jeudi 15 octobre 2015

Shakespeare nous parle


La traduction de l'extrait de Troïlus et Cressida qu'on va lire est de Jean-Michel Deprats ; elle diffère sensiblement de celle, classique, du fils Hugo. Par exemple, et c'est important ici, Deprats traduit le Degree anglais par son équivalent français, “degré” (auquel il confère la majuscule initiale) ; alors que Hugo lui préfère un terme sans doute plus explicite, mais aussi plus restricif, celui de “hiérarchie”. L'extrait appartient à la troisième scène du premier acte, c'est Ulysse qui parle :


Oh ! quand le Degré est ébranlé,
Qui sert d'échelle à tous les hauts desseins,
L'entreprise est malade ! Comment les communautés,
Les grades [degrees] dans les écoles et les corporations dans les villes,
Le commerce pacifique entre des rivages séparés,
Le droit d'aînesse et de naissance,
Les prérogatives de l'âge, les couronnes, les sceptres, les lauriers
Pourraient-il, sans degrés, rester à leur place authentique ?
Supprimez seulement le Degré, faussez cette corde,
Et écoutez la dissonance : toutes choses s'entrechoquent
Avec une obstination stupide ; les eaux, naguère contenues,
Gonflent leurs seins au-dessus des rives
Et donnent à la terre ferme l'inconsistance d'une soupe ;
La Force devient le Droit, ou plutôt le juste et l'injuste,
Dont l'éternel écart est le lieu même de la justice,
Perdent leur nom, et Justice le sien.


Ce qu'Ulysse décrit ici, c'est ce que René Girard nomme une crise des différences, laquelle, en s'étendant et s'aggravant, ne peut que déboucher sur des rivalités mimétiques de plus en plus nombreuses et violentes. Le seigneur d'Ithaque parle de nous : le simple fait que nous ne cessions plus d'invoquer les différences, pour les glorifier comme des veaux d'or, montrent bien qu'elles s'effacent un peu plus chaque jour, tendent à disparaître, cependant que, parallèlement, la guerre de tous contre tous se dissimule de moins en moins, tout en prenant le sobriquet substantivé de vivre ensemble. Shakespeare ne serait pas dépaysé.

21 commentaires:

  1. Toute la question est de savoir sur quoi se base la hiérarchie des différences : sur les mérites individuels, ou sur des critères collectifs tels que la religion, la couleur de la peau, la supériorité militaire, etc...

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    1. Je crois, moi, que c'est là une question tout à fait accessoire, au contraire. Et même à peu près hors sujet.

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    2. Vous voulez dire que peu importent les critères de la hiérarchie ( à la limite, tirage au sort) du moment qu'il y en ait une ?

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    3. Je veux dire que, par rapport à ce dont parle ici Shakespeare (si l'on suit l'interprétation qu'en fait René Girard dans son livre), les critères de ces hiérarchie, de ce "Degré", la manière dont ils s'établissent, etc. n'entrent pas en ligne de compte : c'est une tout autre question.

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    4. C'est pourtant clair dans le texte:
      Le droit d'aînesse et de naissance,
      Les prérogatives de l'âge, les couronnes, les sceptres, les lauriers

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    5. Il me semble pourtant que pour qu'une hiérarchie puisse subsister, il faut qu'elle soit acceptée par le plus grand nombre.

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    6. La question ici ne me semble pas tant être de sa légitimité (acceptation) que de sa nécessité (existence) même ?
      C. Monge

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    7. @ Elie Arié

      Votre sens de l'histoire vous perdra.

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    8. Parfaitement, Monsieur Monge. C'est pourquoi je dis que la question soulevée par M. Arié n'a pas de rapport avec ce qui intéresse Shakespeare (et Girard).

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    9. "Ce n'était pas votre question, mais c'est ma réponse" Georges Marchais à El Kabbach

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  2. Bravo pour avoir trouvé cet extrait, qui nous parle si fort et si bien.
    Il y a bien longtemps que je n'avais pas lu un texte ancien qui porte une telle lumière sur ce que vit notre monde.

    Et merci de nous l'avoir offert

    hélène dici

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  3. Oh la la ! Au secours, je reviens lire demain matin !

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  4. Très intéressant, mais la traduction par "degré" me laisse songeur. D'abord, il faut dire franchement que le premier vers n'est pas français : "Oh ! quand le Degré est ébranlé". Il nous parle de quoi, là, le traducteur, de la température ? Personne nulle part n'emploie le mot "degré" en ce sens. Parlons d'ordre ou de hiérarchie, mais pas de "Degré". Et puis il nous est dit ensuite que les "degrees", traduit par "grades" (tiens donc) perdent leur sens quand on oublie "le Degré". C'est du Chinois transcrit par un Tchécoslovaque analphabète, non ?
    Ce que j'en dis, moi, c'est que le "fils Hugo" était moins frimeur et plus honnête que votre nouveau traducteur.

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    1. Ce racisme anti-tchécoslovaque analphabète est insupportable !
      Sinon vous avez parfaitement raison, Hugo est plus proche du sens et de l'esprit du texte et ce galimatias de traducteur me semble bien cuistre.
      C. Monge

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  5. C'était sûr que votre "élite" allait tomber à pieds joints sur ce texte pour essayer de le piétiner. Qu'importe !
    Je suis d'accord avec ce qu'écrit Marco Polo, pour dire que ce texte est intéressant, et effectivement il est très étrange de traduire le mot "degree" par "Degré" avec un D majuscule, sauf à considérer que le mot "hiérarchie" fait partie de tous ces mots interdits dans la novlangue.

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  6. Je souscris au commentaire de Marco Polo, d'autant plus qu'en matière de Chinois on peut lui faire confiance...

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  7. Je comprends que le traducteur ait voulu conserver ici le terme "degré" (qui permet par exemple de restituer en français le jeu de mots du début, évident en anglais : "O, when the degree is shaked, / Which is the ladder to all high designs..." : la marche branlante qui déséquilibre toute l'échelle) ; toutefois, on perd en intelligibilité ce que l'on a gagné en littéralité, et là-dessus, je serais plutôt d'accord avec Marco (quoique le sens de "degré" comme "marche d'un escalier" existe bel et bien en français, même si peu de gens l'emploient...).

    Il me semble que si l'on évite le mot "hiérarchie", le sens de la tirade d'Ulysse devient difficilement intelligible en français. J'aime assez la traduction de l'édition "Bouquins" des œuvres de Shakespeare (elle est discutable d'ailleurs par certains aspects ; par exemple, les trois derniers vers sont mieux rendus dans la traduction que vous citez :

    "Ah ! si la hiérarchie vacille,
    Elle qui est l'échelle de tous les grands desseins,
    L'entreprise est malade. Comment communautés,
    Grades universitaires, fraternités urbaines,
    Commerce pacifique entre distants rivages,
    Primogéniture ainsi que droits de naissance,
    Prérogatives de l'âge, couronnes, sceptres, lauriers
    Auraient leur rang d'autorité sans une hiérarchie ?
    Écartez celle-ci, désaccordez cette corde,
    Écoutez quelle discorde s'ensuit. Tout devient
    Pur conflit. Et les eaux qui étaient contenues
    Enflent alors leur sein plus haut que le rivage,
    Et changent en mouillette ce globe consistant ;
    La force serait le droit — ou plutôt le juste et l'injuste,
    Éternels adversaires entre qui justice siège,
    Perdraient leur nom ainsi que la justice elle-même."

    On peut citer aussi la fin du passage, qui a aussi une belle résonance girardienne :

    "Alors tout se ramènerait à la puissance,
    Qui devient volonté, qui devient appétit ;
    L'appétit devenant un loup universel,
    Que doublement secondent volonté et puissance,
    Doit nécessairement faire du monde sa proie,
    Pour enfin se dévorer lui-même."


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  8. Girard, dans le livre dont j'ai donné le lien plus haut, explique que le mot Degré lui convient mieux que hiérarchie, parce que plus large de sens. Mais il va de soi que, étant dans l'incapacité de me référer au texte original, je ne discuterai point des valeurs comparées des diverses traductions.

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    1. Quoi qu'il en soit, lire ce genre de texte quelle qu'en soit la traduction, juste pour avoir le plaisir de se dire que Shakespeare "parle de nous", c'est trop cher payer.

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  9. A une certaine époque, la hiérarchie se faisait dans la façon de combattre de nos jours se serait plutôt dans la manière de se défiler.

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