… Et j'étais là, flottant, devant les rayonnages. Peu avant, j'avais abandonné Thomas Wolfe après cent cinquante pages, pour des raisons futiles qui tiennent davantage à moi qu'à lui : qu'aucun reproche ne lui soit fait. Maintenant, il fallait trouver quelqu'un pour prendre sa place au salon. Je me faisais l'effet d'être cette blonde qui, devant sa penderie bourrée de vêtements de toutes sortes, pleurniche qu'elle n'a plus rien à se mettre.
Je n'avais même pas ouvert les deux portes du petit placard où sommeillent les Russes et les Sud-Américains. J'écartai les Yankees dont je sortais tout juste, négligeai les Anglais, fis fi des Espagnols. Mes regards descendirent jusques aux rayons inférieurs. Là, entre genoux et chevilles, c'est un petit royaume bigarré du vivre-ensemble où cohabitent quiètement une poignée de Japonais, un Égyptien, quelques Italiens, un Slovène égaré, une minuscule communauté chinoise, quatre Scandinaves, deux Polonais et leur voisin tchèque, etc.
Mes yeux se posèrent sur Ivo Andrić, écrivain serbe, prix Nobel en 1961, dont je ne sais même pas comment on prononce son nom. Il n'y avait pas un livre de lui mais bien deux. Le premier, Le Pont sur la Drina, je me suis souvenu de l'avoir lu en effet, même si je serais bien incapable de dire “de quoi ça cause”. Je me rappelle une rivière et un pont l'enjambant, c'est tout – et je me fais un peu l'impression d'être Woody Allen parlant de Guerre et Paix (« Je l'ai lu : ça se passe en Russie ! »).
Mais quant à l'autre… C'est un gros volume des éditions du Serpent à Plumes, qui compte près de sept cents pages et porte le titre de La Chronique de Travnik. Je l'ai découvert avec le même étonnement incompréhensif que celui qu'on aurait, rentrant chez soi, en avisant un parfait inconnu occupé à préparer le dîner dans sa propre cuisine. L'avais-je lu ? Seulement parcouru ? Ou acheté et rien d'autre ? J'ai grande peur qu'on n'en sache jamais rien. À moins qu'il ne soit arrivé là tout seul, flottant impalpable dans l'éther durant des années, jusqu'à ce qu'il trouve un lieu favorable, ici, pour se matérialiser : ce sont des choses qui se sont déjà vues, quoique assez rarement.
Je l'ai donc ouvert et ai commencé à en tourner les pages. Je me suis trouvé transporté en février 1807, dans la ville de Travnik, dont je viens de découvrir qu'elle n'est nullement imaginaire puisque se situant en Bosnie-Herzégovine ; d'après le recensement de 2013, elle compterait 16 534 habitants (57 543 pour l'ensemble de la Municipalité). Au début de 1807, toute la ville bruit depuis des semaines d'une rumeur, celle de l'arrivée d'un consul. Mais personne ne sait lequel et chacun à ses préférences : les Orthodoxes souhaitent qu'il soit russe, les catholiques pencheraient plutôt pour un émissaire de l'empereur d'Autriche, cependant que les Juifs en tiennent pour un consul français, parce que Bonaparte, disent-ils, s'est montré envers leurs coreligionnaires “bon comme un bon père”. Quant aux Turcs, ils n'en souhaitent aucun et englobent toutes les hypothèses dans une égale méfiance.
Ce sont finalement les Juifs qui ont lieu de se réjouir, car c'est Jean Daville qui, le dernier jour du Ramadan, fait son entrée solennelle à Travnik. Il est accompagné par un autre Français, monsieur Pouqueville, qui va continuer son voyage jusqu'à Jannina, où son frère est, lui aussi, consul de France.
Cette ville de Jannina est fameuse auprès de tous les lecteurs d'Alexandre Dumas, puisque son pacha, quelques années après le présent de notre récit, sera odieusement trahi par le Catalan Fernand Mondego ; lequel, devenu comte de Mortcerf, sera démasqué et détruit par Edmond Dantès, lui-même métamorphosé en comte de Monte-Cristo : c'est un implacable règlement de comtes.
Mais nous nous sommes éloignés d'Ivo Andrić et de son consul Jean Daville. En fait, celui-ci vient tout juste d'arriver, et je ne peux en dire grand-chose : qu'on me laisse le temps de faire un peu connaissance. Sa première visite officielle a été pour le vizir, ce qui les a obligés, lui et sa suite, à traverser tout le quartier turc, au long duquel ils ont dû subir sans broncher les crachats des gamins et les malédictions incompréhensibles lancées par les femmes, tandis que les commerçants faisaient mine d'être absorbés par leurs étals afin de ne pas voir passer le consul de France, qui ne peut être qu'un faiseur d'embarras et un ennemi du Sultan. Le séjour s'annonce donc plutôt mouvementé pour Jean Daville, dont par ailleurs le passé semble de prime abord un peu obscur, du moins mouvementé.
Enfin, on verra bien.
Depuis que les commentaires sont rouverts, personne n'avait commenté ici. Je répare.
RépondreSupprimerBelle et courageuse initiative ! J'espère toutefois que vous ne vous serez pas cru tenu de lire toute la tartine…
SupprimerJe l'avais lue lors de sa parution. Je suis un peu comme vous : je lis toutes les conneries...
SupprimerJe n'avais pas vu non plus que les commentaires étaient autant saisissables que saisissants. Je m'y mets donc illico. Tout ça pour dire que la citation de Woody Allen est savoureuse, l'abandon de Thomas Wolfe déjà pardonné (je ne l'ai moi-même pas lu depuis vingt ans au bas mot, et qui sait si ça me plairait toujours...) et le conseil de lecture d'Ivo Andric dûment noté.
RépondreSupprimerJ'ai conservé le Wolfe, afin de lui offrir, un de ces jours, une "seconde chance".
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