dimanche 12 juin 2016

Le voleur dans la maison vide


Les copieux Mémoires de Jean-François Revel, qui portent le titre que je leur ai emprunté pour ce billet, sont une lecture nécessaire, agréable pour l'oreille car écrits dans une langue élégante et précise, titillante pour l'intelligence et réjouissante pour l'esprit, notamment en raison de l'humour qui s'y déploie partout, et qui se hausse parfois jusqu'à la pointe cruelle dans certains portraits, genre dans lequel l'auteur sait rendre son plaisir communicatif. La pointe, du reste, n'exclut pas la nuance du trait ni la profondeur du regard : on en jugera par ceux qu'il trace de François Mitterrand, de Luis Buñuel, du colonel Rémy, de Jimmy Goldsmith ou encore de Louis Althusser, pour n'en citer qu'un faible nombre. Avec les personnages qui lui semblent de moindre envergure, ou de plus consternante médiocrité, Revel peut se livrer à une exécution féroce en quelques lignes bien ajustées. Témoin ce qu'il dit (p. 580 de l'édition Plon originale) de Jean-Pierre Chevènement, nommé ministre de la Recherche par Mitterrand en mai 1981. Ce jour-là, ayant quitté la direction de L'Express depuis peu, Revel déjeune avec Raymond Aron (qui, lui, est toujours éditorialiste de l'hebdomadaire) et lui parle d'un article à ses yeux “pitoyable”, paru dans le dernier numéro. Il écrit ceci : 

« Il y était question de la récente réorganisation du Centre national de la recherche scientifique par le ministre socialiste, suivant les deux principes du Parti socialiste, c'est-à-dire d'abord l'application de critères idéologiques, ensuite la distribution des places aux amis. Le socialisme se croyait scientifique mais ne croyait pas que la recherche dût l'être. Le coup de force à la fois abêtissant et prédateur du ministre avait choqué les vrais chercheurs au point de provoquer plusieurs démissions réprobatrices. Le CNRS méritait, certes, une “révolution culturelle”, comme aimait à dire le ministre, Jean-Pierre Chevènement. Ce Lénine provincial et béat, rédacteur intarissable de tous les programmes et manifestes de François Mitterrand, appartenait à la catégorie des imbéciles qui ont un visage d'homme intelligent, encore plus traîtresse et redoutable que celle des hommes intelligents qui ont un visage d'imbécile. »

Cela dit, l'épineuse question du tabasco est toujours en suspens.

48 commentaires:

  1. Quel destin plus funeste que celui de l’Express, passé en vingt-cinq ans de Jean-François Revel à Christophe Barbier ? Signe des temps…

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    1. C'est exactement la réflexion que je me faisais en écrivant ce billet.

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    2. Le destin est railleur... Ce n'est, toutefois, pas le seul à tourner casaque, mais cette fois dans un sens plus raisonnbale car les tenants du Chevenementisme sont, dorénavant, les plus brillants défenseurs de la France d'avant l'Apocalypse... Merci pour ce billet et si vous dites que les mémoires ont les traits de la vraie intelligence à travers l'art de l'humour alors il faut que je ne m'ouvre de nouveaux horizons " Revélien " (c'est laid les néologismes). Vos écrits n'en manquent pas non plus (d'humour pas de néologisme s'entend).

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    3. Allez-y en confiance : ces mémoires valent la peine.

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  2. Ne pas oublier que Jean-Paul Aron fut lui aussi un observateur impitoyable de son époque.

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  3. Ne serait ce as Alain qui disait ceci: " je plaints les gens qui ont l'air intelligent car c'est une promesse dure à tenir"; suite au passage sur Chevènement.

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    1. Pour une fois qu'il s'exprime clairement, celui-là…

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    2. Si vous parlez d’Émile-Auguste Chartier, je trouve qu’il ne jargonne jamais.
      Si vous parlez de moi, n’hésitez pas à demander des éclaircissements. Ou relisez-moi le matin, avant le riesling.

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    3. Je parlais de Chartier, en effet, dont je trouve souvent la langue assez chantournée.

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    4. Chantournée ? Fichtre ! Et que dites-vous de celle de Gattari ou de Derrida ?

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    5. Ces deux guignols n'ont aucune existence à mes yeux ; ce qui suffit à les différencier d'Alain (à qui je ne pense pas tous les jours non plus, et loin s'en faut).

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  4. Je me souviens que dans ce livre JFR expliquait que Mitterrand avait géré la France comme un patron de bistrot
    C'est à dire à son profit.

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    1. C'est tout à fait exact : il parle de "gérance" et non de "gestion".

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    2. à Brindamour :
      Cinglante (mais très juste) phrase de Revel. On peut ajouter que si Mitterrand a géré la France comme un patron de bistrot Flamby Hollande fait de même, mais, circonstance aggravante, dans son "bistrot" on ne sert même plus d'alcool, et on ne peut plus parler de plein de sujets qui fâchent, car le politiquement correct a triomphé.

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  5. Il n'y a vraiment rien d'époustouflant à lire quelqu'un traitant un autre d'imbécile.... C'est banal et très courant...

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    1. On ne peut pas époustoufler tous les jours non plus. Et puis, mon Dieu, s'il estimait avoir ainsi fait le tour du personnage, pourquoi s'y serait-il attardé ?

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  6. Je passerai outre à cette provoc sur Chevènement, venant d'un homme au style brillant et aux analyses souvent percutantes, mais qui considérait que, depuis l'avènement de la science pour comprendre le monde, la philosophie n'avait plus de raison d'être ni même d'être encore enseignée...

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    1. Je n'ai pas pu résister…

      Cela étant, jamais Revel n'a dit qu'il ne fallait plus enseigner la philosophie.

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    2. Et je note que, vieux réflexe de gauche, ce qui vous dérange est évidemment classé sous le label commode parce que fourre-tout de "provocation".

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    3. Dans Pourquoi des philosophes, Revel ne dit pas qu’il ne faut plus enseigner la philo, mais, pour faire bref et autant qu’il m’en souvienne, que la mission d’expliquer le monde, qui fut celle de la philosophie durant des siècles, est désormais prise en charge par la science, avec plus de succès. D’où sa question.

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    4. Oui, c'est ce qu'il dit en effet plus ou moins. Mais il n'en tire pas du tout la conclusion qu'il faudrait cesser de l'enseigner.

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    5. Revel est un excellent critique, mais ce n'est pas un philosophe. L'idée que la science puisse "expliquer" quoi que ce soit est grotesque, comme les plus grands scientifiques le reconnaissent. Je tiens à disposition de qui le souhaite un texte d'Einstein parfaitement clair à ce sujet.

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    6. Exact : il est de notoriété publique que Revel a eu son agrégation dans une pochette-surprise et n'a dû de pouvoir enseigner la philosophie durant dix ou quinze ans que grâce à d'odieuses compromissions politiques.

      Einstein, en revanche, est un grand philosophe de renommée mondiale, le fait est tout aussi connu que le précédent.

      (Blague à part, Revel ne s'est jamais revendiqué "philosophe", mais, plus modestement et justement, "professeur de philosophie", ce qui est très différent, me semble-t-il.)

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    7. Revel est un essayiste assez efficace, mais la philosophie c'est autre chose. Einstein est un bon philosophe des sciences. Il s'est d'ailleurs constamment vanté d'avoir lu plus de philosophes que de physiciens. En revanche, Revel a toujours dénigré la philosophie et vanté les sciences comme mode d'accès à la vérité pour notre époque. Il me semble que c'est Einstein qui a raison, quand il explique que la science fait progresser nos connaissances sans pour autant atteindre une vérité ultime, qui n'est, dit-il, qu'un idéal.

      Voici le texte promis, pour ceux que cela intéresse.


      "Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective."


      Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique.

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    8. Revel, qui ne pouvait ignorer ce texte bien connu, ne prétendait pas que la science permet de percer le secret de la montre fermée. Pour savoir ce qu’il a vraiment dit, il suffit de le lire.

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    9. Je me contente de mettre le doigt sur une bizarrerie de Revel, qui récuse la philosophie au profit de la science alors qu'un éminent scientifique, un peu plus tôt, n'hésitait pas à montrer les limites de la science et l'intérêt toujours vivace de la philosophie. Il me paraît tout à fait évident, en outre, que Revel n'était pas un spécialiste de la philosophie des sciences et encore moins des sciences elles-mêmes. Mais il y aurait bien d'autres façons de montrer que le procès intenté à la philosophie par Revel est aujourd'hui bien dépassé.

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  7. A se demander ce qu'il pourrait bien dire aujourd'hui de notre ministresse de l'Education nationale et de la recherche ? Je cherche !

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  8. Excellent extrait. Toujours un plaisir de le lire, même un petit morceau...

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    1. Je suis passé à son journal de l'année 2000, Les Plats de saison : pas piqué des hannetons non plus…

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    2. "il (Revel) n'en tire pas du tout la conclusion qu'il faudrait cesser de l'enseigner."

      C'est quand même la conséquence logique de son idée selon laquelle depuis l'avènement de la science pour comprendre le monde, la philosophie n'avait plus de raison d'être; il n'y a alors plus de raison de l'enseigner à tous les élèves des terminales pour leur apprendre à "raisonner en philosophe", il n'y a plus lieu que de l'enseigner à quelques spécialistes que la question intéresse, comme la religion sumérienne.

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    3. Je pense que vous simplifiez, et même faussez, ce que dit Revel (mais je vais relire Pourquoi des philosophes ?). D'autre part, ne sentez-vous pas le côté irréel de ce que vous dites, dans une société où les bacheliers seraient pour l'essentiel d'entre eux incapables de décrocher le brevet supérieur (celui qui sanctionnait la fin des études primaires…) il y a un siècle ? Quel intérêt de faire aborder la philosophie à des jeunes gens dont beaucoup sont incapables de comprendre ce qu'ils déchiffrent à grand-peine ?

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    4. Platon faisait de la philosophie sans avoir les connaissances en physique, chimie, math,etc. exigées d'un candidat au brevet élémentaire...Mais peut-êtyre faudrait-il, face à un certain "public" comme on dit maintenant, changer les méthodes d'éveil à la démarche philosophique livresque et historique, et en revenir à la maïeutique socratique purement orale...

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    5. Il est parfaitement possible d'initier les jeunes à la philosophie, du moins quand on n'est pas en zone trop "sensible", et à condition que les cours ne soient pas circonscrits aux horaires "pourris", genre de cinq à six. Eh oui, ces petits détails font toute la différence, croyez-en le professionnel !

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    6. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la façon dont la philosophie est reçue par la population sensible ?

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    7. A vrai dire ce sont des souvenirs déjà lointains, quand j'œuvrais en banlieue Lyonnaise, mais ça n'a pas dû s'arranger. Disons que, comme les autres enseignants, le but était surtout de ne pas se faire crever les pneus régulièrement. Il y fallait du doigté et un poil de démagogie.
      Je me souviens d'un cours sur la raison d'Etat, la "realpolitik", Machiavel et ce genre de choses. A la question "faut-il négocier avec les terroristes ?", deux élèves se mettent à crier un grand "oui" en même temps. Il a fallu faire un peu de pédagogie.

      Depuis j'enseigne en zone rurale, et si les indigènes peuvent être récalcitrants face à l'abstraction, ils sont plutôt francs, honnêtes et de nature joyeuse. Ils écoutent volontiers, si l'on fait l'effort d'être un peu intéressant, et les étapes du doute de Descartes, les deux infinis de Pascal, le rapport entre langage et pensée chez Bergson, etc., n'ont plus de secrets pour eux.

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    8. C’est bizarre, quand même, cette corrélation habituelle entre le crevage de pneus et les nouvelles formes de sensibilité

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    9. Remarquez que ce qui serait encore plus bizarre, ce serait une corrélation inhabituelle.

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    10. Très juste.

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    11. Je confirme que, comme le dit Marco Polo, les profs de philo devraient "faire l'effort d'être un peu intéressant(s)" et j'ajouterais, être un peu beaux mecs aussi, s'ils enseignent à des jeunes filles. Mon prof de philo - élève de Bergson - n'étant ni l'un, ni l'autre, et les cours ayant lieu le lundi à la première heure, j'ai passé l'année à dormir derrière mes lunettes noires, pour récupérer des fatigues du week-end.

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    12. C'est d'ailleurs en période de pneus crevés que le recours à la philosophie redevient à la mode et que fleurissent çà et là entre la fumée des émeutes et les gaz lacrymogènes de nouveaux penseurs pour le futur...

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    13. Quels penseurs ?

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    14. Saurons-nous jamais les noms de ceux qui taguent des aphorismes dans l'espace ?

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  9. Je retiens de cet excellent billet sa dernière phrase. Je la limite, je me demande si vous ne l'avez pas mise pour moi sachant que je me fous du reste. J'ai lu quand même. Vous pourriez prévenir dès le départ que je peux sauter directement à la fin. J'ai perdu du temps dans ma lutte contre les attentats homophobes.

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    1. Pardon, pardon : je ne pouvais pas savoir que vous étiez engagé dans une si noble cause !

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    2. Je m'engage dans toutes les causes nobles du moment que je puisse le faire du comptoir.

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    3. Tu es un sage, Grand Homme Blanc !

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    4. Un peu rougeaud quand même....

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.