mercredi 19 août 2015

Ultimes métamorphoses des Mousquetaires

À lui seul, Le Vicomte de Bragelonne est deux fois plus long que Les Trois Mousquetaires et Vingt ans après réunis : environ cinq millions de signes ; c'est son premier gros défaut. L'intérêt ne parvient pas à se maintenir durant ces innombrables pages, d'autant moins que le roman présente, à peu près en son milieu, un énorme ventre mou, lequel est constitué par la valse des différentes amours péniblement niaises, mettant en scène Louis XIV, Louise de La Vallière, Henriette de France, Raoul de Bragelonne, le comte de Guiche, le duc de Buckingham, ainsi que deux ou trois autres godelureaux et godelurettes de moindre envergure. Il y a là trois ou quatre cents pages que le relecteur prévenu ne fait que parcourir aussi rapidement que possible, à seule fin d'y débusquer les chapitres concernant les différentes intrigues et mettant en scène les quatre héros, savoureuses pièces de viandes que Dumas a vicieusement entrelardées dans ce paquet de mauvaise graisse.

Le deuxième gros défaut du roman est constitué par son personnage éponyme. Raoul de Bragelonne est un concentré de vertu, de droiture, de piété filiale, de dévouement au roi, d'honneur, de… Raoul de Bragelonne est un concentré, et il n'est rien d'autre. Il l'est à un point, concentré, que, tel un trou noir retenant captive toute lumière, il ne laisse jamais échapper la plus petite réaction humaine, le moindre trait de caractère un peu inattendu, le plus infime éclair d'humour ou de folie. Il est tellement ennuyeux qu'on en arrive à se dire que tout ce qu'il mériterait, ce serait de passer sa vie entière en tête à tête avec Louise de La Vallière ; et le lecteur excédé finit par accueillir sa mort avec la satisfaction d'une revanche personnelle enfin assouvie. Au fond, Raoul de Bragelonne, c'est son père, Athos, si celui-ci n'avait pas eu la chance de rencontrer Milady et de souffrir abominablement par elle.

Néanmoins, il faut lire Le Vicomte de Bragelonne ; pour le reste, c'est-à-dire pour le carré d'as. (Je dis cela si l'on a la chance d'être né garçon : si l'on est une fille, je suppose qu'on préférera les pages que je viens d'évoquer.) Athos, dans cette partie, me paraît le moins intéressant des quatre, sans doute à cause de ce boulet de paternité qu'il traîne à sa jambe. D'Artagnan prend des couleurs plus subtiles, des teintes d'automne ; il s'insinue en lui un peu de ce désenchantement de l'homme qui s'aperçoit que le siècle est en train de le laisser derrière lui et a du mal, peine et révolte mêlées, à y consentir. Mais ce sont surtout Porthos et Aramis qui subissent la plus étonnante métamorphose. 

Je parle au singulier car il leur arrive la même chose, avec bien sûr des résultats fort différents, à savoir une amplification telle de leurs personnes, de leurs caractères, qu'ils cessent sous nos yeux d'être humains pour se transformer en des sortes de héros mythologiques, des créatures de légendes. Porthos était une force de la nature : il devient titanesque ; capable, dans le parc du surintendant Fouquet, à Saint-Mandé, de déraciner des hêtres, de briser le tronc des chênes, simplement pour y récupérer les petits œufs des mésanges, verdiers ou grives qui y couvent. Et il se fait alors des omelettes de plusieurs centaines de ces œufs : Porthos est devenu Gargantua.

Aramis va subir une mutation analogue, mais, lui, ce sont ses dons pour l'intrigue et ses appétits de pouvoir qui vont enfler jusqu'à une démesure proche de la folie. Devenu général des Jésuites, il affirme disposer de richesses à peu près illimitées et déclare tranquillement à Fouquet, peu avant la chute de celui-ci, qu'il est désormais “au-dessus des rois et des trônes”. Aramis s'est transformé en un Monte-Cristo faustien. Et c'est sans doute pour cette prétention à égaler Dieu qu'il sera le plus cruellement puni des quatre, puisque condamné à demeurer sur terre après la mort de ses trois amis ; en attendant pire, sans doute. D'où les derniers mots de d'Artagnan agonisant : « Athos, Porthos, au revoir. – Aramis, à jamais adieu ! » Et Dumas d'appuyer, dans son ultime phrase : « Des quatre vaillants hommes dont nous avons raconté l'histoire, il ne restait plus qu'un seul corps : Dieu avait repris les âmes. »

14 commentaires:

  1. Sous votre plume magicienne ce pavé dont je n'ai jamais pu terminer la lecture devient transcendantal, presque mystique. Très fort, Monsieur Goux, cette opération chirurgicale sur le Dumas tardif !

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    1. Je dois avouer que je le lis très “en diagonale”…

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    2. @ Didier Goux

      Et c'est moi que vous traitez de flatteuse ? Je rêve !

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  2. Sans vouloir vous flatter, ça me ferait mal, je suis un gauchiss moi Môssieur, je dois reconnaitre que vous avez une belle plume. (Où ? Ça je l'ignore).
    Ce que vous racontez est exactement ce que j'avais ressenti en lisant la trilogie de Dumas, il y a bien longtemps, sans parvenir à mettre des mots dessus.

    Voila.
    Je tiens à présenter mes excuses à vos lecteurs, et à vous aussi accessoirement, pour ce commentaire parfaitement inutile.

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    1. Vous devriez relire l'ensemble : c'est une expérience très intéressante. Et jouissive, finalement.

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  3. Vous ayant lu, je retourne à Roth qui, lui aussi, nous parle du "boulet de paternité", en ces termes : "Il savait par la colère d'Achille, la fureur de Philotecte, les fulminations de Médée, la folie d'Ajax, le désespoir de d'Electre et la souffrance de Prométhée : il s'ensuit des horreurs sans nombre quand le paroxysme de l'indignation conduit à exercer des représailles au nom de la justice, et qu'on entre dans le cycle de la vengeance.
    Et heureusement qu'il le savait, car il n'en fallut pas moins, il fallut bien toute la prophylaxie de la tragédie attique et de la poésie épique pour l'empêcher de téléphoner à Mark sur le champ, en lui disant qu'il était un petit con et qu'il l'avait toujours été."

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    1. J'ai lu un ou deux romans de Roth. Mais c'était il y a longtemps, et la seule chose dont je puisse être sûr c'est de les avoir aimés ; pour le reste, je serais bien en peine d'en dire quoi que ce soit…

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    2. Je suis prête à parier que vous n'avez pas lu "La tache" car, vous connaissant comme je commence à vous connaître, je suis sûre que vous n'auriez pas pu l'oublier aussi facilement. Sera-ce suffisant pour vous inciter à le lire ? Je l'espère.

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    3. Vous gagneriez : l'un des deux que j'ai lus s'appelle La Leçon d'anatomie, l'autre étant, très classiquement, Portnoy et son complexe.

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    4. La tache: quel ennui ! J'ai traîné ce boulet pendant de longues semaines. Pourtant tout le monde aime ce roman. Ce doit être moi le boulet.

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    5. @ F. Benkhe

      Inutile de vous dénigrer. Certains ne supportent pas les alcools forts, d'autres ne supportent pas les livres forts, c'est tout !

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    6. Deux ans après, je puis dire ici que, ayant lu quatre de ses romans à la file, je les ai trouvés très surfaits et passablement ennuyeux : on ne m'y reprendra plus.

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  4. je ne comprends pas pourquoi vous ne parlez jamais de Jules Verne ?

    Stanislas

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    1. Parce qu'il m'emmerde. Après l'avoir dévoré dans mon enfance, j'ai eu la mauvaise idée de ressayer il y a une quinzaine d'années (je crois…) et je m'y suis terriblement ennuyé.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.