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mercredi 20 novembre 2013

Camus en verve (et en imperméable)


« […] Et certes le malheureux garde des Sceaux a été confronté à des abominations de bêtise, de bassesse et de méchanceté — l’In-nocence a été parmi les premiers à les dénoncer sans réserve. Mais, même sur ce point qui ne fait pas débat (au moins parmi les gens que je connais), les antiracistes, si attachés à la plus rigoureuse logique scientifique, prétendent-ils, pour expliquer que les races n’existent pas (scientifiquement), se montrent tout à coup d’un laxisme syllogistique incomparable.  

» Ainsi, comparer Mme Taubira à une guenon, c’est « l’expulser de son humanité » — fort bien. Mais si l’on avait dit, et je crois bien qu’on l’a dit, qu’elle avait défendu sa loi (sur le mariage homosexuel) comme une lionne, ou en véritable lionne, personne n’y aurait rien trouvé à redire. Pourtant la ministre n’en aurait pas moins été « expulsée de son humanité » : mais si c’est vers les lions, ça va. C’est une fameuse discrimination raciste à l’encontre des singes. »

Renaud Camus, Journal, lundi 18 novembre 2013.

samedi 27 avril 2013

Considérations camusardes à vue d'œil

Reçu au courrier, hier, Vue d'œil, le journal 2012 de Renaud Camus, qui devrait donc être le dernier publié chez Fayard, à moins d'un revirement fort improbable de cette maison, honorable par ailleurs. J'ai immédiatement exhorté Jean Potocki à la patience et me suis plongé dans ce volume qui, effectivement, comme le signalait Camus lui-même dans son journal il y a quelques jours, semble d'abord assez nettement plus mince – ou moins épais – que ceux des dix années précédentes (au niveau d'la prise en main, j'veux dire…). En réalité, lorsque l'on file voir le nombre de pages, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Et comme le corps de composition et le “grammage” du papier (si c'est bien comme ça qu'on doit dire pour parler du poids et donc de l'épaisseur de la feuille) ne paraissent pas eux-mêmes très différents de ceux des livres précédents, on se perd en conjectures ; puis, on se plonge dans sa lecture. C'est-à-dire que, dans un premier temps, on accomplit cet acte puéril et vaniteux consistant à se rendre à l'index pour voir si “ça parle de nous” : en effet, ça. En cinq ou six occurrences, dont une qui n'occupe pas moins de trois pages, puisque Camus reproduit intégralement un billet que j'avais écrit l'année dernière dernière, en juin, lorsque j'ai été repris d'une sorte de prurit de lectures camusiennes ; ce même billet que Claude Durand aurait trouvé, toujours d'après Camus, “de haute qualité”, ce dont je suis, l'ayant relu, nettement moins persuadé que lui ; mais enfin, un peu de pommade ne peut pas me faire de mal, d'autant que le temps s'est brusquement remis à la froidure.

Plaisir, donc, de tenir de nouveau entre ses mains un volume de ce journal que j'aime et pratique assidument depuis quelques années (depuis 2006 et Outrepas, précisément) ; et les mots, bien sûr prennent désormais un sens plus aigu que celui, machinal, qu'ils avaient auparavant, avant l'âge du journal quotidien et virtuel : ce volume que l'on tient, que l'on a entre les mains, il se pourrait bien, en tout cas on y pense, qu'il fût le dernier de cet écrivain-là, à moins d'un revirement de la fortune, d'un remords du destin.

Du coup, retrouvant le plaisir inchangé des années précédentes, on est tenté d'établir des comparaisons entre cette lecture-ci, classique, et celle à laquelle nous contraint désormais la défection de Fayard, celle de ce même journal, mais sur écran et à raison d'une “entrée” chaque jour. Lorsque j'ai commencé à pratiquer cette nouvelle forme, j'en ai ressenti une frustration et une déception ; frustration parce que la lecture était toujours trop brève, que le temps nous était refusé désormais de “s'installer” dans l'œuvre ; et déception car j'ai d'abord eu cette impression que le journal en devenait moins intéressant, qu'il se perdait parfois dans des aperçus qui n'auraient pas trouvé place dans le livre, le livre de naguère. Or, c'était une impression fausse. Ayant lu une centaine de pages de Vue d'œil, je crois avoir compris ce qui l'avait engendrée : dans le journal “papier”, l'œil du lecteur peut glisser rapidement sur les quelques paragraphes qui l'ennuient, simplement parce qu'il sait disposer encore, derrière, de plusieurs centaines de pages ; de même que, lors d'un repas gastronomique à cinq ou six services, on n'hésitera pas à laisser repartir presque intact en cuisine tel plat qui nous a semblé, à première bouchée, un peu moins bon que les autres. Tandis que, sur l'écran, dans le cas d'une lecture quotidienne, et pour filer la métaphore nourrissante, on se trouve un peu dans la situation de l'homme qui est parti pour une longue promenade dans une campagne déserte, avec un seul sandwich dans sa besace, et qui s'aperçoit que celui-ci n'est pas trop de son goût. Que fait-il ? La marche et le grand air ayant agi conformément sur son appétit, bien sûr qu'il le mange quand même ; parce qu'il sait qu'il n'aura rien d'autre avant le lendemain, en mettant les choses au plus favorable. Mais, ce faisant, il ne peut s'empêcher de bougonner un peu contre la personne qui lui a confectionné son unique repas du jour.

Évidemment, on pourrait envisager de ne lire le journal 2013 – et les suivants, j'espère – qu'une fois par mois ; ou même, soyons fou, tout d'une traite à la fin de chaque année ; voire d'attendre que l'auteur en propose, quelques semaines encore après, une quelconque version blurbienne, revenant ainsi à une lecture classique, un modus d'avant. Mais qui aura cette force d'âme ? Pas moi.

dimanche 10 février 2013

Adoubé par Claude Durand !


J'ai découvert, hier matin, que j'avais les honneurs du journal de Renaud Camus, à la date du 8 février. Il parle du jeu d'épreuves qu'il vient de recevoir de son journal 2012, annoté par Claude Durand, puisque ce volume doit encore être publié par Fayard d'ici quelques semaines ou mois. Comme souvent, Durand lui suggère fortement de supprimer les trop amples (à son gré) citations que Camus fait de tierces personnes. À ce propos, il écrit :

Didier Goux sera heureux d’apprendre qu’un passage de lui sur la lecture des Églogues et du Journal de Travers, d’abord condamné parce que constituant de ma part un emprunt trop long, a été sauvé sur un remords par cette remarque marginale :

« Non, à garder, car de haute qualité ».

Adoubé par Claude Durand, mazette ! je ne me sens plus de fierté. Blague à part, pour moi qui, dans ce domaine de la “critique littéraire”, ai toujours plus ou moins l'impression d'énoncer au mieux des banalités, au pis des bêtises, une telle remarque, et venant d'où elle vient, m'est une sorte de baume, inutile de me le cacher. Je sens que je vais devenir bien fat, s'ils continuent, tous…

lundi 26 novembre 2012

Votre Grand Remplacement, je vous le sers en ligne ou sur papier ?


Ne pas s'être procuré Le Grand Remplacement de Renaud Camus (non, non, il y a maldonne : ce n'est pas Camus qui est remplacé, pas pour l'instant…) au moment de sa première sortie était déjà à la limite de l'excusable, aux confins extrêmes du pardonnable. Négliger encore de le faire, aujourd'hui qu'il est réédité par l'auteur lui-même, serait un crachat au visage de la France, Môssieur ! D'autant que l'on peut choisir de l'acquérir directement en ligne ou bien de le recevoir chez soi, à la papa, dans sa boîte aux lettres, imprimé sur des pages reliées entre elles et protégées par une couverture – bref, sous la forme d'un livre. Quand je vous aurai dit que le texte initial est augmenté du désormais fameux, et récent, et important, Discours d'Orange, je sais bien que vous ne pourrez plus, les uns et les autres, résister à l'énorme pulsion acheteuse que je sens déjà frémir sous les épidermes.

Donc, avant que le dit Remplacement n'advienne et que ce livre précieux ne se fasse proprement autodafer pour être lui-même remplacé par les Protocoles des Sages de Sion dans la liste des meilleures ventes de l'année, achetez-le et, surtout, lisez-le.

dimanche 7 octobre 2012

Balzac et Camus sur le grill de Lukàcs

Dans l'article que Georg Lukàcs consacre au roman Les Paysans, dans son Balzac et le réalisme français, on trouve la phrase suivante (éditions de La Découverte, p. 40) : « La vision d'une fin du monde, de la fin de la culture, est toujours la forme amplifiée par idéalisme du pressentiment de la fin d'une classe. »
Sans doute, en effet, applicable à Balzac, et particulièrement dans ce roman-ci, l'est-elle aussi à Renaud Camus, notamment à celui de ces dernières années, au “politique” ? De même que Balzac voit très bien, et montre encore mieux, l'irrémédiable agonie de l'aristocratie et de la grande propriété foncière, de même Camus ne cesse de décrire le déclin et la disparition programmée de la bourgeoisie, tuée, étouffée, absorbée par ce qu'il prétend être la petite-bourgeoisie. Nous sommes quelques-uns à mettre en doute l'absolue pertinence de ce dernier terme pour décrire la réalité que nous vivons (dans ce cas précis, l'Homo Festivus de Muray me paraît un outil plus efficace) ; mais nul ne conteste, je crois, la première partie du constat, à savoir le retrait jusqu'à perte de vue de la bourgeoisie “à l'ancienne”, son emprise de plus en plus faible sur la vie et les mœurs de ce pays, les rapports sociaux qui y ont cours.
De même, les deux auteurs lient effectivement ce qu'ils voient à la fin du monde – ou au moins d'un monde – et à celle de la culture qui lui est tenue pour consubstantielle. Cette liaison, là encore dans les deux cas, débouche sur une déploration, plus marquée et insistante dans le cas de Camus, davantage fataliste chez Balzac, me semble-t-il. Ont-ils raison ? Ou bien sont-ils victimes, l'un et l'autre, de cet “idéalisme” dont parle Lukàcs et qui leur ferait prendre la fin d'une classe pour celle du monde et de la culture.
Évidemment, peut-on se dire, en tant que marxiste single malt, Georg Lukàcs a tendance à voir des classes partout, comme d'autres des nains, et sa foi l'aveugle ; c'est possible. Il reste que, pour ce qui est de la culture, la bourgeoisie qui naissait à l'époque de La Comédie humaine a repris, entretenue et même développée celle qu'elle avait saisie des mains de l'aristocratie à son dernier soubresaut.

On pourra aussi se dire que Camus est, lui, placé dans une situation tout à fait inédite, et que ni Balzac, ni Lukàcs n'ont eu à voir et penser l'équatorialisation de leur univers.

mercredi 3 octobre 2012

L'écrivain et son double : Duane McArus, camusien caustique





Il y a une dizaine de jours, dans ce billet, je faisais allusion au livre en ligne de Renaud Camus qui s'intitule… qui s'intitule comme sur la photo ; allusion trop rapide, je le crains, pour que l'on puisse se faire une idée de l'œuvre en cours d'écriture. Je disais bien, en effet, qu'il s'agissait, entre autres péripéties, d'un portrait de Camus par un double imaginaire et peu porté, a priori, à l'empathie vis-à-vis de lui. Mais il m'aurait fallu préciser que cette mise à distance, cette sortie de lui-même opérée par Camus, cette façon de s'absenter de soi se faisait par deux voies complémentaires ; d'une part le regard volontiers critique, acerbe, ironique, que McArus pose sur Camus lorsqu'il lui rend visite ; d'autre part l'écriture elle-même, ce qui était indispensable : comment un écrivain pourrait-il se contempler et se décrire de l'extérieur, devenir autre, s'il reste bien installé au cœur de son propre style, protégé par une langue depuis longtemps apprivoisée ? Non, il était nécessaire de s'aventurer dans les territoires extérieurs et de tenter d'en établir les codes, d'en rendre possible la cohérence. C'est à quoi joue Camus, à mesure que s'écrit ce livre. Mais, évidemment, il est impossible de s'en faire la moindre idée sans avoir pu en goûter au moins un échantillon. Avec l'autorisation de l'auteur, en voici donc un, la dernière “entrée” publiée au moment (27 septembre) où j'écris ces lignes :


25 sept. /. j’suis allé voir Kµ c’t’après-midi, au château / c’était un peu pour  voir comment i’ prenait la guerre à mort dans son parti, qu’j’ai suivie sur le Net tous ces derniers jours / & un peu pour voir si des fois il aurait pas eu des nouvelles d’A, p’isqu’i’ sont assez copains, tous les deux, plus que lui et moi, bien qu’c’est moi qui les ai présentés, mais bon / i’ sont plus du même monde & tout ça, pas mal snobinards & tout, mieux faits pour s’entendre

 quand j’suis arrivé il était en pleine “crise boulimique”, qu’il appelle, en train d’bouffer à lui tout seul dans sa cuisine une grosse terrine de l’Aveyron, qui m’a dit, un truc envoyé par une copine, en s’tapant une bouteille d’crémant de Bordeaux, aussi un cadeau, i’m’a dit / c’est marrant, les gens arrêtent pas d’lui faire de cadeaux, il est pourtant pas tellement sociable

 i’ m’a quand même proposé d’partager mais bon, même si ça avait l’air super bon j’sortais de bouffer, j’étais pas du tout en crise boulimique, moi, et p’i j’ai pas un parti politique en révolution à gérer / ça l’a fait marrer qu’j’parle de ça / qu’je sois au courant et tout / faut dire qu’i’ sont pas tellement discrets, à l’In-nocence : dans l’genre linge sale lavé d’vant tout le village global on fait pas mieux / c’est la grosse grosse transparence, chez eux / sauf qu’la seule chose qui les protège c’est qu’le village global il en a rien à cirer, d’leur baston d’cour d’récrée / t’as rien à cacher t’intéresses personne / les gens i’veulent des trucs qu’i’croient qu’c’est des super secrets qu’on leur file parce que c’est eux & qu’i’ connaissent les bonnes filières

quand même il était d’accord qu’la crise boulimique c’était lié à ça, même si ça a l’air d’s’calmer un peu, là, la guerre civile  / lui i’ parle toujours d’démissionner, r’marque / et c’est vrai qu’il a l’air d’en avoir plein l’cul, d’l’In-nocence & des In-nocents

 i m’a dit qu’s’i s’faisait vider i’fonderait un aut’ parti i’ l’appelerait Parti Réactionnaire Français ça serait plus net / j’lui ai dit qu’oui c’était super sympa comme nom / tu sais jamais s’i’ rigole ou quoi / s’il est complètement débile, complètement jeté ou quinze coups en avance dans la partie / un peu des trois j’dirais

 une fois qu’il a fini d’bouffer sa grosse terrine à lui tout seul, & de la conf de poires pour faire passer ça, le tout sur les mêmes crackers, avec 2/3 verres de crémant (question bouffe au moins c’est sûr qu’c’est pas un raffiné, putain), i’ passe à son atelier, par l’arrière, direct de la cuisine, que des pièces que j’connaissais pas, un beau foutoir entre parenthèses, mais ça a pas l’air d’le gêner / qund tu vois la cuisine le mythe du château il en prend un coup, grave / on est loin du « Céline est-ce que vous auriez la gentillesse de nous monter un peu d’café s’i’ vous plaît » du début / ch’ai pas où c’est qu’elle était passée, la Céline / en même temps c’est vrai qu’c’est pas lui qu’est allé m’chercher / en tout cas j’suis traité comme quelqu’un d’la maison, maintenant, on m’cache rien  / ch’suis pas sûr si c’est un compliment

 pareil il a peint d’vant moi, pas gêné du tout / un tout p’tit tableau pa’ce c’est tout c’qui lui reste / il a plus d’fric pour s’acheter des toiles i’ m’a dit / pareil pour la peinture, i’ s’sert des tubes et des pots qui traînent là, t’en as qu’tu vois qui sont ouverts d’puis la saint glin-glin c’est plus d’la peinture c’t’une espèce d’caoutchouc hyper visqueux / i’ s’en fout i’ fout ça sur sa toile au pif, au pinceau, au couteau, à la p’tite cuillère, n’importe quoi / genre on verra bien c’que ça donne /  forcément ça donne pas grand chose

 i’ joue à ça 10/15 minutes, avec un air hyper concentré, même s’il est  là à m’parler ou à m’écouter / une fois le p’tit quart-d’heure  passé il arrête net, rideau, i’ remonte travailler, comme i’ dit / là j’ai vu qu’l’audience était terminée

 du coup j’me suis fait baiser j’ai pas eu l’temps d’le cuisiner sur A, c’est quand même pour ça qu’j’étais v’nu / mon idée c’est qu’i sait des trucs mais il a pas envie d’parler / i’ m’a dit qu’il avait gaffé, l’aut’ fois, avec le coup d’la carte postale du cimetière qu’i’ croyait qu’j’étais au courant

 une fois i’ m’avait quand même expliqué qu’d’après lui, dans les couples, quand ça va pas ça va pas, c’est pas la peine de s’buter, même si c’est hyper passionné / il avait l’air d’savoir c‘qui parlait / mais bon, c’est quand même pas la même chose


(Si vous avez des remarques à faire, notez-les hâtivement sur un post-it : les commentaires seront rouverts samedi soir, si Dieu me prête vie jusque-là…)

samedi 22 septembre 2012

Et c'est ainsi que je suis devenu immortel

L'esprit de l'escalier…

Il a quelque temps de cela, Renaud Camus a inauguré un nouveau livre “en ligne”, intitulé Lettres reçues. Il s'agit d'une anti-correspondance, ou d'une contre-correspondance : on ne sait pas trop comment nommer l'objet. L'idée est de publier des lettres, mais non celles écrites par l'auteur : celles qu'il a reçues à diverses époques de sa vie, et conservées. (À ce stade, on entend déjà s'élever le chœur des “ronchons” : « Eh bien, voilà un livre qui ne va pas lui coûter trop de peine, à l'écrivain ! » Encore faut-il avoir eu la sagesse, ou la prescience, de conserver les lettres en question, puis d'opérer un tri à l'intérieur de ce corpus sous enveloppes.)

Comme la plupart des livres en lignes de Camus, celui-là est “in progress”, c'est-à-dire qu'il s'enrichit de plusieurs lettres chaque semaine, au gré des fantaisies de l'auteur, suppose-t-on, et de son temps disponible. Pour le lecteur, la formule est simple : il paie une fois pour toutes et, ensuite, il regarde le livre se faire sous ses yeux.  Ça se passe là-bas. Quels en sont le but et l'intérêt ? À n'en pas douter, il s'agit de dessiner un portrait de l'écrivain, mais en creux, une silhouette réfractée en quelque sorte par tous les regards que ses différents correspondants posent sur lui et qui transparaissent dans leurs missives. En ce sens, l'entreprise rejoint celle du Journal d'un autre (livre également disponible en ligne et tout autant “in progress”), un peu plus ancienne, puisque, là, il s'agit du journal d'un certain Duane McArus (anagramme de Renaud Camus), dans lequel Camus lui-même apparaît comme protagoniste et est vu, décrit, sous des couleurs parfois assez peu flatteuses.

Hier, Lettres reçues s'était enrichi de deux nouvelles contributions, dont la première n'était pas une lettre au sens classique mais un mail. Le voici :

Mon cher Camus,

comme Dame Paypal vous en a sans doute averti, je viens d’acheter vos Lettres reçues. Lisant celles qui sont d’ores et déjà en ligne, je fus soudain poigné par une insurmontable angoisse : êtes-vous bien conscient du terrible danger qui vous menace ? Avez-vous pensé à ces centaines de milliers de personnes qui, prenant connaissance de cette nouvelle aventure littéraire, vont se mettre à vous adresser lettre sur lettre, comme des furieux, dans l’espoir de décrocher leur quart d’heure de gloriole warholienne ? Vous allez être submergé, les vastes salles de Plieux n’y suffiront bientôt plus !

Cela étant dit, et plus sérieusement, je trouve ce projet très attirant et ai bien hâte que votre collection épistolaire s’épaississe. De mon côté (mais quel rapport ?), j’ai définitivement cessé d’écrire des Brigade mondaine et me sens désormais léger et insouciant comme l’oiseau à son premier envol, malgré ma surcharge pondérale notoire. Pour fêter notre admission chez les nouveaux pauvres, Catherine et moi sommes allés aussitôt commander au garage idoine une Volvo V 70, appliquant ainsi la maxime d’une personne que vous avez bien connue : « Ce n’est déjà pas drôle d’être pauvre, si en plus il fallait se priver… »

Mais je dois vous quitter : j’ai encore à lire quelques entrées du Journal d’un autre

Vous serez bien aimable de transmettre mes meilleurs sentiments à M. Pierre et de me croire votre toujours fidèle lecteur.

Didier Goux, retraité en bâtiment


Évidemment, l'intérêt de publier immédiatement ce mail somme toute assez anodin saute aux yeux : il s'agissait de retourner vers moi, humour pour humour, ce soupçon de “gloriole warholienne” dont j'accusais d'imaginaires lecteurs – l'épistolier arrosé. Et aussi, bien entendu, d'introduire dans Lettres reçues un texte qui parlait de Lettres reçues.

Et c'est ainsi que, par effraction, je suis devenu immortel.

Ça va faire plaisir à tout le monde…


« (votre blog est tellement bon que même vos commentateurs sont excellents, je trouve (y compris les ronchons)) »

Renaud Camus, hier, 18 h 16.

samedi 23 juin 2012

Petit cycle de lectures imbitables

C'est la faute à Renaud Camus. Dieu sait s'il n'est pas dans mes habitudes de désigner, dénoncer, flétrir, stigmatiser, mais dans ce cas la culpabilité est indéniable : c'est bel et bien lui qui a attiré mon attention distraite sur des auteurs dont il ne me serait jamais, livré à moi-même, venu l'idée d'ouvrir les livres – enfin, pas maintenant, en tout cas. Je sais qu'il ne l'a pas fait exprès, qu'il ne s'adressait pas nommément à moi. Cela ne change rien : on est responsable de ses enthousiasmes et de leurs effets sur les esprits faibles. 

Voilà donc comment, et par qui, je me retrouve entraîné dans un nouveau cycle de lectures imbitables. Pour l'instant, il comprend : Paysage de ruines avec personnages de Danièle Sallenave, La Bataille de Pharsale de Claude Simon, Tu reviendras à Région de Juan Benet et, c'est bien le moins, Travers Coda, de Camus lui-même. Dans ce dernier cas, il va s'agir d'une relecture ; quant au roman de Sallenave, il a été terminé ce matin (pas par elle : par moi). Pour l'Espagnol, j'avais lu une centaine de pages de ce même livre il y a quatre ou cinq ans, sous l'amicale pression de Carlos, puis l'avais abandonné, pour une raison qui, aujourd'hui, m'échappe tout à fait. À la réflexion, on peut, dans ce cas, dégager la responsabilité de Camus, c'est vrai.

Une lecture imbitable n'est pas une lecture pénible – elle peut même être, elle l'est généralement, extrêmement excitante. Elle ne désigne pas non plus des livres auxquels on ne comprendrait rien, mais plutôt qui vous font savoir, avec une certaine ostentation et souvent un peu d'ironie, qu'ils renferment beaucoup plus de choses que vous n'en voyez. Les chemins qu'ils vous désignent sont trop raides pour vos muscles mal entraînés, les plongées sous la glace des lacs trop longues pour votre capacité pulmonaire. Par conséquent, vous rebroussez chemin à mi-pente, voire avant cela, vous contournez prudemment le plan d'eau, quitte à vous perdre définitivement. Mais le plus énervant est qu'on vous a tout de même indiqué le chemin et découvert le lac ; vous savez qu'ils sont là et que d'autres avant vous ont eu le cran de s'y risquer, peut-être même d'en venir à bout.

Les lectures imbitables sont aussi celles dont, livre refermé, vous ne pouvez absolument rien dire, alors même que, durant le temps qu'elles ont duré, il vous est venu des fourmillements de paroles, des aperçus fulgurants mais tôt évanouis, des désirs de pointer toutes les correspondances rencontrées, de les relier entre elles, de les cartographier pour tenter d'apprivoiser la forêt en contrée d'agrément, de transformer en routes carrossables ses traîtres fondrières. Peine perdue : cette manière d'univers parallèle dont vous vous êtes bien imprudemment approché vous a d'abord englouti, a manqué vous noyer, vous vous y êtes tordu une cheville ou deux, y avez transpiré comme un goret, vous avez trouvé la nourriture trop riche et les sources bien rares. Au terme, le pays vous a en quelque sorte expulsé pour défaut de lettres d'accréditation – ne parlons même pas de noblesse –, non sans avoir malignement brouillé tous les souvenirs que vous comptiez garder de lui : vous vous rêviez guide et géomètre, vous n'aurez été qu'un traîne-savate parasite, un intrus ravi mais pétochard.

Il reste que, durant les heures et les jours que vous avez passés à vous griffer les mollets aux ronces de ces maquis, à sursauter aux cris de bestioles inconnues, à laper l'eau croupie des mares faute de débusquer les sources vives, vous avez tout de même eu l'impression de découvrir des frustrations uniques et peut-être fécondes, en tout cas inconnues avant la traversée. Mais, ça, c'est ce que vous vous dites après coup – parce que le pauvre lecteur se console comme il peut.

mercredi 20 juin 2012

L'Honneur bafoué de l'écrivain en bâtiment

Poursuivant nonchalamment ma lecture du Château de Seix (journal 1992), j'en arrive à ce paragraphe, daté du mercredi 10 juin (c'est moi qui souligne le second passage qui l'est) :

« Il arrive très souvent que la voix méritoire de l'exigence intellectuelle soit en même temps, très audiblement, celle de la bêtise. Il y a des idiots à tous les étages de la vie de la pensée, et des spécialistes de Lacan, de Chomsky ou de Parménide qui sont absolument bêtes comme chou. J'ai peine à croire que l'inverse soit tout à fait aussi vrai, mais il doit bien exister, dans le roman de gare, la chansonnette ou la peinture naïve, quelques esprits tout à fait vifs, à défaut qu'ils soient profonds… »

Je veux bien accorder mon entière indulgence à Renaud Camus, dans la mesure où, à cette époque, il ignorait tout de mon existence. Mais, comme disait le petit bonhomme de Sempé, il y a déjà quelques années : « Je pardonne à ceux qui m'ont offensé… mais j'ai la liste ! » Et puis, il y a aussi que je ne suis pas tant que cela assuré d'avoir l'esprit vif. Quant à la profondeur, il n'y faut évidemment point songer.

Cela dit, à mon côté, au sein de cette profession graphomane et ferroviaire honteusement stigmatisée par le Maître de Plieux, se tient tout de même Philippe Muray…

vendredi 15 juin 2012

Permanence de l'histoire


« Otto de Habsbourg était en Hongrie, récemment. On lui dit qu'il arrive bien, qu'il y a justement ce soir un grand match Autriche-Hongrie. “ Ah oui ? demande-t-il. Contre qui ? ” »

Renaud Camus, L'Esprit des terrasses – Journal 1990, lundi 23 juillet, p. 287.

mercredi 13 juin 2012

Littérature de fond, vue par un écrivain en bâtiment


Je lis paresseusement, depuis quelques semaines : on le comprendra dans le journal de juin, où je le dis et l'explique plus ou moins. Et je lis Renaud Camus, ce qui ne surprendra personne. Paresseusement ? Oui : j'ai repris le journal de l'auteur en question, de l'origine, et j'ai décidé de ne pas m'arrêter tant qu'il n'aura pas acheté le château de Plieux. Donc, c'est à lui de voir, hein. Je navigue en ce moment dans l'année 1989, Fendre l'air. Et je tombe, en ce volume, sur tel paragraphe où Camus parle de musique, de certains morceaux de musique qui lui remontent de son adolescence et qu'il écoute, récoute, et en fait n'écoute pas réellement, qui lui servent de musique de fond. Il saute, de là, à la littérature, établissant un parallèle fécond et hautement jouissif entre la musique et la littérature de fond

De quoi s'agit-il ? eh bien, si j'ai compris, de la même chose : de ce qu'on lit (relit, re-relit) en pensant à autre chose, en rêvassant, sautant des pages, s'attardant sur ce paragraphe ou sur un autre, parce qu'on est déjà venu vingt fois, trente, cent, dans ces sentiers. Ça ne veut pas dire qu'on comprend mieux, juste que l'on pénètre sous des frondaisons bien connues, familières – mais pas forcément intelligibles –, où l'on sait que l'on reviendra tôt ou tard, encore et encore. 

En dehors du fait que ce “concept” de littérature de fond m'a séduit en lui-même, il se trouve que j'étais justement occupé à le pratiquer vis-à-vis de son auteur : voilà environ deux ou trois semaines que des écrivains m'attendent, sur la table, des grands a priori, des qui ont leur notice dans toutes les encyclopédies. J'ai très envie d'eux, de leurs œuvres, de leurs livres. Il n'empêche que, pour le moment, je les tiens en lisière, parce que Renaud Camus me sert de littérature de fond.

Cette idée de littérature de fond, qui décidément me ravit, je l'avais pourtant parfaitement oubliée, depuis ma première lecture, il y a déjà quelques années. Et c'est ainsi qu'un écrivain devient irremplaçable.

dimanche 3 juin 2012

Les rêveries et les tombeaux, avec deux comprimés de nautamine

Relisant L'Élégie de Chamalières de Renaud Camus, j'y suis tombé sur un passage (p. 68 & 69) qui, me semble-t-il, entre assez bien en résonance avec mon billet d'hier, à propos de la mort et des différents modes d'entrée en elle. Le voici :

« Il n'y a plus guère que les étrangers pour être de quelque part, aujourd'hui. Encore ont-ils tôt fait, à peine commencent-ils à se fondre parmi les gens du pays, d'être de nulle part comme tout un chacun. Ils habitent ces banlieues du monde, qui ne sont plus que l'ailleurs de rien, ivres seulement d'être semblables à toutes les autres. De longue date, naître n'a plus de maison, seulement des hôpitaux. Les enfants, bientôt, ne connaîtront plus le prénom de leur grand-père ni l'âge de leurs parents, qui leur paraîtra se fondre dans un flasque néant d'avant la réalité, c'est-à-dire d'avant leurs premiers souvenirs. Ils ne seront sûrs que de leur station sur le réseau régional, du nom de fleur, de martyr de la Résistance ou de poète chilien de leur “résidence”, du numéro de leur bloc et de la lettre de leur escalier. Ils ne sauront comment appeler les morts, qui donc ne leur parleront plus. Ils seront obligés de se créer leurs propres morts, qui donc ne seront plus des ancêtres, mais des frères, des amants désemparés, toujours plus proches, toujours moins clairs (pour toute énigme du sort, un simple borborygme) ; et qui n'auront eux-mêmes à leur disposition, pour vivre leur vie de morts, que les entrailles des vivants, leur sang pâle, leurs membres noués, leur pauvre mémoire en friche, ignare et cependant versatile : car il n'existera plus de terre que nous puissions dire terre des morts ; plus d'espace entre les chemins, plus de campagne entre les villes, plus de mystère entre les êtres, plus d'arbitraire entre les mots, plus de nuit, plus d'injustice, plus de liberté, plus de vide.

« Chassée de partout, la mort, se diluant, se répandra sous de neufs incognitos dans toutes les conversations, les sottises, les négligences, les fiertés de la barbarie, les niaiseries du naturel et les vaniteuses brutalités de la franchise. Ses sicaires ne seront plus des héros, des assassins, des acteurs de l'histoire, des poètes, des conventions, des architectes ; mais des journalistes, des consommateurs, des histrions, des usagers, des publicistes, des promoteurs : la convention même, en somme, celle qui n'écrit pas ses pactes, et vous parle du fond du cœur. »

Et ceci encore, immédiatement après, page 70 de l'édition P.O.L, à propos de ces jeunes gens issus de la culture hors-sol :

« Que Jeanne d'Arc en personne ait brisé le vase de Soissons, le jour du couronnement de Charles X à Saint-Denis, dans les baroques éclats du Te Deum de Fauré, rien là qui puisse les étonner. Sur l'océan des âges ces noms, ces lieux, ces œuvres, ces objets, s'ils surnagent vaguement sous leurs yeux, voguent désormais sans attache.  C'est pour eux comme si La Tour d'Auvergne n'était jamais revenu de ses études celtiques pour servir la République en simple grenadier, et le four à pain de ton père, pauvre Drouot, n'éclaire ni ne réchauffe plus que toi. Par pans entiers s'effondre le savoir ancien ; mais il semble que je sois spécialement chargé, pour ma part, de la déploration funèbre des connaissances les plus vaines, les moins immédiatement utiles, les plus menacées, donc, celles qui ne servaient que de liant, d'accointance entre les hommes et les siècles, les promenades et les livres, les rêveries et les tombeaux. »

Et pour finir il me plaît que ce petit livre admirable ait été écrit tout entier à l'hôtel Radio de Chamalières, là même où, voilà quelques années, Catherine et moi avions l'habitude de faire escale lorsque nous mettions cap au sud. Me plaît encore qu'il y soit beaucoup question de ces La Tour d'Auvergne, devenus ducs de Bouillon, ou princes de Sedan, et qu'on y évoque cette rivière au nom changeant : Semoy pour les Ardennais de France et Semois pour ceux de Belgique. Ceux de chez moi prononçaient le mot S'moy. Et, de même, il me fallut un temps assez long, dans mon enfance, pour admettre que le village de Vilés'meuse, qui je ne sais trop pourquoi revenait régulièrement dans la conversation de mes grands-parents, ne faisait qu'un avec celui de Villers-Semeuse que je pouvais lire sur les panneaux routiers, lorsque nous arrivions ou repartions en voiture, moi bourré de nautamine pour éviter que je ne maculasse les sièges des reliefs de mon dernier repas.

dimanche 27 mai 2012

Dans l'abyme camusien – histoire de vertiges

 Ce petit brin de laine, là, qui dépasse à peine d'entre les coussins du canapé, vous le tirez entre deux ongles sans même y penser vraiment. Lorsque, bientôt, vous vous retrouvez avec toute la pelote dans le giron, c'est pour constater que quatre ou cinq autres sont accrochées après celle-ci, et que vous ne pouvez pas faire autrement que de poursuivre l'extraction. À quelque temps de là c'est toute la mercerie qui “vient avec” ; et, derrière, il y a encore, bêlant comme des perdus, les vingt ou trente moutons dont la toison a servi de matière première ; votre modeste demeure ressemble alors au grand salon de Moulinsart après installation d'Abdallah et de sa suite bédouine, cependant que d'inquiétantes agitations continuent de se produire dans les profondeurs du canapé : c'est cela, lire Renaud Camus.

Mon brin à moi, ce fut Travers Coda : 90 pages, pas une de plus ; pourquoi me serais-je méfié ? Je sais bien que, comme certains alcools, l'églogue peut être salement piégeuse, mais enfin ce n'est pas un petit verre qui allait me tuer, si ? Surtout innocemment maquillé en pelote de laine.

Mais le producteur, rusé, après vous avoir plus ou moins mis les papilles en érection, vous rappelle, l'air de n'y pas toucher, que la visite des caves reste possible, que la maison est ouverte à toute heure, et même que, pour vous, parce que vous êtes déjà venu, ce sera gratuit. Lorsque vous posez le pied sur la première marche de l'escalier taillé à même le roc, vous savez déjà que vous ne remonterez pas à l'air libre (à l'air livre ? À l'ère livre ?) avant d'avoir parcouru les mille six cents pages du Journal de Travers. Vous rassure la certitude qu'à l'issue de cette plongée vous pourrez reprendre une existence normale. Tu parles, Charles…

Au ressortir de ce dédale, vous êtes – c'est misère à dire – fin bourré, en raison des émanations vertigineuses s'échappant des tonnes de vieux chêne alignées sous les voûtes. Dès lors, même plus besoin d'excuses ni de raisons pour pousser les feux de l'ivresse : ce Journal de Travers, il faudrait bien se rappeler comment il est remonté à la surface, après trente ans d'existence souterraine, non ? Si, si, perfectly right ! Du reste, c'est facile : paru en 2007, il doit être abondamment question de lui dans le journal de 2006 ; relisons les six cents pages de L'Isolation et on pourra ensuite passer à autre chose, l'esprit serein et la gueule de bois légère.

Ah mais oui, mais non : le projet, le lecteur titubant s'en aperçoit vite, était lancé dès 2005. Qu'à cela ne tienne, L'Isolation achevée, il suffira de faire glisser avec quelques chapitres du Royaume de Sobrarbe, la belle affaire ! Sauf que, syndrome des pelotes attachées, l'affaire en question, pas plus qu'elle n'y commence, ne se clôt en 2006, et va donc imposer quelques coups de sonde dans le journal de 2007 – Une chance pour le temps, celui dont pourtant on ne dispose pas entièrement. Ensuite, tout de même, on pourra dormir un peu…

Au réveil, la gueule de bois prend des allures de grand chalet, mi-scandinave, mi-savoyard, avec poutres pleines et apparentes ; et les cloches de cette putain de chapelle qui n'arrêtent pas de tocsiner ! Une seule issue, en dehors du suicide ou du cabanon : soigner le mal par le mal. Et comme – malgré les brumes intra-cérébrales, l'arpenteur d'abîmes s'en souvient – il fut aussi beaucoup question de l'Amour l'Automne, entre les pages de ces divers journaux, il n'est que de reprendre deux ou trois églogues cul sec et il n'y paraîtra plus. La première gorgée arrache un peu, forcément ; mais après ça gouleye à souhait. Au point que, si on se laissait un peu aller…

samedi 26 mai 2012

Nom de personne : le prénom

« Est-ce que le nom a disparu, dans les classes ? J'en ai bien peur. J'appartiens à la dernière génération du nom. Or, pas de responsabilité, donc pas d'autorité, possibles sans le nom. »

(Entrée du lundi 13 février, p. 78.)

Eh bien non, je proteste vigoureusement : la dernière génération du nom, s'il en est une, ce ne peut être que la mienne ! Car je me souviens fort bien que, jusqu'à la fin de mes études secondaires, au milieu des années soixante-dix, aucun professeur n'aurait appelé un élève par son prénom, ni même songé à accoler celui-ci au nom : le prénom, dans les lycées de cette époque, n'avait absolument aucune existence, ne pouvait sans doute même pas s'imaginer à quel point il allait devenir hégémonique, et en si peu de temps. Pour nos professeurs, nous étions Goux – pour les garçons – ou Mlle Goux, rien de moins, rien de plus.

Du reste, et cela va peut-être sembler peu croyable aux plus jeunes, il en allait exactement de même entre élèves : le nom était la norme, et le prénom ne se substituait à lui qu'à partir du moment où d'éventuels liens d'amitié, en tout cas extra-scolaires, venaient à se tisser. Toutefois, cela ne valait que pour les garçons ; les filles entre elles se donnaient du Béatrice ou du Marie-Hélène longs comme le bras ; et nous-mêmes les appelions par leurs seuls prénoms.  La frontière était donc bien réelle entre les sexes : aux garçons le nom, aux filles le prénom. Et si, finalement, celui-ci a totalement évincé celui-là, aussi bien hors l'école qu'en elle, ce ne doit pas être tout à fait sans lien avec le “devenir-femelle” de la société tout entière.


Ajout de Quatre heures – Camus reprend un peu plus loin (page 116) le même thème ; et c'est, en quelque sorte, pour confirmer ce que je disais :

« Jusqu'à ce que j'aie vingt-cinq ou trente ans [ce qui correspond à la période que j'évoque plus haut, ndmm], le prénom n'avait d'existence qu'au sein de la famille (où tout le monde portant le même nom, il fallait bien distinguer). En dehors de ce cadre -là, et surtout entre les hommes, le prénom était à peu près inconnu. On appelait et on désignait les camarades de classe par leur nom, les camarades de régiment aussi je suppose, les collègues, les confrères, les compagnons de voyage, de sport, de faculté, de travail. Je me suis parfois essayé à proroger ces rites, mais c'est impossible : les intéressés sont furieux, on passe pour un fou. »

mercredi 23 mai 2012

Billet à foutre à la poubelle


Quand on n'a envie ni idée de nouveau billet, il y a deux solutions : soit on ferme sa gueule – mais ce serait céder à la facilité –, soit on cite les bons auteurs. Voici donc :

« J'ai fait venir un petit livre dont le sujet m'intéressait, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, de Jean-Loup Chiflet. Comme son titre l'indique, c'est un répertoire ou plutôt une anthologie des termes et des tournures particulièrement insupportables de la parlure contemporaine. On y retrouve quelques grands classiques modernes, bonne continuation et que du bonheur, au jour d'aujourd'hui et j'ai envie de dire, les bisous et le signal fort, impacter et quelque part, avec quelques prévenus que je n'aurais pas songé à interpeller (et pour cause…) comme spécificité ou connoter. Même la toute récente (mais fulgurante) démocratisation inattendue d'opus est enregistrée.

« On se demande toujours si les gens qui emploient ces mots et expressions scies sont sérieux ou bien s'ils plaisantent, n'ont aucune oreille ou “font du second degré” (expression qui pourrait être dans le livre). Comment en 2011 peut-on sans rire employer quelque part au sens de d'une certaine façon, objet d'universelle moquerie depuis bientôt trente ans ? Qu'on le puisse semble impossible à croire. Et pourtant nous le voyons faire tous les jours. Nauséabond est devenu une plaisanterie comme, hélas, les heures les plus sombres de notre histoire, qui servent à tout et à n'importe quoi. Pourtant un Sylvain Bourmeau est parfaitement capable d'employer nauséabond au tout à fait premier degré. Hier, dans sa tribune matinale de France Culture, il était encore question d'un écrivain nauséabond. J'ai été un peu vexé, ce n'était même pas moi…

« Mais je me suis rattrapé ce matin, Le Nouvel Observateur me juge “xénophobe”. C'est dans un entrefilet sous la rubrique “en baisse”. Je ne vois pas bien comment je puis être “en baisse” aux yeux du Nouvel Observateur. C'est un défi à la géométrie. »

(Renaud Camus, Septembre absolu – Journal 2011, jeudi 15 décembre, Fayard.)

Moi aussi il me tenterait bien, le petit livre de M. Chiflet, il doit y avoir matière à pouffer. Mais mon budget culturel étant ce qu'il est devenu, je vais sans doute trouver plus prudent de m'abstenir. À moins que je ne révise à la baisse les sommes allouées initialement à l'apéritif hebdomadaire ; boire ou pouffer, il faudra désormais choisir.

jeudi 17 mai 2012

Et refleurissent les roses de septembre



Je suis très heureux de constater que ce journal 2011 de Renaud Camus (Septembre absolu), dans lequel je suis immergé depuis hier soir, est nettement plus riche que celui qui l'a précédé (Parti pris), lequel amorçait déjà une remontée par rapport aux deux ou trois volumes antérieurs, ainsi que je crois bien l'avoir noté alors. M'y intéresse, entre autres, le fait qu'on y voit ressurgir plusieurs des personnages qui peuplent les pages du Journal de Travers, journal qu'un heureux hasard me fait relire en même temps que celui-là. On les a connus vivants et agissants, on les retrouve en quelque sorte biographés, trente-cinq ans après, à l'occasion des recherches faites sur eux par l'auteur, occupé à dresser l'index (si je puis dire) qui va venir occuper la majeure (toujours si je puis dire) partie du sixième volume de ses églogues : Travers, Coda, Index & Divers. Et ce rétro-éclairage sur eux les complète, les incorpore au temps – ou le temps à eux –, les nimbes d'une sorte de voile mélancolique qui n'ose pas tout à fait se dire nostalgie.

Journal plus riche, donc ? Au cours des 280 pages déjà lues, indubitablement. La vie, l'allant, l'appétit, l'enthousiasme qui paraissaient refluer en des volumes comme L'Isolation, Une chance pour le temps, etc., font ici résurgence, comme le journal 2010 le laissait déjà présager. Les thèmes habituels sont bien sûr toujours là, mais revivifiés et, du même coup, approfondis au lieu d'être ressassés. Mais je compte y revenir lorsque ma lecture et le volume seront achevés

Il reste que si le diariste pouvait cesser de m'imputer toute la responsabilité des attaques en piqué dont il est la cible de la part de Juan A., il me ferait bien plaisir…


mercredi 16 mai 2012

Tours et détours en Camusie intérieure


Mon retour de flamme camusien de ces derniers jours produit ses effets redoutés, quoique bien connus (ou redoutés parce que bien connus). Ayant lu Travers Coda comme il était naturel, puisque le livre venait de paraître et d'arriver, j'ai voulu retourner aux sources : me voilà donc de nouveau aux prises avec les 1600 pages du Journal de ce même Travers. Lequel a pour effet d'aviver encore mon appétit églogal et me faire lire Échange, que j'avais abandonné lors de ma première tentative d'abordage, probablement en 2007. Comme une partie du “décor” de ce roman est fourni par Chamalières, voilà que me prend, par glissement onomastique, l'envie de relire l'élégie consacrée à cette ville natale de l'auteur – et, à sa suite, deux des autres élégies : Le Bord des larmes et Le Lac de Caresse, toutes deux assez sombres de tonalité, notamment la seconde. Ce Lac aux eaux bien noires parle explicitement d'un violent chagrin d'amour ; et, déjà, 20 ans avant Loin, d'un désir d'effacement, de disparition, d'auto-annulation de l'être. Ce petit livre (ainsi que l'autre élégie) a été écrit à l'automne de 1990. Évidemment, la tentation était grande d'aller voir, dans le journal de ce millésime, de quoi il avait été question in real life. J'ai donc, hier, repris L'Esprit des terrasses. Or, le lisant, il m'apparaissait à chaque page davantage que le journal de ces années-là était autrement plus dense, plus introspectif, plus journal, en fait, que les derniers volumes parus. Il faudrait donc aussi vérifier cette impression qui, si elle s'avérait, serait assez fâcheuse, à la fois pour l'écrivain et pour ses lecteurs. Et, justement, cela tombe bien puisqu'on doit, cet après-midi même, en principe, nous livrer Septembre absolu, c'est-à-dire le journal 2011 : on va donc pouvoir comparer…

  Ayant écrit ce qui précède, on se relit, bien entendu. Et le scrupule point : est-ce le journal de “ces années-là” qui, par comparaison hâtive, donne des volumes plus récents cette impression de fléchissement, ce sentiment de s'être embarqué à bord d'un cargo splendide, certes, mais qui désormais court sur son erre, et dont le personnel est à la fois moins nombreux et plus négligent ? Ou serait-ce juste celui de 1990 qui, pour des raisons précises et circonscrites dans le temps, présenterait une exceptionnelle densité et cette particulière acuité du regard introspectif ? Un seul moyen de le savoir, bien sûr : s'aventurer ensuite un peu au-delà et en deçà de lui, revenir Fendre l'air (1989) et ne pas craindre de s'engager dans La Guerre de Transylvanie (1991) – lesquels tomes vont à leur tour, ne nous faisons aucune illusion à ce sujet, nous aiguiller vers d'autres livres, ceux qui s'écrivent au moment même et les autres qui paraissent aux devantures.

Et c'est…

À peine ébauchée la phrase qui se voulait chute, on avise la camionnette blanche qui vient de s'arrêter devant le portail. Et dont le conducteur, physiquement très “le genre de”, pour autant qu'on puisse en juger avec sa propre myopie d'hétéro, vous tend très aimablement le carton Amazon contenant Septembre absolu, c'est-à-dire le journal de 2011. Si bien que… si bien que… L'Esprit des terrasses se renfrogne d'un coup sous l'ombre portée de ce nuage annoncé, comprenant bien qu'il va rejoindre illico Virginia Woolf dans la file d'attente – mais il est pire compagnie –, ne se faisant aucune illusion sur la versatilité infantile du lecteur de ces lieux, pour qui le dernier venu a toujours plus d'attraits que les vieux habitués de la maison.

Il n'a pas tort.

vendredi 11 mai 2012

La lecture des journaux, remède à la bêtise électorale


Rien de tel, pour se remettre d'une campagne électorale que de se replonger dans la lecture des journaux ; pas ceux que l'on vend au kiosque, ceux des écrivains. Suite à la lecture de Travers Coda, dernier volume des églogues de Renaud Camus, j'ai repris son Journal de Travers, dont j'alterne la lecture avec celui de Virginia Woolf. Il serait sûrement intéressant de tenter de dégager les points de contact, les espaces de résonance entre ces deux journaux, et pas seulement parce que Virginia Woolf et ses différents romans sont très présents dans le Journal de Travers (ainsi que dans Travers, bien entendu), notamment lors des glissements onomastiques que l'auteur a introduits après coup dans ce journal d'une année complète (du 20 mars 1976 au 19 mars 1977). On croise beaucoup de gens chez l'un comme chez l'autre, on se perd un peu dans les noms et les prénoms, on effectue au cœur des villes des parcours presque immuables et sans cesse répétés qui, de ce fait, prennent à la longue des allures un peu initiatiques ; et il y a aussi en commun cette même course haletante derrière le fugace, le presque rien, en particulier lorsqu'il s'agit de rendre compte d'une conversation à plusieurs voix, d'en retrouver les cheminements, les incises, les “causes à effets”, etc. Avec, au bout du compte, chez les deux diaristes, la même frustration de n'y point parvenir, ou en tout cas fort imparfaitement. Ils partagent encore la course contre le temps qui galope, elle aussi perdue d'avance, cette noyade progressive mais irrémédiable dans l'enchevêtrement des faits qui surviennent alors que l'on est occupé à noter ceux qui ont été vécus la veille, ou même de se plaindre, sur le papier, que l'on n'a pas eu le temps, la veille, d'écrire ce qui s'était produit deux jours plus tôt, et ainsi de suite.

Mais, évidemment, on s'encule beaucoup moins chez Virginia que chez Renaud.

dimanche 6 mai 2012

Dyane par les chemins qui bifurquent

« Un de mes souvenirs, non pas les plus anciens, mais les plus insistants, et les plus clairs malgré son caractère nocturne, est celui d'une symphonie de Mahler, ou plus exactement de son lied final, entendu à la radio de bord de la petite Dyane décapotée malgré le froid (problème technique ou affectation lyrique, je ne sais) qui me ramenait de là vers Landogne, par une nuit de pleine lune, sous les étoiles et la voûte des branches, le long de la plus haute Dordogne – ou bien n'est-elle encore que la Dore, à ce stade, ou la Dogne ? »

(J.-R.-G. du Parc & Denise Camus, Travers Coda, Index & Divers, éditions P.O.L, p. 95.)

Et le lecteur, tout prosaïquement, se demande s'il est réellement possible d'entendre une symphonie de Mahler à l'intérieur de cette voiture approximative qu'était la Dyane – laquelle produisait à peu près le même brinquebalant barouf qu'une 2 CV de haute époque –, qui plus est décapotée. De même s'autorise-t-il quelque doute quant à la qualité de restitution sonore que pouvait offrir la radio de bord. Mais ses questions sont rapidement balayées, par leur insignifiance même, et il retourne se perdre dans la forêt églogale, avec ces signaux lumineux qui ne renvoient qu'à d'autres signaux – et parfois à eux-mêmes –, ses chemins qui bifurquent, ses sentes en trompe-l'œil et ses échos qui ne l'attirent que pour mieux l'égarer encore. Un énorme et touffu taillis de mémoire, avec, en son centre, l'absence, qui brille par elle-même.