J'ai un peu exagéré, dans mon billet d'hier, en disant que l'on ne pouvait jamais savoir où on en était de la lecture de Marelle : il y a tout de même des repères, quelques “nœuds”, dans le livre de Julio Cortazar. D'abord parce que la lecture de toute la partie “roman” (chapitre 1 à 56 inclus) se fait dans l'ordre habituel : ce sont les chapitres “essais” qui viennent s'intercaler entre eux dans une distribution apparemment désordonnée. Par exemple, si à la fin du chapitre 18 (roman) on vous oriente sur le chapitre 112 (essai), puis sur le chapitre 74 (essai), vous pouvez être néanmoins certain que, rapidement, on va vous renvoyer au chapitre 19, et en aucun cas au 17 ou au 8 (que vous avez déjà lus). Donc, plus vous approchez du fatidique chapitre 56, plus imminente est la fin. En fait, le livre est construit comme un système solaire, dans lequel les chapitres “essai” (presque toujours très courts, souvent moins d'une page) seraient les astéroïdes, météorites, comètes, corps astraux divers, et les chapitres “roman” les planètes. Au centre de tout cela, un soleil.
Il s'agit d'un soleil noir, d'une étoile de nuit. Il est constitué, ce pivot majeur, par le chapitre 28 (qui, on le notera, se trouve donc à l'exact milieu de la partie “roman”), de loin le plus long des 155 : trente-cinq pages, soit près de cent mille signes. Il met en scène une fin de soirée et un début de nuit, se déroulant dans une chambre, ou un studio, d'un immeuble de la rue du Sommerard (et cette géographie a pour moi des résonances particulières, fortement agissantes, mais qu'il est inutile d'indiquer plus avant ici). Au début du chapitre se trouvent dans cette chambre sa locataire en titre, qui est aussi le personnage féminin principal du livre : une Uruguayenne prénommée Lucia mais que tout le monde appelle la Sibylle ; sur le grand lit qui occupe une bonne partie de l'espace est allongé son fils, un bébé dont on ignore l'âge exact, à qui elle a donné le prénom, le sobriquet plutôt, de Rocamadour, lequel, depuis plusieurs jours, a une forte fièvre, sans que l'on sache exactement de quoi il souffre (ce pourrait être une méningite) ; enfin, il y a Ossip Gregorovius, personnage difficile à saisir, à l'origine incertaine (il a par exemple trois mères, qu'il évoque tour à tour, avec force détails, en fonction de ce qu'il a bu : la vodka fait surgir telle de ses mères, le vin blanc telle autre, etc.). Gregorovius est amoureux de la Sibylle et il tente sa chance depuis que celle-ci a été quittée (la rupture, assez peu nette en plus, ne remonte qu'à quelques heures…) par Horacio, le principal personnage masculin du roman, argentin. Tout se noue brusquement lorsque, vers deux heures du matin, arrive justement Horacio (parce qu'il pleut à torrent sur Paris et qu'il a envie d'un maté bien chaud…). En se penchant sur l'enfant qui semble endormi, il s'aperçoit qu'il est mort.
Très vite, comme s'ils répondaient à une sorte de SOS télépathique, arrivent les autres personnages, déjà connus du lecteur, tous plus ou moins exilés ou, en tout cas, en rupture de terre natale. Il a là, dans la chambre mal chauffée – mais bien pourvue en alcools et en disques de vieux jazz –, le couple américain formé par Ronald et Babs, le peintre Étienne, le Chinois Wong, et peut-être l'Espagnol Perico, mais je n'en suis plus très sûr. Chacun est tour à tour discrètement mis au courant de la mort subite de Rocamadour, sauf sa mère bien entendu. Une longue conversation s'installe, qui devient de plus en plus intellectuelle et fumeuse à mesure que l'ivresse gagne (on y croise, très entre autres, Rembrandt et Shakespeare, Wittgenstein et Van Eyck, ou encore le Livre des morts tibétain), et dont le but est de retarder le plus possible le moment où la Sibylle découvrira que Rocamadour n'est plus qu'un petit cadavre froid et bleuissant. Comme il ne faut pas le réveiller, tout le monde parle bas, ce qui n'empêche pas le vieil acariâtre de l'étage au-dessus, de cogner du balai avec fureur contre son plancher.
Ce chapitre représente la fois un pivot et une rupture. Celle-ci est perceptible notamment par le fait que, pour la première fois depuis le début du livre, on va ensuite errer de chapitre “essai” en chapitre “essai” (au moins une douzaine), comme si personne, après la mort de Rocamadour, n'osait revenir dans l'histoire principale. Et, quand on y revient enfin, aucun de ces intellectuels exilés n'est plus tout à fait le même qu'avant le chapitre 28, avant la nuit de la rue du Sommerard.
P.S. : Marelle présente des avantages annexes, que l'on aurait tort de tenir pour négligeables. Par exemple, grâce à une feuille de papier retrouvée dans sa poche par Horacio, le chapitre 31 nous procure la liste des différentes pharmacies de garde à Buenos Aires, avec leurs adresses et leurs numéros de téléphone.
N.B. : Comme il s'agit d'une liste établie au début des années soixante, il est possible que certaines de ces officines aient fermé depuis : on sera prudent de se renseigner avant d'entreprendre le voyage.
N.B. : Comme il s'agit d'une liste établie au début des années soixante, il est possible que certaines de ces officines aient fermé depuis : on sera prudent de se renseigner avant d'entreprendre le voyage.
Si je peux rendre service.
RépondreSupprimerCe qu'il y a de bien avec ce genre de billet, c'est qu'on peut lire directement le N.B. qui nous renvoie au P.S. pour faire un commentaire intelligent, sans avoir à tout lire. Il faut dire que j'étais perdu avec chapitre dont la séquentialité laisse songeur.
Sans vous, la littérature latino-américaine ne serait pas tout à fait ce qu'elle est.
SupprimerLa littérature française non plus, visiblement.
SupprimerJe n'ai pas encore lu, mais déjà la marelle de votre illustration me paraît bizarre !
RépondreSupprimerIl est où le palet ? Il ne peut pas être sur le 2 puisque la petite file est dessus. Et elle ne peut pas l'avoir à la main puisqu'on ne le ramasse qu'en redescendant. Pfff !
Une marelle sans palet : voilà qui eût certainement ravi Cortazar !
SupprimerOn nous indique qu'un canard nageant tranquillement dans le bassin du parc municipal a sauvagement été abattu par un palet lui fracassant la nuque violemment. Une petite fille jouant à la marelle à quelques pas de là à l'heure où à eu lieu le crime vient d'être mise en examen.
SupprimerCette histoire de canard occis par un palet c'est - si j'ai bien compris - la partie "roman" ! Mais elle renvoie à quelle partie "essai" ?
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerA Buenos Aires, je ne sais pas mais à Santiago du Chili, c'est bien la pharmacie Lopez qui sera de garde dimanche prochain.
Bonne journée
Ça va sans dire !
SupprimerVous m'avez pris de vitesse. Il y a une cinquantaine d'années, j'étais abonné à L'Os à Moelle, journal officiel du MOU (Mouvement Ondulatoire Unifié)de Pierre Dac,immortel Prince des Loufoques.
SupprimerEt dans chaque numéro, il glissait une petite annonce informant quelle serait la pharmacie de garde le dimanche suivant à Santiago du Chili.
Heureuse époque où l'on ne se prenait pas au sérieux.
Petite rectification : Contrairement à ce qui a été annoncé, ce n’est pas la pharmacie Lopez, mais la pharmacie Gomez qui sera de garde dimanche prochain.
Dernière minute : En raison du décès subit du pharmacien Gomez qui devait assurer le service dominical, c’est à nouveau la pharmacie Lopez qui sera de garde dimanche prochain. Selon certaines informations, M. Lopez serait au bord de la dépression nerveuse.
Duga
Coup de mou
Exceptionnellement, et en raison de l’état de santé de M. Francisco Lopez, qui vient d’être placé en observation au centre psychiatrique de la calle San Pablo, c’est la pharmacie Arturo Alvarez, 1986 avenida Pedro-di-Validvia, qui sera de garde dimanche prochain.
SupprimerDe Santiago du Chili
SupprimerEn raison de l’évidente mauvaise volonté manifestée violemment par le patron de l’officine et de l’état de fureur dans lequel il se trouve, c’est par arrêté municipal et sous la contrainte de la garde civile que la pharmacie Lopez sera de garde dimanche prochain.
Duga
Envoyé spécial
Je détesterais vous contredire mais si l'on regarde attentivement la photo on voit un petit caillou, de la taille à tenir aisément dans la main d'une fillette, posé sur la ligne séparant (ou joignant) les cases 6 et 7.
RépondreSupprimerMaintenant, je ne connais pas les règles du jeu et peut-être ce caillou n'a-t-il rien à faire là où il est.