lundi 18 septembre 2017

Les amis de la Maison

James Joyce, Sylvia Beach et Adrienne Monnier

C'est sans doute parce que Philippe Jullian venait de déjeuner avec Léon-Paul Fargue que j'ai tiré de son rayonnage Le Piéton de Paris (ainsi d'ailleurs qu'Au temps du Bœuf sur le toit, de Maurice Sachs, mais nous en parlerons une autre fois). La “prise en main” du livre me parut tout de suite bizarre ; un peu trop rigide pour un volume de la collection gallimardienne (gallimardeuse, aurait dit Henri Béraud…) L'Imaginaire. C'est que fixée à sa troisième de couverture, se trouvait une pochette de plastique transparent, contenant un CD, dont j'avais bien entendu oublié l'existence. Le disque propose d'abord une sorte de monologue de Léon-Paul Fargue, assez peu intéressant en vérité, puisqu'il ne fait rien d'autre que parler de l'hémiplégie qui l'a frappé en 1943, lors d'un déjeuner avec Picasso. (Détail cocasse : on nous indique, sur la couverture du livre, que cet entretien a eu lieu en 1951 ; superbe exploit puisque Fargue était mort depuis 1947.) Mais, ensuite, viennent quatre entretiens avec Adrienne Monnier, la fondatrice et animatrice de la célèbre librairie de la rue de l'Odéon, La Maison des Amis des Livres.

C'est un charme puissant, celui de cette voix qui semble surgir de siècles enfouis, alors que ces entretiens n'ont guère plus de soixante ans. Il y a d'abord la langue d'Adrienne Monnier, ce français qu'elle manie avec naturel et grâce, que l'on qualifierait probablement de suranné aujourd'hui, ce qui serait une façon de dire à quel point il est élégant et sans tache, loin des ignobles parlures qui se donnent à entendre sur nos ondes. Et puis, surtout, ce climat d'étrangeté, presque de féérie, est créé par la foule des grands écrivains, le peuple d'ombres géniales qui, tout naturellement surgissent de la voix de Mlle Monnier (c'est ainsi que la nomme son interlocuteur de la radio) et viennent, l'une après l'autre et parfois toutes ensemble, repeupler pour un moment la librairie disparue. La Maison des Amis du Livre ouvre en 1915. Dès janvier de l'année suivante, c'est Léon-Paul Fargue et Jules Romains qui prennent l'habitude d'en pousser la porte. Plus tard dans la même année, ce jeune soldat sanglé dans son uniforme bleu horizon, c'est André Breton. Il y amène bientôt un autre jeune militaire “tellement gentil”, Louis Aragon ; Éluard les suit à quelques mois.

Mlle Monnier raconte, de cette voix de petite fille émerveillée que son âge lui a conservée, qu'à cette époque Breton était fou d'admiration pour les poèmes d'Apollinaire. Or, un après-midi de 1917, qui voit-elle passer sur le trottoir de la rue de l'Odéon, accompagnant Paul Léautaud qui est déjà un habitué de sa Maison ? Guillaume Apollinaire. « Je ne l'avais jamais rencontré mais je l'ai reconnu tout de suite, à cause de son bandage sur le haut du front et de sa tête en forme de poire… un genre de Père Ubu… » Quelques minutes plus tard, le poète blessé revient seul, entre dans la librairie et proteste : « Je trouve tout de même bien choquant qu'il n'y ait pas, dans votre montre [mot qui a depuis été remplacé par “vitrine”] un seul livre d'écrivain combattant ! » Et la pauvre Adrienne de lui expliquer qu'elle avait vendu son exemplaire d'Alcools la veille et qu'elle n'avait pas eu le temps de réassortir. Durant les quelques mois qui lui restent à vivre, Apollinaire fera partie des “amis de la Maison”, comme Adrienne appelle ses écrivains. Et elle verra André Breton se comporter comme un petit garçon obéissant, face à Apollinaire, qui en profite pour le rudoyer un peu, étant sûr qu'il n'obtiendra en retour qu'un “Oui, Monsieur” des plus soumis.

Désormais, ils se pressent en grappes, les amis de la Maison, et ce serait citer presque toute la littérature mondiale du premier demi-siècle que d'énumérer ses clients célèbres : Gide, Larbaud, Cocteau, Valéry, Claudel, Saint-Exupéry pour la France, mais aussi Hemingway, Dos Passos, Rainer Maria Rilke, Victoria Ocampo. Et puis, bien sûr, il y a James Joyce, ce qui nous amène à Sylvia Beach.

Cette Américaine de Baltimore se fixe à Paris en 1916. Elle devient la conpagne d'Adrienne Monnier et fonde sa propre librairie, Shakespeare and Co, pratiquement en face de la sienne : Adrienne est au 7, Sylvia au 12. C'est elle, Sylvia, qui découvre dans la Little Review de New York, des extraits d'un roman, Ulysses, qui l'enchantent, et qu'elle donne à lire à Valery Larbaud, écrivain anglomane s'il en fut. Dans l'un de ses entretiens radiophoniques, Adrienne Monnier lit un extrait de la lettre que l'enthousiasme pousse alors Larbaud à écrire à Sylvia Beach, lui disant qu'il aimerait beaucoup en traduire des extraits pour la NRF, ce qu'il fera en effet. 

Et Mlle Monnier continue d'égrener ses souvenirs, passe de l'un à l'autre avec autant de naturel que de précision, sans jamais radoter ni se confire en dévotion.  On a l'impression un peu surnaturelle qu'elle est restée, inchangée, la jeune fille de 23 ans qui, un jour de 1915, a décidé qu'elle allait ouvrir une librairie au 7 de la rue de l'Odéon.

Ne supportant plus les acouphènes qui rendent son existence plus pénible chaque jour, Adrienne Monnier met fin à ses jours le 19 juin 1955. Sylvia Beach lui survivra sept ans.

19 commentaires:

  1. Je suis émerveillé devant tant de connaissances livresques. Où trouvez-vous le temps de lire autant d'ouvrages ?

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    1. C'est bien simple : je ne fais à peu près rien d'autre de la journée.

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    2. Je m'attendais à cette réponse, mais je crois que vous avez une autre méthode.

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    3. Mais non, aucune ! Je me contente de suivre les chemins qui se présentent. Par exemple, hier, en lisant le journal de Jullian, sont apparu successivement Fargue et Sachs. Eh bien, je lui allé les tirer de ma bibliothèques pour en relire quelques pages. Et c'est comme ça que j'ai retrouvé le CD dont auquel je vous ai causé.

      Même chose pour Élisabeth de Gramont et pour André Fraigneau, que je n'ai encore jamais lu et qui sont arrivés ce matin dans ma boîte aux lettres. Je me laisse guider, là est mon seul secret.

      Et puis, quoi : en soixante ans d'existence, il me semble ne pas avoir lu tant que ça ! Surtout si je me compare à tel ou tel…

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    4. "en lisant le journal de Jullian, sont apparu successivement Fargue et Sachs. Eh bien, je lui allé les tirer de ma bibliothèque"

      ...ce qui prouve que vous les connaissiez déjà ! Je me demande combien de gens, en France, ont lu Sachs (pas moi, en tous cas...); personnalité au parcours étonnant, mais, en tant qu'écrivain, mérite-t-il d'être lu ?

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    5. Eh bien, allez-y voir, puis donnez-nous votre avis sur la question que vous posez !

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    6. J'ai lu Le Sabbat de Maurice Sachs, et je me souviens avoir beaucoup aimé.
      Et j'ai adoré Le Temps des équipages d'Elisabeth Clermont-Tonnerre, je le recommande chaudement !

      Quel dommage Didier que vous ne puissiez nous donner à entendre ce CD, j'aurais tant aimé connaitre la voix d'Adrienne Monnier.
      Je ne passe jamais rue de l'Odéon sans avoir une pensée émue pour elle.

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    7. Donnez-moi votre adresse postale par mail privé et je vous l'enverrai.

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    8. Bonjour,

      Voici un entretien en ligne, peut-être est-ce le même que sur le CD ?
      https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/entretiens-avec-adrienne-monnier-parties-1-4-1ere-diffusion-28

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    9. C'est bien cela, merci beaucoup !

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    10. Je n'ai jamais rien lu de Maurice Sachs mais je suis tombé sur une émission de FC qui lui était consacrée, je me permets de mettre le lien:
      https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/maurice-sachs-1906-1945-la-mauvaise-reputation

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    11. Et un joli petit lien, un !

      (Sinon, c'est très bien, Sachs.)

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    12. Et bien voilà, c'est ce que je vous demandais !
      Vous verrez: au fur et au mesure que les années passent, on a davantage le sentiment que le temps vous est compté, et on se dit " Je suis en train de lire ça, mais ne devrais-je pas lire plutôt autre chose de mieux, puisque je n'ai plus le temps de beaucoup lire ?" (c'est pour ça que j'ai finalement abandonné ma relecture de Proust).

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  2. La question primordiale ayant été posée par Jean-François M, on ne sait ce qui reste le plus remarquable : la langue d'Adrienne Monnier, sa voix de petite fille, la foule des grands écrivains qui se pressent dans sa Maison, ou tout simplement l'enthousiasme communicatif de ce billet ?

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    1. Le relisant, je me dis que j'aurais sans doute pu faire beaucoup mieux. En prenant le temps…

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  3. La librairie fondée par Sylvia Bach fut ensuite reprise par un excentrique qaméricain du nom de Whitman (homonyme de Walt) qui le déménagea quai st-michel. Baptisée Shakespeare and co, elle existe toujours, et après le décès de M Whitman, a été reprise par sa fille, personne absolument charmante.

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    1. Oui, je me souviens y être entré, en 1976, année de mon arrivée à Paris. Mais, bon : ce n'était déjà plus la même chose…

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  4. Très bien, merci donc à Christophe !
    Et merci à vous Didier de m'avoir prévenue, le lien est bon et je le mets immédiatement de côté.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.