joué l'artiste !

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  4. Billet de fainéant. Je ne vais pas lire deux fois. Vous ne voudriez pas que je recycle un billet sur la réforme territoriale, non plus ?

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    1. Comme si ça vous gênait, de radoter sur les mêmes sujets ! Moi, au moins, j'annonce la couleur…

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    2. Les Goux et les couleurs.... (pardon).

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    3. "Billet de fainéant" Oui, certes. Mais en 2012 je n'avais pas encore l'heur (et je ne suis aucunement ironique) de "connaître" le taulier. Bref z'avez fort bien fait de nous (re)donner à lire ces lignes.

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  5. Ce qui est frappant chez les deux crétins complaisamment mis en scène par Blier dans les Valseuses, c’est qu’avec le recul, et aussi pénibles soient-ils, ils nous paraissent humains, comparés à ce que les banlieues ont engendré depuis le triomphe du vivre-ensemble.

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  6. Ah, cette époque où l'écrivain posait en cravate pour sa photo en train d'écrire...

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.