C'est un nom qui évoquait à peine. Longtemps j'ai su qu'avait vécu un homme du nom d'André Fraigneau, mais rien de plus : j'eusse été incapable de citer le titre de l'un de ses romans, je n'aurais même pas osé affirmer qu'il en avait écrit. J'ai déjà oublié par quel biais, il y a quelques semaines, deux pas plus, il a repassé dans le bon sens la ligne de démarcation entre indifférence et intérêt. Aussitôt, comme il m'arrive de plus en plus fréquemment avec les écrivains morts que je n'ai jamais lus, il m'est apparu qu'il me fallait réparer cela de toute urgence ; que c'était comme un devoir qui m'incombait ; que, sans moi, sans une lecture même rapide, nonchalante, interrompue, une âme allait continuer d'errer dans ces limbes particulières que l'on appelle généralement des bibliothèques. J'ai donc acheté Les Étonnements de Guillaume Francœur, livre qui regroupe trois romans assez courts formant trilogie. J'ai tout de suite lu le premier, L'Irrésistible, et j'ai su que je venais de rencontrer un superbe écrivain, à la langue à la fois drue et sinueuse, dont les phrases paraissent nimbées de cette lumière particulière à l'adolescence, où se mêlent intimement une avidité joyeuse d'être au monde et un sérieux millénaire. On sent bien que ce Guillaume-là doit tout à son créateur, en est le double écrit, et que nous lisons ce qu'on appelle un roman d'initiation, moins sucré que Le Grand Meaulnes et moins ennuyeux que les interminables Deux Étendards de Rebatet. Pour explorer d'autres facettes, j'ai voulu lire aussi les articles et portraits que ce chroniqueur infatigable – et qui, comme on dit, “connaissait tout le monde” – a donné aux journaux et aux revues durant l'essentiel de sa vie ; lecture savoureuse là encore, regard particulier, éclairage tout personnel, langue d'écrivain.
Mais alors, pourquoi fréquente-t-on si peu André Fraigneau, malgré la tentative de résurrection que lui ont offerte, dans les premières années de l'après-guerre, ces croisés littéraires qui se nommaient Déon, Nimier ou encore Jacques Laurent ? Eh bien, parce qu'il y avait eu la guerre, précisément ; et que, en 1941, André Fraigneau a eu l'inopportune idée d'accepter l'invitation à La Croisière s'amuse du Dr Goebbels. Tête peu politisée, pas idéologue pour un sou, Fraigneau semble avoir accepté ce voyage en Allemagne pour des raisons similaires à celles de Marcel Jouhandeau, qui en était aussi : tous ces jeunes Teutons, dans leurs superbes uniformes noirs, lui étaient d'un irrésistible attrait. Il s'en est suivi, comme bien l'on pense, de drastiques mesures d'isolement, prises par le comité d'épuration des lettres, fermement tenu par les communistes avec l'épaulement de quelques supplétifs catholiques zélés, ces petits censeurs à la croix de bois. Sans doute que, s'il avait été plus roublard, plus doué pour les relations publiques, Fraigneau aurait pu, après quelques années purgatives, s'offrir une seconde carrière, à la Morand ou à la Chardonne. Mais cela aurait été trop demander à cet élégant qui pratiquait volontiers l'art du retrait, semble-t-il : après s'être beaucoup et superbement étonné, Guillaume Francœur devait être un peu las. Il attendait son heure ; il m'attendait, moi à la suite de quelques autres, plus anciens, fidèles, fervents.
C'est vous qui nous étonnerez toujours !
RépondreSupprimerDans 2666 de Bolaño, il y a cette phrase que j'avais notée:
RépondreSupprimer"Lorsqu’ils arrivèrent, les écrivains disparus se trouvaient dans la salle à manger, en train de dîner et de regarder la télévision, qui à cette heure-là donnait les informations. Ils étaient nombreux, et presque tous français, ce qui étonna Archimboldi, qui n’aurait pas imaginé qu’il puisse exister autant d’écrivains disparus en France."
J'ai l'impression que vous faites oeuvre de les sortir de l'oubli ces gens-là.
J'essaie, dans ma faible mesure. Heureusement, je ne suis pas tout seul.
SupprimerTrès élégant commentaire, sensible et profond qui donne évidement une puissante envie de prendre contact avec le texte...
RépondreSupprimer"que, sans moi, sans une lecture même rapide, nonchalante, interrompue, une âme allait continuer d'errer dans ces limbes particulières que l'on appelle généralement des bibliothèques.".
C'est un très bel écrivain. En revanche, je me demande avec une certaine curiosité s'il est capable de toucher une lectrice plutôt qu'un lecteur. Dans les deux premiers romans de la trilogie Francœur, on ne peut pas dire que les femmes occupent une grande place à l'avant-scène…
SupprimerIl n'est "infréquentable" que dans cet épisode que j'ai dit. Sinon, ce que j'ai lu de sa littérature jusqu'à présent est aussi peu politique que possible.
RépondreSupprimerSi "petits censeurs à la croix de bois" est votre trouvaille, je vous en félicite avec effusion. Si vous vous êtes contenté de la remettre en valeur, je vous en remercie chaleureusement.
RépondreSupprimerHors ça, Fraigneau, je note. On verra bien.
Je l'ai trouvé tout seul. Mais ça ne veut pas dire que personne ne l'avait trouvé avant moi sans que j'en sache rien.
SupprimerAu nom de la parité, André.e Fraigneau touche les lecteur·rice·s, épicétou !
RépondreSupprimerAh, oui, pardon : j'oublie toujours…
SupprimerJe l'ai lu il me semble (j'ai un père et un frère calés en auteurs infréquentables) et n'en ai aucun souvenir. En revanche "Le songe de l'empereur" m'a plus marquée et je me permets de vous le recommander
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