lundi 25 septembre 2017

Splendeurs et misères des Cahiers de L'Herne

Joseph Roth en compagnie de Stefan Zweig, 1938.

 En recevant, voilà cinq ou six jours, ce gros colis d'Amazon, je ne pouvais pas savoir qu'il renfermait le pire et le meilleur : suffit à ma satisfaction première qu'il contînt les deux Cahiers de L'Herne commandés la veille, consacrés l'un à Joseph Roth, l'autre à Maurice Sachs ; je décidai de commencer par l'Autrichien. Pour ne pas avoir à me répéter inutilement, voici ce que j'en disais, quelque vingt-quatre heures plus tard, dans mon journal : 

« Depuis deux heures, je sens gonfler en moi la colère, heureusement tempérée, freinée, jugulée par un accablement tout aussi exponentiel. Je tente de lire le Cahier de L'Herne consacré à Joseph Roth, reçu hier. C'est consternant : en dehors de quelques textes et lettres de l'écrivain lui-même, le reste, l'immense reste de 400 pages, n'est qu'un grouillement de professeurs d'université, qui alignent avec un sérieux imperturbable leurs pauvres lieux communs, pensant sans doute que personne ne détectera leurs misérables supercheries, et que les tarabiscots de leur verbiage abscons suffiront à dissimuler le vide de leurs textes filandreux et superflus. On en arrive, au détour d'une page, à ressentir un véritable soulagement coloré de gratitude, parce qu'on vient de laisser un moment derrière soi l'armée des cuistres et des pédants au profit d'un texte de… Pierre Assouline. Ce qui est un comble. Plutôt que de commander cette grosse et pâteuse merde, j'eusse mieux fait de laisser tomber mes 39 euros dans la sébile d'un mendiant quelconque, si j'en avais trouvé un entre la rue Isambard et le Super U. »

Le dernier quart de l'épais pensum vint un peu tempérer mon ire, mais tout de même : je n'avais encore jamais vu, au sein de cette collection, une telle concentration de cuistrerie creuse, un semblable précipité de pompeux parasitisme, dont la principale victime, hors le malheureux lecteur, est bien sûr Roth lui-même : quand les boules de gui se mettent à proliférer, le chêne finit par disparaître. Pour combattre les effet délétères, voire létaux, de cette association de malfaiteurs diplômés, je ne trouvai que la solution de relire d'urgence deux ou trois romans de Roth, ce à quoi je m'emploie depuis lors : Job, roman d'un homme simple, pour commencer (lequel, dans l'édition un peu ancienne que j'en possède, s'intitule un peu bizarrement Le Poids de la grâce), puis La Marche de Radetzky et, prochainement sur mes écrans, La Crypte des capucins. Il fallait ça.


Du coup, blessé, meurtri, accablé, recru, je faillis bien ne même pas ouvrir le second Cahier. Je me résolus tout de même à y aller voir ; mais, à l'inverse des livres de Roth que je venais de prendre comme médicament, il me sembla prudent d'avaler préalablement un ou deux volumes de Sachs en guise d'antidote : ce fut Au temps du Bœuf sur le toit. Cela fait, un étau dans la poitrine et des fourmillements au bout des doigts, j'ouvris le second Cahier de L'Herne.

Eh bien, il est excellent ; pour la même raison, mais inversée, que l'autre était insupportable : non seulement les ânes à diplômes en sont presque absents, mais en outre – miracle précieux –, les trois ou quatre qui ont tout de même réussi à se faufiler entre les pages paraissent avoir à cœur de ne point trop jargonner. Pour tout le reste de ces 260 pages, c'est une sorte de portrait multiple, diffracté, qui ressort, fruit de témoignages nombreux, émanant de gens aussi divers que Jacques Brenner et Jean Cocteau, André Fraigneau et Patrick Modiano, Roger Nimier et Claude Mauriac, Étiemble et Pierre Fresnay, et ainsi de suite. L'ensemble est une assez belle réussite, qui a plus ou moins effacé, en tout cas rendu moins virulente, la douleur causée par l'autre. Ce qui évitera sans doute aux gens de L'Herne de me voir débarquer un de ces jours rue Mazarine, l'écume aux babines et la taille agrémentée d'une ceinture d'explosifs.


* Pour ceux qui n'auraient lu ni l'un ni l'autre de ces deux remarquables (mais fort différents, est-il besoin de le préciser ?) écrivains, les conseils d'oncle Didier :

– Joseph Roth : La Marche de Radetzky et La Crypte des capucins (celui-ci faisant suite à celui-là), pour illustrer le versant “austro-hongrois” de l'œuvre, Job, roman d'un homme simple, pour le versant “juif de l'Est” ; et enfin, ce petit miracle que constitue La Légende du saint buveur, écrit quelques semaines avant la mort brutale de Roth, à Paris, en 1939.

– Maurice Sachs : Le diptyque constitué par Le Sabbat et La Chasse à courre, récits de sa rocambolesque et “nauséabonde” existence entre la débâcle de 1940 et son départ volontaire pour l'Allemagne, à la fin de 1942 ;  mais aussi Au temps du Bœuf sur le toit évocation du Paris des années folles présentée sous la forme d'un faux journal, ainsi que Tableau des mœurs de ce temps, livre écrit en 1944 dans sa prison de Hambourg, dont Sachs ne sortira, en avril de l'année suivante, que pour être, après deux jours de marche forcée, abattu par un soldat de la Gestapo.

32 commentaires:

  1. Très beau billet, que Oncle Didier pourrait encore améliorer en relisant la ligne numéro dix…

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  2. et ligne 13 "si j'en avait trouvé" ou "si j'en avais trouvé" ??? That is the question...

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  3. Ceci dit, au début, je signalais systématiquement les "fôtes d'ortografe"... Mais Nicolas (le petit Jegou) m'a engueulé (et il avait raison...); mais là, de la part d'un maître de la langue (si! si! c'est vrai! je n'exagère pas) ça m'a choqué. Bon, à l'avenir je ne signalerai plus ces fautes (sans aucun doute aucun, de frappe)
    PS: ne peut-on pas signaler "discret" c'est à dire juste à l'auteur du blog sans afficher une prétendue "infamie" orthographique.

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    1. Cela dit, et non ceci dit. (À bon pinailleur, salut !)

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    2. Il n’est pas plus infamant de commettre à l’occasion une faute dans un texte de belle facture, qu’il n’est malveillant de la signaler à l'auteur.

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  4. Maurice Sachs, bel éphèbe dont la lecture me fut autrefois suggérée par un très cher ami homosexuel.
    A dire vrai ne m'a pas laissé un souvenir impérissable, dans cette gamme les Jean Genet sont plus puissants...

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    1. Ils ne boxent pas du tout dans la même catégorie, me semble-t-il.

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  5. Pour Sachs, ce sera non merci ! Mais Roth et Zweig, je les connais, j'ai lu quelques uns de leurs livres. Ceux que vous citez, bien sûr. Je ne peux oublier que ni l'un, ni l'autre (dont ce n'est pas le sujet aujourd'hui) n'avaient qu'une génération d'écart avec mes parents, qu'ils auraient pu se croiser à Vienne - où je suis née - ou à Nice où j'ai passé une partie de ma jeunesse - qu'ils ont été pris dans la même tragédie qui a vu la fin de leur Europe.
    Mais je n'oublie pas, non plus, que sans la tragédie ma langue ne serait pas le français. Et rien que cette idée me rend malade.

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    1. Zweig avait déjà vécu une fois la fin de son Europe, après la fin de la guerre de 14-18 et de l'empire austro-hongrois; mais il n'a pas supporté l'idée de la vivre une deuxième fois, lors de son exil au Brésil; et le fait est que ça fait beaucoup pour un seul homme...

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    2. C'est toutes proportions gardées la même chose pour Roth, qui disait que son pays était l'empire austro-hongrois. Il semble bien qu'il ait vécu cet effondrement avec beaucoup plus d'acuité que Zweig, de même qu'il s'est montré nettement plus lucide (et nettement plus vite) à propos du nazisme.

      Et, lui, a en quelque sorte "choisi" de se suicider par l'alcool.

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    3. « Mais je n'oublie pas, non plus, que sans la tragédie ma langue ne serait pas le français. Et rien que cette idée me rend malade. »

      C'est curieux : moi, j'aurais adoré parler couramment l'allemand, et je ressens comme une frustration de ne le point pouvoir. Il est vrai que, quand je me rêve en germanophone, c'est en plus du français…

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    4. C'est quand même bizarre, ce petit groupe de juifs cultivés, vivant un peu entre eux ( Freud et autres psychanalystes, Zweig, Roth, Schindler, etc.)tellement attachés à cet empire austro-hongrois si antisémite.

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    5. Puisqu'en quelle que sorte vous me poussez dans mes retranchements, il serait plus vrai de dire que ce n'est pas tant d'avoir risqué d'être germanophone - l'allemand ayant bien été ma langue maternelle - qui me terrifie, mais plutôt le risque qui a été le mien, de ne pouvoir maîtriser vraiment aucune langue, le français étant la quatrième langue que j'aie parlée.
      La façon si légère dont vous nous présentez cette "frustration" qui serait la vôtre, me convainc que vous imaginez mal la douleur de ces naufragés de leur langue qu'on pouvait rencontrer, en Europe et ailleurs, dans certains milieux, à certaines époques.
      Combien en ai-je entendu, étant enfant, de ces gens qui s'exprimaient dans un charabia mêlant le français, l'anglais, l'allemand, le russe, le polonais, le yiddish et que sais-je encore ?
      Ne pas avoir la maîtrise, au moins d'une langue, est un enfer que je ne souhaite à personne.

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    6. Mais si, je l'imagine. Seulement, vous avez raison, je ne puis rien faire de plus que l'imaginer.

      Pour ce qui est de ma frustration, vous avez raison : elle est plutôt légère à porter et mérite à peine son nom…

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    7. "Puisqu'en quelque sorte..." eussé-je dû écrire.
      Voilà qui démontre qu'on en a jamais fini de corriger son français.

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  6. soldat de la Gestapo
    Et là personne ne moufte parmi nos distinguées germanophones. Je suppose que seuls les très bons pinailleurs font une distinction entre police et armée.

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    1. Je dois dire que j'ai hésité, mais, sur le moment, je n'ai pas trouvé par quoi remplacer ce damné "soldat". Garde ? Membre ?

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    2. Peut-on vous demander où vous avez vu de "distinguées germanophones" ?
      J'ai peur qu'il n'y ait en réalité pas plus de germanophones que de beurre en branche. Mais foin de pinailleries puisque c'est l'occasion du plaisir de votre réapparition ici.

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    3. Réponse à Jazzman : on devrait dire agent de la Gestapo.

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    4. J'ai écrit distinguées germanophones parce que ça me semblait plus chic que lectrices occasionnelles de Wikipédia, mais je faisais bien allusion au trio de groupies dont seules deux se sont reconnues.
      Merci à Mildred d'avoir remarqué mon absence, mais j'ai profité d'une animation culturelle Découvrez le service de soins intensifs de votre hôpital régional. Monsieur Goux a failli perdre un lecteur.

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    5. Fichtre ! Et que vous est-il donc arrivé (si ce n'est pas trop indiscret…) ? Est-ce que les infirmières étaient nues sous leurs blouses transparentes ? Est-ce que, comme c'est la coutume dans ces sortes d'établissements, on vous a nourri à peine plus mal que dans une porcherie de moyen standing ?

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    6. Si j'ai bien compris, il ne m'est presque rien arrivé (une hernie qui a cherché une promotion au titre d'occlusion) mais ça ne s'est pas bien passé. Le problème des séjours aux soins intensifs est qu'on ne sait pas bien ce qu'on a rêvé et ce qu'on a vraiment vécu. Je ne suis donc pas certain que les patrouilles de négresses punk en bas résille existent vraiment.
      Par contre la nourriture était bonne, compte tenu des conditions, et pour ma convalescence dans un petit hôpital de La Côte (lémanique) avec vue sur les alpes françaises, c'était vraiment excellent.

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    7. Pfff ! Y a d'la veine que pour la canaille…

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    8. Pour tout vous dire, jazzman, je craignais qu'il vous soit arrivé une aventure de ce style, ou même pire. Je suis donc heureuse qu'il n'en soit rien.
      Le croiriez-vous, il m'est même arrivé d'imaginer que nous avions rendez-vous au café de la gare de la Part-Dieu, vous m'auriez reconnue au "Chef-d'oeuvre" que j'aurais laissé sur la table ?
      Et maintenant dites ce que vous voulez, mais sachez qu'il y a déjà longtemps que je sais que vous aimeriez jouer dans la catégorie des "cyniques", et cela bien avant qu'ils n'atteignent à la notoriété que leur a conférée notre président.

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    9. Rendez-vous à la Part-Dieu. J'ai déjà fait ça dans une vie antérieure, enfin presque puisque je la connaissais déjà. Je n'en ai que plus de mérite.
      Pour le cynisme, je ne l'ai pas toute comprite, mais puisque je peux dire ce que je veux, ça ne changera rien et en plus le président s'en mêle...ça fait un peu beaucoup pour mon retour aux affaires...

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    10. Welcome back !
      Bref, de longues vacances, quelques petits tours de relations publiques et puis il sera temps pour quelques nouvelles semaines de vacances.
      Savourons donc ces rares instants de grâce...

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  7. Mon expérience est différente de celle de Mildred: ma langue maternelle a été bien le français, mais parlé par des gens qui n'avaient jamais vécu en France; c'était le français littéraire, avec ce si joli temps qu'était le passé simple ( l'imparfait du subjonctif, tout le monde savait que c'était prétentieux), et avec un accent qui ne ressemblait à rien de connu; il a fallu que j'aille à l'école française, vers 5 ans, pour entendre le français parlé par des Français.

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  8. je garde un souvenir émerveillé (oui ! ) de la Légende du saint buveur.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.