lundi 16 octobre 2017

Chez les Guermantes à sauts et à gambades


Je me souviens que, lors de la première visite que j'y fis, vers 1981 ou 82, la maison de la tante Léonie, à Illiers, m'avait frappé par ceci que tout y semblait étriqué : le salon, la cuisine, les couloirs, le fameux escalier conduisant aux chambres : tout était anormalement petit. Il m'avait fallu quelques heures ensuite pour comprendre la raison de ce curieux phénomène : je venais de voir, avec mes yeux d'adulte, une maison dont je m'étais en quelque sorte approprié le souvenir d'enfance de Proust ; dès lors, ce rétrécissement devenait un phénomène normal et bien connu, à ceci près que, par une alchimie presque inquiétante, Proust avait réussi à substituer sa mémoire à la mienne ; ou, mieux, à me l'infuser.

Pourquoi revenir aujourd'hui sur cette anecdote ancienne ? Parce qu'une brusque pulsion m'a fait rouvrir hier Le Côté de Guermantes. Pourquoi cette partie-là plutôt qu'une autre ? D'abord parce que, dans les dernières pages que j'ai lues des Cahiers de la Petite Dame, elle note que Gide est occupé à relire ce volume. Donc, pourquoi pas moi ? Ensuite parce que c'est l'avantage de relire Proust plutôt que de le lire : on peut y entrer par la porte que l'on veut, on retrouve toujours son chemin une fois à l'intérieur. Enfin, n'ayant pas très envie d'une lecture linéaire, mais plutôt de passer sans ordre d'un carré à l'autre de cette gigantesque marelle, de procéder à sauts et à gambades, je souhaitais surtout repiquer à ce que je persiste à trouver de meilleur dans La Recherche, à savoir ces matinées, ces soirées, ces raouts, où se retrouvent la plupart des grandes figures du roman, et où Proust est à mon avis à son plus haut ; à son plus réjouissant en tout cas. (En ce sens, il peut rappeler Dostoïevski, lequel, dans ses grands romans, n'est jamais aussi à son aise que quand il a réussi à enfermer tous ses personnages dans un salon afin d'observer et décrire ce qui va se passer entre eux. – Laissons là le parallèle.) Or, c'est bien cette troisième partie de l'œuvre qui est la plus “mondaine”, avec la visite à Mme de Villeparisis – qui s'étend sur une grosse centaine de pages de Pléiade… – et la découverte du salon de la duchesse de Guermantes. Jamais peut-être Proust n'est aussi profond que quand il s'amuse et griffe ; or, ici, il s'amuse beaucoup, et ses égratignures prennent souvent des allures de lacérations. Mais il y a, en contrepoint discret, des tonalités plus graves. Par exemple, quand au détour d'une page, pas plus, on voit tout l'égoïsme et la dureté de Robert de Saint-Loup vis-à-vis de sa mère, qui ne l'a pas vu depuis des mois, ce fils unique, et qui est tout de même quittée par lui après moins d'une heure de conversation contrainte. À ce moment, parce qu'une vraie douleur affleure, il n'est pas difficile de comprendre que le fade Saint-Loup s'est effacé et que, troquant la plume contre le marteau et les clous, c'est lui-même que Proust supplicie sur la croix du remords.

Mais, très vite, cette authentique souffrance est repoussée à l'arrière-plan, tandis que reviennent sur le devant de la scène valser les pantins, s'agiter les marionnettes et poser les baudruches que Proust manipule avec la dextérité d'un démiurge à la fois cruel et bienveillant ; un alliage en apparence paradoxal mais que l'on devrait pouvoir, en y regardant de près, retrouver chez tous les grands romanciers.

22 commentaires:

  1. Proust ou le pensum du lundi... je vais sans doute m'attirer les foudres des afficionados mais je n'en ai cure, l'occasion est trop belle !

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    1. Pour un tel blasphème, vous mériteriez que je vous inflige un billet sur Proust tous les lundis !

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    2. Non, de grâce laissez-le se reposer sur les rayons de votre bibliothèque, il doit avoir encore besoin de quelque repos...

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  2. Pas besoin de se replonger dans le livre pour admettre cette évidence, que la sagesse consiste à effacer "l'authentique souffrance", et plutôt choisir de s'amuser à lacérer de coups de griffes, les marionnettes et baudruches de son entourage !

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    1. Toute la différence entre les classiques et les modernes... et Proust représente bien l'exemplification du moderne, plus attaché aux apparences qu'au moteur des choses.
      Qu'en pense le très classique Maître Goux ?

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    2. Maître Goux se dit que si, vraiment, Proust représente l'exemplification du moderne, il n'a plus qu'à faire silence, se tonsurer le crâne, passer une robe de bure, chausser des sandales et se retirer dans un monastère ignoré de tous.

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    3. Ah mais non, Didier ! Abandonnez ce funeste projet, au demeurant assez dérisoire (pan! un coup de griffe), sortez les vôtres, de griffes, et allez donc en lacérer les marionnettes et baudruches de votre entourage !

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  3. Belle tartine.

    Cela étant, je vais me contenter de commenter la première moitié du premier paragraphe même si j'ai lu le reste. Il y a une petite vingtaine d'années, une cérémonie avait été faite pour célébrer les trente ans de l'école primaire où j'avais sévi dans ma jeunesse. J'avais le souvenir de pièces immenses, notamment la cantine. Lors de la visite, elles m'avaient paru ridicules, notamment la cantine (il y avait deux rangées de tables alors que dans ma tête, il y en avait 6 ou 8).

    Ce qui prouve d'ailleurs que le personnel adjoint de l'EN n'est qu'une bande de fainéants.

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    1. Et si on vous avait servi le repas que vous mangiez alors, vous auriez également trouvé que les portions étaient nettement plus petites que dans votre souvenir.

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    2. Et les demis de bière de son souvenir ne faisaient que 15cl.en réalité.

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  4. J'avais un souvenir d'un très grand théâtre à Vaison-la-Romaine et l'ai trouvé beaucoup plus modeste quand je l'ai montré à mes enfants. Je crois u'on a tous eu semblable sensation un jour. Mais vous Didier vous vous êtes approprié les souvenirs d'un autre enfant, c'est extrêmement étonnant ; vous lisez tous les auteurs avec la même implication (pas un très bon mot mais je n'en trouve pas d'autre) ?

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    1. C'est la seule fois où un tel phénomène s'est produit. Si ma mémoire est bonne.

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    2. Je vous avais déjà signifié il y a quelques temps que vous étiez probablement la réincarnation de Léautaud, mort avant votre naissance, mais vous pouvez également être celle de Proust, ce qui expliquerait ce phénomène.
      Par contre, vous ne pouvez pas être celle des deux. Il faut choisir.

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    3. J'aimerais bien être Léautaud pour les animaux, mais je préférerais être Proust pour le compte en banque. En attendant, une chose est avérée : sur le plan du talent, je ne suis ni l'un ni l'autre. Je suis le produit d'une réincarnation foireuse.

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    4. Oh vous savez, leur talent est bien relatif... Le dernier Grand Prix que Proust a remporté date de 1993 et quand à Léautaud,il a beau avoir eu un frère ministre, il n'a pas joué que dans des chefs-d'oeuvre (on notera quand-même sa belle performance dans La Balance de Bob Swaim.

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    5. Léautaud avait un frère ministre ??

      Vous me la baillez belle, ça alors !

      Sinon, eh bien, j'adore votre billet, Didier.
      Mais je n'en attendais pas moins de maitre Goux, spécialiste es Proust.

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    6. Hélas, Monsieur Bar d5969c70-7155-11e6-b88b-7fdb8d0ec081, les plus lourds que l'air sont parfois rétifs au décollage...

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    7. Chère Ariane, n'oubliez pas d'en informer votre entourage. Peu de monde sait que Léautaud avait un frère ministre et ça fait toujours de l'effet lors d'un repas dominical.
      A moins qu'il ne soit arrivé trop tôt...
      Bar

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    8. Ah tien, j'ai retrouvé mon nom. Je ne suis plus un numéro.

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  6. Ceux qui lisent H16 ont vu que Mildred vient de découvrir qu'un grand silence entoure les travaux du prix Nobel d'économie Maurice Allais.
    Si elle lisait le blog de Monsieur Goux en suivant bien les lignes avec le doigt, elle saurait déjà qu'un silence encore plus lourd enveloppe ses travaux en physique. Saperlipopette, comme aurait dit Proust.

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    1. Je vois que vous suivez toujours (avec le doigt ou sans). Je vous félicite. Continuez !

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.