C'est à l'heure où j'apprenais la mort d'un poète – en même temps que celles d'un politicien stérile et d'un pontifiant prix Nobel – que j'assistais, réjoui et jubilant, à l'assassinat féroce d'un autre. La mise en pièces se produit vers la fin d'un roman de Jacques Laurent, au titre étrange et laid : Le Miroir aux tiroirs. Il s'agit d'un dialogue entre le personnage masculin principal, Jean Brusse, et l'une des femmes qui croisent sa route, Sibylle, qu'il héberge chez lui plus ou moins à son corps défendant. C'est elle qui sonne la charge, laquelle survient sans prévenir, alors qu'il venait d'être question de Molière et, plus brièvement, de Marivaux :
« – Ah ! Vous êtes fort pour détourner une conversation ! Mais vous ne m'empêcherez pas de vous apprendre pourquoi vous adulez Mallarmé. Par intérêt. À la radio, on interview un mec, on lui demande ce qu'il déteste le plus, il répond : « La bêtise ! » et le tour est joué, sans avoir besoin de le dire il s'est décerné un brevet d'intelligence. Eh bien, il suffit de se réclamer de Mallarmé pour être classé dans l'élite. N'importe quel bourge puant accède à l'élite, s'il sait trois vers de Mallarmé, s'il avoue, presque à contrecœur, comme on reconnaîtrait une faiblesse, qu'il a beau faire, il lui faut reprendre son Mallarmé presque chaque jour, du moins s'en réciter quelques passages, qu'il se sait incapable de vivre sans lui, qu'après tout, ajoute-t-il avec un demi-sourire inspiré, c'est un vice mais qu'il est impuissant à lutter contre. Cette sale comédie est indigne de vous.
Jean s'adossa à la cloison et demanda d'une voix patiente :
– Puis-je vous faire remarquer que jamais au grand jamais vous ne m'avez entendu prononcer le nom de Mallarmé ?
– Vous cachez bien votre jeu, d'accord ! Tous les mallarméens sont des sournois. Et pourtant vous n'êtes pas sournois alors c'est à se demander… Vraiment je ne sais pas pourquoi je vous aime.
Ce dernier mot glissa sur Jean ; il l'interprétait dans un sens anodin, dans le sens d'aimer un copain, sa mère ou les épinards. Plus sensible, peut-être parce qu'elle donnait un autre pouvoir au terme qui lui avait échappé, Sibylle se réfugia derrière Mallarmé et se hâta de reprendre son réquisitoire contre le poète abhorré, contre ses dégueulis d'améthyste, ses abîmes savants comme des chiens de cirque, sa ratatouille de clartés mélodieuses, de chevelures de glace, de robes d'airain, ses ragoûts d'azur séraphique, de joyaux en veux-tu en voilà, de suprêmes tisons, de blonds torrents et de diamants fatals.
– Ce soir, à la télévision…
– Il avait horreur de la réalité, criait Sibylle, le cancre ! Il ne savait même pas la transposer. Ses rares bons vers sont du Baudelaire, non pas plagiés mais inspirés par, ce qui est plus délictueux. Ah ! le salaud ! Avec ses bacchantes jaunes, son regard de gardien de prison, je suis sûr qu'il sentait mauvais des pieds. Et quand on pense qu'il lui a suffi d'écrire un sonnet dépourvu de sens pour que par dizaines critiques et érudits s'acharnent, en faisant avouer les mots sous la torture et craquer la syntaxe, s'acharnent à trouver un sens à tout prix comme si leur idole était un demeuré qui n'avait pas été capable d'exprimer clairement ce qu'il avait à dire, ou un aliéné dont les propos devraient être traduits par un médecin ! »
Diatribe réjouissante dans son outrance même, et dont les derniers mots sonnent comme un écho à Paul Léautaud qui, aussi bien devant les vers de Mallarmé que les romans de Dostoïevski, grommelait : « Littérature de cabanon ! », avant de retourner bien vite à Stendhal, dont il partageait la dilection… avec Jacques Laurent.
C'est cela, pour vous, une "diatribe réjouissante" ? Permettez-moi de n'être pas d'accord, et quel qu'ait toujours été mon désintérêt pour Mallarmé, je classerai tout de même votre citation dans la "littérature de cabanon" !
RépondreSupprimerMais je vous permets tout à fait de n'être pas d'accord, rassurez-vous !
SupprimerPlutôt que d'une diatribe, il s'agit du long monologue d'une impatiente hystérique qui ne supporte pas que d'autres puissent apprécier ce qu'elle ne comprend pas.
RépondreSupprimerMais comment le pourrait-elle puisque ""Fixer l'infini" est en effet le programme fondamental de la poétique mallarméenne,qui la rend étrangères aux notions si valorisées par la modernité de "devenir" ou de "dynamisme". Pour Mallarmé , un poème est un pur cristal laissant transparaître un battement évanouissant.".
(in Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé, Fayard, 2011)
"Un pur cristal laissant transparaître un battement évanouissant" : merci de confirmer que Mallarmé ne produit le plus souvent que du charabias prétentieux.
SupprimerAh, tout ce que Lacan, l'introducteur du calembour (cette "fiente de l'esprit" dont parlait Hugo)en psychanalyse, aurait tiré du nom de Mal Armé...
RépondreSupprimerComme la plupart des gens, vous tronquez la citation de Hugo, pour qui le calembour était "la fiente de l'esprit qui vole". Ce qui change tout de même le sens.
Supprimer"aboli bibelot" et autres "ptyx" m'agacent.
RépondreSupprimer"Mallatmé, le plus grand poète vivant et le plus ennuyeux de ceux qui ne sont pas encore morts."
J'ai oublié le nom de celui qui a émis ce jugement.
Quant à moi, je ne l'ai jamais su.
SupprimerLa poésie de Bonnefoy vaut-elle mieux que celle de Char ?
RépondreSupprimerCe n'est certainement pas moi – qui n'ai lu que fort peu de poésie dans ma vie – qui me hasarderai à trancher cette question. D'ailleurs, pour le peu de Bonnefoy que j'ai lu…
SupprimerPour le peu que j'ai lu des deux, je n'ai su faire la différence.... L'ennui, toujours l'ennui...
SupprimerN’est-ce pas Jules Renard qui déclara à propos de Mallarmé : Intraduisible , même en Français ?
SupprimerÇa me rappelle un livre de François Crouzet dont vous dites du bien jadis.
SupprimerL'ennui, l'ennui, toujours recommencé...
SupprimerMoi, j'ai écrit quelque chose sur François Crouzet… que je crois bien n'avoir jamais lu ???
SupprimerJ'en profite pour corriger : dont vous dîtes...
SupprimerVoilà un réjouissant billet qui m'a bien fait rire, mais riant comme un benêt je me souviens de :
RépondreSupprimerVerlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine,
A ne surprendre que naïvement d'accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.
et tout rire passé je me souviens que dans mon juvénile amour de Mallarmé il y avait la recherche d'une mélodie savante et délicieuse toute faite de mots, et que d'ailleurs je ne l'avouais à personne car avec qui parler de cela (et pourquoi en parler ?).
J'y songe tout à coup, quelqu'un a-t-il écrit le Tombeau de Mallarmé (à part Jacques Laurent, disons, quelqu'un de moins drôle) ?
Le tombeau de Mallarmé, c'est Paul Valéry…
SupprimerUne mise en bière sans ivresse.
SupprimerEn pleine grande déculturation et en plein grand remplacement, il y a peut-être mieux à faire que de s'attaquer à Mallarmé et à Valéry, non ? Moi non plus, je n'y comprends rien... Mais c'est comme de la musique, on n'a pas besoin de comprendre, et l'ennui fait parfois partie du plaisir. Quant à Léautaud, il n'est pas toujours d'une cohérence totale avec lui-même, il aimait se réciter à lui-même du Apollinaire, qui n'est pas toujours limpide-limpide non plus (en tout cas moins que Flaubert qu'il abhorrait...).
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