Après sa journée de travail, il est employé au Mercure de France, Paul Léautaud a l'habitude, avant de regagner Fontenay-aux-Roses, de monter discuter un moment dans le bureau d'Alfred Vallette, directeur du Mercure, où il est bien rare que ne se trouvent pas aussi d'autres écrivains ; ces conversations vespérales sont l'un des grands attraits du Journal littéraire. Ce soir du 7 février 1930, nous sommes vendredi, il s'y rend comme de coutume ; se trouve là, en plus du patron, la romancière Rachilde, de son vrai nom Marguerite Eymery, Mme Alfred Vallette à la ville. La conversation vient à rouler sur ces volumes que l'on retrouve régulièrement chez les bouquinistes, avec les envois d'auteurs demeurés tels quels, et dont parfois les pages n'ont pas même été coupées ; ce qui signifie que les destinataires ont revendu sans les ouvrir des livres qui leur étaient spécialement adressés par leurs auteurs. L'affaire a resurgi ces derniers temps, dans les courriers littéraires des journaux, comme elle le fait régulièrement ; et le nom de Rachilde a été cité à cette occasion. Celle-ci explique à Vallette et à Léautaud qu'avant de vendre les livres qu'elle reçoit, elle découpe toujours soigneusement les envois ; donc, ces livres qu'on a retrouvé sur les quais, à elle dédicacés, ne peuvent être que des volumes qu'elle a prêtés et qui ont ensuite été vendus par le tiers. Elle conclut son explication en disant : « On ne peut pourtant pas tout garder. » C'est alors que Léautaud intervient :
« Je me mets à dire : “On peut se chauffer avec.” J'explique la manière : les volumes mis à tremper dans l'eau, ensuite retirés et compressés, résultat des sortes de briquettes de papier, excellent combustible. On nous a même enseigné cela pendant la guerre. »
C'est au tour d'Alfred Vallette de prendre la parole, sur ce même sujet ; il raconte ce qui suit, toujours retranscrit par Léautaud dans son journal :
« C'est ainsi que Sansot [éditeur lui aussi] se chauffait. Il avait trouvé un excellent truc pour ses comptes d'auteur. Il ne demandait pas d'argent aux auteurs. Il leur disait : “Je ne vous demande pas d'argent. Je vous publie à mes frais. (…) Seulement, vous m'achèterez tant d'exemplaires, 300 exemplaires, par exemple.” 300 exemplaires, au prix d'avant-guerre, avec le bénéfice que prenait Sansot, cela faisait déjà une somme. Il ne devait donc rien à l'auteur et l'auteur ne lui devait rien non plus. Alors, il se chauffait avec les volumes qui lui restaient. Il s'est chauffé ainsi pendant toute la guerre. »
Vu l'abondance des cheminées dans les maisons de campagne des éditeurs, il serait peut-être intéressant de mener une petite enquête sur ce sujet, afin de vérifier si les mœurs ont autant évolué qu'on cherche à nous le faire croire.
Concernant le combustible, c'est une réponse intéressante de Paul Léautaud à une idée qu'on trouve chez Daniel Pennac et qui dit que les livres brûlent mal parce qu'il n'y a pas assez d'oxygène entre les pages.
RépondreSupprimerAu fond, il suffit de savoir s'y prendre...
Moralité : Léautaud est meilleur que Pennac. Ce qu'on savait déjà, du reste.
SupprimerCa peut aussi donner une deuxième vie aux livres de BHL, en plus du calage de meubles.
SupprimerQuand j'ai constaté la longueur de votre "grève", je me suis dit : il y a a peut-être du Léautaud là-dessous !
RépondreSupprimerJ'ai d'ailleurs failli ressortir le mien, mais le souvenir du papier bible m'en a empêché.
Il y a une vingtaine d'années - ou peut-être plus - il se vendait une sorte d'appareil pour compresser de vieux journaux trempés dans l'eau pour en faire des briquettes de chauffage. J'avoue que je me suis adonnée, un temps, à cette sinistre opération au rendement calorique tellement médiocre que j'y ai vite renoncé, jusqu'à en oublier même l'existence que votre billet m'a remis en mémoire.
Donc, vous pouvez témoigner que ça marche ! Mal, certes, mais tout de même.
SupprimerVous savez, entre brûler les livres dans sa cheminée ou les jeter à la benne à chaque déménagement, la seule différence c'est qu'en le jetant on encrasse moins les cheminées.
SupprimerIncroyable : il y aurait donc des gens qui ne jettent même pas un coup d'œil aux livres qu'on leur envoie gracieusement avec une petite dédicace personnalisée ?
RépondreSupprimerVous savez, si c'est le dixième roman qu'un auteur vous envoie et que les neuf autres vous sont tombés des mains après dix pages, on comprend que la lassitude puisse s'installer…
SupprimerC'était une "private joke", sans méchanceté d'ailleurs (comme votre réponse, je suppose).
SupprimerJe rappelle tout de même que l'on parle du temps de la Première Guerre : l'approvisionnement en bois de chauffage ou en charbon devait se faire assez mal…
RépondreSupprimerLichtenberg : « Oh, lorsque le temps viendra que la forêt manquera, nous pourrons certainement brûler des livres aussi longtemps qu’il n’en poussera point de nouvelles. »
RépondreSupprimerÀ une époque où il avait un chien au tempérament destructeur, Léautaud raconte que, partant de chez lui le matin, il avait laissé à l'animal les œuvres complètes de Paul Fort. Rentrant le soir, et voyant que le chien avait tout déchiqueté, il note qu'il était bien le seul à trouver Paul Fort digeste.
RépondreSupprimerNon ! Georges Brassens a composé des chansons charmantes sur des textes de Paul Fort.
SupprimerDécidément vous savez rendre ce Léautaud bien antipathique ! Chose qu'il n'aurait su faire lui-même tant les anecdotes que vous rapportez m'ôtent toute envie d'en apprendre davantage de ses écrits. Il me laisse l'impression d'un Bloy qui en plus puerait le pipi de chat !
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